La France est le second espace maritime mondial – le premier si l’on tient compte de la récente extension de nos plateaux continentaux. Les perspectives stratégiques et économiques sont immenses à moyen et long termes. Plus qu’une perspective d’accroissement de puissance (bien réelle) ou d’une zone géoéconomique à très haut potentiel, il s’agit de la formulation d’un horizon politique pour une nation marquée depuis trente ans par l’apathie et le manque de confiance dans ses capacités.
La France : un ensemble géopolitique transcontinental
La France n’est pas qu’un « hexagone » européen de 550 000 km². Elle est transcontinentale et présente sur tous les océans du monde. En consolidant ses territoires ultramarins, on arrive à un total de 670 000 km² [1]. On ne compte pas sa portion de l’Antarctique de 470 000 km². Mais le compte ne s’arrête pas là, si l’on ajoute les ZEE (Zones Economiques Exclusives), s’étendant à 200 miles marins (370 km) après les côtes, ainsi que les plateaux continentaux (extensions sous-marines des Iles), le tout mesurant 11,2 millions de Km² (voire 11,7 après l’extension des plateaux continentaux en 2015) [2]. Ce faisant, notre domaine maritime oscille entre la première et la seconde place mondiale. Notre concurrent principal étant les États-Unis avec 11,3 millions de km².
Cumulé avec notre surface terrestre on arrive à un total de de 12,2 millions de km² dont 0,9 en Europe. La France devient alors le cinquième espace territorial mondial [3]. Or seul un peu plus de 7% de cet espace se trouve en Europe. La priorité stratégique du couple franco-allemand s’en trouve largement relativisée. Le principe de ZEE fut ratifié une première fois à la convention de MontegoBay en 1982 puis lors de la CNDUM (Convention des Nations Unis sur le Droit de la Mer) en 1992 (ratifiée en 1996 par la France). Ces conventions traitent de la souveraineté maritime, du partage des eaux et notamment des ZEE qui s’ajoutent à la notion d’eaux territoriales [4].
Dans les ZEE s’exerce la souveraineté du pays détenteur. Il peut y accorder des droits de pêches, il possède un droit d’exploitation des eaux surjacentes, des fonds et des sous-sols marins. Il doit toutefois garantir la libre-circulation maritime. La ZEE n’étant pas incluse dans les eaux territoriales (24 Miles Marins des côtes) [5]. On ne traitera ni des rivages européens ni de la Guyane. Ce sont ici les iles et archipels dans leurs positionnements géoéconomiques et stratégiques qui nous intéressent. Quels sont-ils ? On connait en général les DOM (Départements d’Outre-Mer), bien entendus les possessions dans les Antilles (Guadeloupe, Martinique…), la Réunion dans l’Océan Indien et tout récemment Mayotte(et le reste de l’archipel des Comores) dans le canal de Mozambique. On connait en revanche nettement moins le reste des iles Eparses (toujours dans le canal de Mozambique) et Tromellin. On connait également très mal les TAAF (Terres Australes et Arctiques Françaises) dans le sud de l’Océan Indien. Globalement l’Océan Indien regroupe plus d’un million de Français [6]. Le Pacifique pourvoit de son côté avec, dans le sud proche de l’Australie : l’archipel de Nouvelle-Calédonie. Mais également plus au centre Wallis-et-Futuna ainsi que l’Archipel de la Polynésie Française. Sans oublier l’ile de Clipperton. Ces iles peuvent regrouper des centaines de milliers d’habitants (telles la Réunion, Mayotte ou la Nouvelle Calédonie…) ou bien être des rochers et atolls inhabités tels Clipperton ou les TAAF… . Modestement étendus ou de surface très restreinte, populeux ou déserts ; la question réside avant tout dans leurs qualités intrinsèques. Qualités sublimées et décuplées par leur ZEE. Enfin, dans sa globalité, l’espace maritime français génère 300 000 emplois directs [7].
Des potentialités géostratégiques peu exploitées et méconnues
Quelles sont les véritables qualités de ses « miettes d’empires », tels qu’elles sont appelées par un personnel politique – et technocratique- peu informé ? L’insularité constitue un enclavement à la fois pratique et protecteur. En effet, il est difficilement accessible mais bénéficie d’une ouverture sur un monde majoritairement aqueux. Ce constat se confirmant dans un monde dominé à 90% des échanges maritimes. C’est ici que le positionnement stratégique des iles et archipels rentre en ligne car la plupart des échanges maritimes se font rarement d’une traite. Les iles constituent alors des tremplins, des bases de protections et des relais vers le continent. Si l’on s’arrête sur une partie du domaine maritime français on mesure le degré d’influence voire d’enrichissement (dans la mesure où l’on arrive à passer de « relais » à « plaque tournante »).
