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L’alliance stratégique franco-japonaise dans la zone Afrique et Indopacifique

A l’occasion de la tournée européenne du Premier ministre japonais Shinzo Abe et de son passage à Paris, le Portail de l’IE vous propose un état de l’art du partenariat stratégique franco-japonais et des intentions qui le sous-tendent.

Depuis 2013, une coopération tous azimuts semble avoir émergé entre la France et le Japon. Paris et Tokyo appellent à un rapprochement stratégique dans les domaines de l’industrie spatiale et de défense, de la coopération militaire, des aides au développement ainsi que celles liées à la sécurité en Afrique ou en Asie du Sud-est. Comme le traduit une analyse du Sénat, ces éléments sont l'expression du grand « pivot vers l'Asie » de la France : « Selon le Ministère de la Défense, cette coopération franco-japonaise de défense s’inscrit dans un schéma global qui vise à mieux valoriser la présence militaire française dans l’Indopacifique et, au-delà, à développer l’interopérabilité avec les principaux partenaires de la région que sont les États-Unis, l’Australie, Singapour et le Japon » [1].

 

Un rapprochement stratégique entre les deux pays

En 2013, la visite du Président François Hollande au Japon a permis d'officialiser les séminaires franco-japonais « 2+2 » entre les ministres des Affaires étrangères et de la Défense de chaque pays ; format dont Paris a hébergé la 3e session les 5 et 6 janvier derniers.

Toujours en 2013, MM. Hollande et  Abe avaient donc annoncé leur volonté de rapprochement dans leurs zones d’influence respectives : « La France et le Japon renforceront leur coopération pour l’amélioration de la sécurité dans la bande sahélo-saharienne » [2] ; ou encore : « La France et le Japon, nations du Pacifique renforceront leur engagement pour le maintien de la paix et la stabilité de la zone Pacifique, qui constitue un intérêt commun » [3]. À noter que Tokyo reconnaît ainsi officiellement le statut de « nation du Pacifique » de la France et déclare donc accueillir positivement son souhait de participer aux Sommets des Dirigeants des Îles du Pacifique (PALM). Un renforcement des liens commerciaux est également au programme, via une plus grande coopération entre le JETRO (l’Organisation Japonaise du Commerce Extérieur) et l’AFII (désormais Business France) ainsi qu'un resserrement des liens entre le Japon et la Nouvelle-Calédonie.

Ainsi, lors de sa venue en France, en mai 2014, Shinzo Abe avait présenté la France et le Japon comme des « partenaires d’exception ». La coopération dans les domaines du nucléaire, en particulier pour le  démantèlement des réacteurs japonais, et de la sécurité en Afrique avait alors été abordée. Une dynamique poursuivie en 2015 lors de la visite de Laurent Fabius et de Jean-Yves Le Drian au Japon. Au-delà d'une collaboration dans les systèmes de drones, la robotique militaire et les sous-marins,  les sonars, les hélicoptères, la cyberdéfense et le domaine spatial avaient également été évoqués. Un accord intergouvernemental fut d'ailleurs signé sur le transfert d’équipements et de technologies de défense dans le but de renforcer l’interopérabilité des deux armées. Des efforts résumés par Jean-Yves Le Drian : « La France et le Japon ont beaucoup en commun. Nous sommes deux nations maritimes, et nous avons des entreprises de haute technologie. Ensemble, nous pouvons créer une situation gagnant-gagnant ».

Dans la même logique, tandis que l'année de l'innovation franco-japonaise avait été lancée en octobre 2016, c'est lors du 5ème comité des équipements de défense, présent à Tokyo entre le 10 et le 13 mai 2016, qu'un séminaire industriel fut co-organisé par la DGA et le METI (Ministry of Economy, Trade and Industry) japonais afin d’accroître la coopération industrielle entre les deux nations. Une quarantaine d’entreprises françaises et japonaises y furent alors représentées.

 

Pénétration de marchés et coopération dans le secteur de la défense

Depuis, plusieurs rapprochements entre groupes français et japonais ont eu lieu : Bolloré/ Toyota Tsusho, Total/ Mitsubishi Corporation, EGIS/ Mitsubishi Corporation. De même, la Japan International Cooperation Agency (JICA) et l’Agence Française de Développement (AFD) ont cofinancé des projets de développement en Inde, en Indonésie, au Vietnam, au Cambodge, au Kenya, et au Gabon. En outre, une collaboration poussée existe entre elles au Myanmar, aux Philippines, au Bangladesh, en Asie centrale et dans le Caucase, mais aussi en Irak, en Palestine, en Jordanie, en Turquie, au Maroc, au Sénégal, au Ghana, et au Burkina Faso. Il semble donc que la France et le Japon se soutiennent mutuellement afin de pénétrer plus efficacement certains marchés, notamment asiatiques et africains. C’est ainsi qu’a été lancé le « plan franco-japonais pour le développement durable, la santé et la sécurité en Afrique » par Shinzo Abe et Manuel Valls en 2016.