Le cas des Iles Eparses est éloquent : elles donnent le contrôle de la moitié du canal de Mozambique qui, voit passer à lui seul 30% du trafic d’hydrocarbure mondial (en provenance des pays du Golfe) [8] ; on peut également citer l’Archipel de Nouvelle-Calédonie qui constitue une plate-forme offrant un accès à toute l’Asie-Pacifique : un carrefour maritime reliant l’Australie, la Nouvelle-Zélande aux États-Unis et au marché Sud-américain. Cette zone constitue un pivot du trafic intercontinental et une voie d’accès entre le Pacifique et l’Océan Indien. La Chine ne s’y trompe pas en mettant en place des démarches d’influence auprès de tous les micros-états insulaires de la région au détriment de l’Australie et face à l’absence de feuille de route de la France dans cette zone [9].
En se penchant sur le domaine maritime français on s’aperçoit que ses potentialités géoéconomiques sont consubstantielles avec ses enjeux géostratégiques, affairant notamment à sa survie ainsi qu’à sa puissance virtuelle. Dans un contexte de raréfaction des ressources terrestres, la mer fait figure de réserve immense et encore inexploitée. Ces ressources procèdent de la survie même de nos sociétés contemporaines. A ce jour 95% du fond des océans sont encore inexplorés ou peu s’en faut [10]. Or les recherches récentes ont confirmé l’immense potentiel minéral des océans et également hydrocarbure.
On retrouve ces minéraux sous trois formes : les nodules polymétalliques très riches –entre autres- en terres rares (dont la production terrestre est un quasi-monopole chinois), ces dernières étant des ensembles de 17 métaux critiques dans la fabrication de nombreux produits et technologies de pointe (informatique, téléphonie type « smartphones », batterie, ainsi que laser et aimants indispensables à l’industrie « High-tech »).On trouve aussi des encroutements cobaltiféres riches en terres rares mais également nickel ou en cobalt (matiéres premières stratégiques critiques pour l’industrie) et enfin des sulfures hydrothermaux riches en soufre, silice, zinc, platine, or, étain… (Leur composition varie selon les régions).
Ces matières premières sont fondamentales pour l’autonomie stratégique de n’importe quelle puissance mais sont aussi une source d’enrichissement à l’export. Par exemple, la hausse de la consommation de cuivre par habitant a augmenté de 180% en Chine entre 2010 et 2014 [11]. Sur la question des hydrocarbures, le canal de Mozambique est prometteur avec, dans la ZEE, des réserves estimées de 6 à 12 milliards de barils, et 2 à 4 milliards de m² de gaz naturel [12]. Ces réserves sont encore plus conséquentes dans la ZEE de la République du Mozambique, contenant les premières réserves africaines de gaz naturel prouvées [13]. Toutes en off-shore. Or le Mozambique ne conteste pas la présence française dans le canal et semble être disposé à devenir un partenaire rapproché. Les perspectives de développement de ce pays, de la présence française et du trafic dans la région offrent des potentialités d’exploitations, de partenariats publics/privés et de développement trés importantes. D’autres potentialités d’extractions existent telles la Guyane ou la Guadeloupe mais elles sont encore techniquement très difficilement exploitables.
L’important espace maritime dispose de réserves halieutiques conséquentes (et par la même de capacités importantes d’élevage) pour un pays- la France- qui dispose déjà de la 4éme productivité mondiale en terme de quantités péchées. On doit également se pencher sur les biotechnologies. On estime que 80% de la faune et la flore terrestres résident sous les océans (en prenant en compte les organismes de petite taille voire microscopiques) [14]. Or il est acquis qu’ils représentent l’avenir en termes de propriété intrinsèques et de production à usage industriel, sanitaire ou cosmétique à même de générer des retombées économique très importantes. Ce sont des ressources à protéger tout comme les ressources halieutiques. Certains pays comme les États-Unis et plus timidement la France restent en pointe et sont d’ores et déjà dans une véritable guerre des normes : telle la Convention sur la Biodiversité Biologique en 1992 ou encore le Protocole de Nagoya ; ils visent à défendre le système de brevets sur les gènes d’origine marine, à la protection de la bio piraterie et la souveraineté sur les ressources génétiques.
Enfin, on peut brièvement parler des énergies renouvelables. La France fait partie des puissances en pointe dans ce domaine notamment dans l’héliomoteur maritime et le marémoteur ainsi que l’houlomoteur. La question de la transition énergétique est un enjeu de puissance dès lors que l’on prend conscience des notions de rareté des ressources et de dépendances. Or la France dispose d’un terrain d’expérimentation et de développement extrêmement large. On pourrait détailler longuement les différents atouts géoéconomiques de nos territoires, ce sera d’ailleurs l’objet de prochains articles.
Face au vide stratégique : quelle feuille de route ?