Comme annoncé plus haut, un rapprochement militaire et spatial a aussi lieu entre les deux nations : au-delà d'exercices militaires en Nouvelle-Calédonie et à Djibouti, il est aussi question de mettre en œuvre, courant 2017, une formation commune dans le domaine de la sécurité maritime. Du point de vue spatial, l'accord conclu entre le CNES et la JAXA (Japan Aerospace Exploration Agency) en 2010 a été renouvelé en 2015 [4] et, l’année suivante, fut organisé le premier « dialogue global sur l’espace » entre les deux pays. La possibilité d’un échange de personnels ainsi que la mise en place de financements communs a également été avancée afin d’accroître les liens existants entre les deux agences spatiales. Enfin, une rencontre importante eut lieu du 20 au 22 novembre 2016, au Japon, entre le Gifas (Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales) et la SJC (Society of Japanese Aerospace Companies) [5]. Furent notamment présents Airbus, MBDA, Safran, Thales, mais aussi une trentaine d’autres sociétés avec le soutient de la DGAC (la Direction générale de l’aviation civile), la DGA, le METI japonais ainsi que l’ATLA (l’Acquisition Technology & Logistics Agency).

 

Ce que sous-tend un tel partenariat : l’émergence d’une super-région océanique

L’Indopacifique, qui regroupe les régions de l’Ouest de l’Océan Pacifique et l’Océan Indien, et qui permet la jonction entre l’Asie et l’Afrique, est une appellation qui traduit la mutation des enjeux géopolitiques et géoéconomiques de ce début de XXIème siècle ; marqué par une maritimisation croissante des échanges. Si le Japon est aisément appréhendé comme une nation maritime, ce n’est que trop peu le cas de la France, qui possède pourtant dans l’espace indopacifique près de 86% de son domaine marin, soit 9 460 000 km². Le partenariat stratégique entre Paris et Tokyo est l’un des piliers d'une nouvelle assise thalassocratique.

 

Le Japon veut contenir l'expansion chinoise et sécuriser son accès aux marchés africains

Le Japon cherche à multiplier ses relations diplomatiques, stratégiques et militaires afin de contenir l’accroissement de puissance chinois en Indopacifique. En effet, Pékin, par ses revendications territoriales et l’élaboration du  « collier de perle » reliant la Chine au Moyen-Orient et à l’Afrique, inquiète son voisin japonais. Celui-ci craint à terme de voir la Chine obtenir une influence hégémonique dans la région. C’est pourquoi, dès 2007, Shinzo Abe avait exprimé devant le parlement indien sa vision d’une zone indopacifique ouverte et comprise comme un ensemble uni ; d’où sa formule de « mélange des deux océans », ou encore d’ « Asie élargie ». Parce que le « collier de perle » chinois encercle de fait l’Inde, cette dernière cherche elle-aussi à développer de nouvelles relations régionales et un partenariat stratégique entre les deux pays fut appelé à se réaliser. C’est ainsi que, en 2013, les deux pays organisèrent un exercice naval de concert dans le Golfe du Bengale, où des opérations de lutte anti-sous-marine furent notamment organisées [6]. Début 2014, ils annoncèrent leur volonté commune de répéter régulièrement ces exercices et de les coupler à une coopération accrue dans le domaine industriel et de la défense, par exemple en s’accordant pour mettre en place des programmes d’entraînements militaires communs pour leurs flottes marines et leurs forces aériennes. Il fut aussi déclaré que l’Inde acceptait que le Japon participe à un exercice naval indo-américain, marquant par-là une volonté claire de rapprochement stratégique.

Mais si le Japon, à l’image de la Chine, cherche à accroître sa présence dans l’Océan Indien, c’est bien parce qu’il est un trait d’union entre l’Asie et l’Afrique, continent vital pour le pays du fait de son besoin en matières premières. C’est pourquoi l’implantation du Japon en Afrique relève aussi d’une véritable stratégie d’influence qui entraîne, de fait, une rivalité avec Pékin. Dans le but de s’ancrer davantage sur le continent et d’avoir la capacité d’évacuer ses ressortissants, le Japon a construit en 2011, à Djibouti, sa première base militaire hors de ses frontières depuis 1945.

Cette stratégie s’accompagne d’une volonté de légitimer la politique internationale du Japon auprès de ses partenaires : peu après son retour au pouvoir, Shinzo Abe entama une tournée sud-asiatique afin d’approfondir les relations entre Tokyo et plusieurs voisins de la région. C’est ainsi qu’il se déplaça au Vietnam, en Thaïlande, et qu’un voyage en Indonésie fut aussi organisé, avant d’être annulé du fait de la pris d’otage de ressortissants japonais en Algérie le 16 janvier 2013, par des islamistes. Cet événement convainquit par ailleurs Tokyo d’approfondir ses connaissances des environnements africains et moyen-orientaux ; connaissance que pouvait lui apporter la France. L’année suivante, Shinzo Abe entama une tournée européenne, au cours de laquelle il se déplaça en Angleterre, en Espagne, au Portugal, en Allemagne et en France.

               Par ailleurs, la décision de la Chine de construire une base militaire à Djibouti entraîna, en 2016, une extension de la base japonaise préexistante. Cette décision souligne l’émergence de la grande rivalité entre Chinois et Japonais en Afrique. Tokyo ne compte pas laisser la Chine investir seule sur ce continent et a par conséquent bâtit une stratégie d’aide publique au développement, en partenariat avec la Banque Africaine de Développement (BAD). Lors de sa venue à la VIe session du TICAD (Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l'Afrique), qui a eu lieu à Nairobi en août 2016, Shinzo Abe a annoncé des investissements de 10 milliards de dollars en Afrique d’ici 2018. En outre, le Premier ministre a révélé la création d’un « Forum économique public-privé nippo-africain ».

               Le Japon cherche donc à accroître son influence en Afrique et en Indopacifique, afin de s’assurer un approvisionnement sécurisé en matières premières et de contrer l’accroissement de puissance chinois dans ces zones.

 

La France : une nation maritime

L’imaginaire national laisse souvent poindre l’idée que la France est un pays terrien et continental. Le terme même d’ « Hexagone », trompeur par essence, sous-entend que la France se réduit à ses frontières européennes. Pourtant, la France est aussi une nation thalassocratique qui possède des territoires marins par-delà tous les océans. La France possède le deuxième plus grand espace maritime du monde, après celui des États-Unis, et pourrait prochainement leur ravir la première place si tous ses dossiers de demande d’extension de sa ZEE (zone économique exclusive) venaient à être approuvés. Alors, le domaine français s’agrandirait encore d’1 million de km², ce qui porterait au total la souveraineté française sur les mers à 12 millions de km².

               De ce fait, la France cherche depuis 2013 à mieux exploiter cet atout maritime, notamment dans la zone indopacifique, où vivent actuellement 1 500 000 Français.

La France s’investit toujours davantage dans la zone et fait partie de nombreuses organisations régionales qui la composent, où elle jouit du statut de pays riverain reconnu. Dès 1992, la France signe l’accord FRANZ (pour France, Australie, Nouvelle-Zélande), qui instaure une coopération entre les trois pays « afin de coordonner l’aide civile et militaire apportée aux États insulaires du Pacifique victimes de catastrophes naturelles. » En janvier 2007, la France adhère au Traité d’Amitié et de Coopération en Asie du Sud-Est, et est alors le premier État européen à faire cette démarche. Elle est membre de l’Indian Ocean Naval Symposium, qui vise à accroître la coopération entre nations de l’Océan indien, ou encore est partenaire de l’Indian-Ocean Rim Association. De plus, elle participe à plusieurs réunions stratégiques du Pacifique, notamment à la réunion des ministres de la défense du Pacifique Sud (SPDMM), au Shangri-La Dialogue, qui réunit chaque année plusieurs responsables de la défense afin de coopérer sur la sécurité en Asie-Pacifique, au séminaire des chefs d’état-major des armées du Pacifique (CHOD), ou encore à la réunion des chefs du renseignement militaire d’Asie-Pacifique (APICC), qui se réunit annuellement [7]. De la même manière, la France est reconnue pleinement comme nation du Pacifique à travers sa participation au Western Pacific Naval Symposium, ou encore via sa participation au Quadrilateral Defence Coordination Group (QUAD), qui réunit la  France, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis autour des questions des zones économiques exclusives (ZEE) et de défense.

               En outre, la France entend se faire apprécier en tant que pays riverain « utile » et solidaire avec ses voisins. C’est ainsi que les forces de la marine nationale ont pris part récemment à plusieurs opérations d’assistance civile et militaire, aux Philippines, au Vanuatu et aux Fidji  suite au passage d’un typhon en 2013 et deux cyclones en 2015 puis 2016.

               Cette stratégie d’accroissement de l’influence française en Indopacifique porte ses fruits, puisque la France fut cité, pour la première fois, en 2016, dans le Livre Blanc de l’Australie et décrit  comme un « leader » de leur voisinage immédiat dans le Pacifique, au même titre que les États-Unis, le Japon ou la Nouvelle-Zélande. De même, Paris fut cité dans les Livres Blancs de la Nouvelle-Zélande et de l’Indonésie [8]. Côté français, le statut « asiatique » que nous confèrent nos territoires indopacifiques semble être entièrement assumé et revendiqué par Paris :

« Bien que son territoire métropolitain soit éloigné géographiquement de l’Asie-Pacifique, la France est une puissance riveraine du Pacifique avec ses territoires en Nouvelle-Calédonie, à Wallis-et-Futuna, en Polynésie française et à Clipperton. Elle est également présente en océan Indien, au sud, avec les îles de Mayotte, de la Réunion, les îles Éparses et les terres australes et antarctiques françaises, mais aussi à l’embouchure de l’océan au nord-ouest, par sa présence militaire permanente aux Émirats arabes unis et à Djibouti. Cette présence, unique parmi les pays européens, confère à la France des responsabilités particulières en matière de défense et de sécurité en Asie-Pacifique » [9].

Ainsi, la France et le Japon ont tous deux intérêts à renforcer leur coopération stratégique dans la zone Afrique-Indopacifique. Le Japon, déterminé à rivaliser avec la Chine en Afrique, a besoin de la France et de ses réseaux pour mieux s’y implanter. Par ailleurs, Tokyo promeut expressément toute démarche qui vise à renforcer l’influence française sur le continent. C’est dans cette optique de soutient que, en 2013, le Japon participa à la conférence des donateurs visant à stabiliser le Mali, où la France s’était engagée militairement, et y promit le versement de 120 millions de dollars à diverses organisations pour stabiliser la région [10]. La France, quant à elle, cherche à s’intégrer davantage dans la région Asie-Pacifique et à y être reconnue pleinement en temps que pays riverain. Sa stratégie du « pivot » vers l’Asie rend, entre autre, nécessaire un accroissement des relations avec Tokyo. De plus, un rapprochement avec le Japon pourrait lui ouvrir son marché de l’armement au moment où le pays réarme du fait des tensions croissantes avec son voisin chinois et est enfin autorisé à s'approvisionner sur le marché mondial.

Si le XXIème siècle sera indubitablement marqué par une maritimisation et une asiatisation des rapports entre puissances, il semble que la France soit décidée à participer à cette reconfiguration et à assumer davantage son statut de nation maritime.


Sources :

[1] M. Daniel REINER, Sénateur, « Rapport fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur le projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Japon relatif au transfert d’équipements et de technologies de défense », Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 juin 2016, (https://www.senat.fr/rap/l15-671/l15-6711.pdf, consulté le 25/01/2017).

[2] Ibidem.

[3] Ibidem.

[4] CNES, « VISITE DU PREMIER MINISTRE AU JAPON « INNOVER ENSEMBLE » – LE CNES ET LA JAXA SIGNENT UN NOUVEL ACCORD DE COOPÉRATION », 5 octobre 2015, (https://presse.cnes.fr/fr/visite-du-premier-ministre-au-japon-innover-ensemble-le-cnes-et-la-jaxa-signent-un-nouvel-accord-de, consulté le 25/01/2017.

[5] Yann Cochennec, « Mission au Japon pour les sociétés membres du Gifas », 18 nov. 2016, (http://www.air-cosmos.com/mission-au-japon-pour-les-societes-membres-du-gifas-85697, consulté le 25/01/2017).

[6] Laurent Amelot, « Japon – océan Indien : vers un renforcement de la présence navale japonaise dans l’océan Indien », février 2014.

[7] Ministère de la Défense, « La France et la sécurité en Asie-Pacifique », s.d. (http://www.defense.gouv.fr/content/download/261111/3194582/file/PlaquetteAsiePacifique2014BD.pdf, consulté le 02/02/2017).

[8] ASAF, « PARTENARIAT dans le Pacifique : La France, un acteur reconnu », 26/06/2016, (http://www.asafrance.fr/item/partenariat-dans-le-pacifique-la-france-un-acteur-reconnu.html, consulté le 02/02/2017).

[9] Ministère de la Défense, « La France et la sécurité en Asie-Pacifique », s.d. (http://www.defense.gouv.fr/content/download/261111/3194582/file/PlaquetteAsiePacifique2014BD.pdf, consulté le 02/02/2017).

[10] Libération, « Mali : les donateurs en conférence à Addis Abeba », 29/01/2013, (http://www.liberation.fr/planete/2013/01/29/mali-la-conference-des-donateurs-s-ouvre-a-addis-abeba_877548, consulté le 03/02/2017).