Il importe dès lors de savoir comment est pensé, dynamisé et exploité l’existant. En d’autres termes : quelles est la stratégie française concernant son domaine maritime ? On est au regret de constater que poser la question c’est déjà y répondre… Quand ils s’y intéressent, les hommes d’états et autres politiques se contentent de vouloir préserver l’existant. En un sens c’est un bon début car cela participe à une pédagogie destinée à sortir de la France-Hexagone. Mais la définition d’une stratégie prenant en compte tous les aspects et définissant une véritable politique de puissance fait défaut. Depuis 2010 la France semble vouloir redéployer une partie de sa puissance dans le Pacifique. Toutefois les intentions du Quai d’Orsay et de la présidence ne sont guère lisibles. On tache de se rapprocher tout à la fois de la Chine, de l’Inde et de l’ASEAN, tous rivaux. Mais dans le même temps on fustige le soutien des indonésiens et des chinois au séparatisme Kanak en Nouvelle Calédonie et on se méfie de l’expansion de ses IDE dans tous les micro-états insulaires du Pacifique Sud devenant des débouchés pour son industrie de biens de consommation. Plus important, stratégie de la Chine dans le pacifique sud vise également à assurer une partie de son approvisionnement en hydrocarbures. Et multiplie la signature de partenariats d’exploration et d’exploitation [15].
La France à toute la légitimité pour intervenir et faire grandir sa puissance dans la région. Elle dispose sur place d’une force militaire correcte qui lui permet de passer pour un acteur stratégique de qualité dans la région notamment en termes de sécurité et défense maritime [16]. Toutefois l’éventuelle montée en puissance de l’empire maritime devra s’accompagner de la montée en puissance de la marine nationale qui peine à accomplir sa mission sur l’ensemble du globe et fait face dans les océans Indien et Pacifique à un réarmement généralisé [17]. On peut citer l’Inde et la Chine mais aussi l’Australie qui a récemment acheté à la France par l’intermédiaire de la DCNS douze SNA (Sous-marins Nucléaires d’Attaque). Matérialisant de facto la volonté de rapprochement de l’Australie avec la France face aux velléités chinoises. Pourtant la France s’échine à vouloir tenter un rapprochement avec la Chine. Ce qui semble paradoxal étant donné son caractère décriée dans toute la région, et son statut de puissance principale régionale. Un partenaire prédateur en somme… En témoigne le récent commencement de la mise en place de sa nouvelle stratégie indo-asiatique du « Collier de Perles » dans le cadre de la création de la « nouvelle route de la soie ».
Pourtant dans le même temps, le Ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian se félicite des accords de coopération militaire avec le Japon dans la zone Indopacifique [18]. Alors même que les tensions territoriales, notamment autour des Iles Senkaku, connaissent un crescendo entre la Chine et le Japon. En relation internationale il peut-être habile de vouloir se poser en arbitre. Mais il importe aussi de savoir désigner l’adversaire et choisir ses alliances. Or les deux prédateurs du Pacifique restent les États-Unis et la Chine. On ne saurait alors trop insister sur la multiplication de partenariats avec des puissances comme le Japon et l’Australie et les pousser du même coup à prendre leurs distances avec les Américains. Globalement, le plus grave reste l’illisibilité de la politique étrangère française dans la zone ; par trop contradictoire.
Une autre dimension est celle de l’Union Européenne. La France, du fait de sa vision d’elle-même fondamentalement hexagonale peine à sortir d’un schéma atlantiste et européo centré (couple franco-allemand) quand bien même tous ses intérêts la pousse à exploiter son statut transcontinental.
Philipe Droz Vincent (Professeur à Science-Po Paris) arguait en 2015 que la France n’aurait pas les mains libres tant que ses possessions dans le Pacifique seraient contestées par d’autres états, décourageant d’éventuels investisseurs. On voit bien là les limites d’une pensée de gestionnaire n’ayant aucune notion d’accroissement puissance. Les ZEE ont été légalement confiées aux états selon le droit international. Tout comme la possession des archipels français en Océan Indien et Pacifique sont les fruits d’accords bilatéraux. Il est vrai que les tensions autour des ZEE ne sont pas propices à l’exploration puis l’exploitation… Si l’État français faisait preuve d’un réel volontarisme, sa souveraineté ne serait pas contestée par Madagascar sur les Comores et les Eparses ou par l’ONU sur la Polynésie pour ne citer que ces exemples [19].
Récemment le cas de la signature d’un traité de cogestion économique sur l’Ile Tromellin a entrainé une véritable hystérie. Cette affaire serait-elle le marqueur du vide stratégique entourant le domaine maritime français ? [20] D’un côté un État renonçant, certes très modestement, face à une république semi-bananière qu’est l’Ile Maurice et d’un autre côté, une partie de la classe politique, peu informée ou très politisée, pointant du doigt une renonciation de notre souveraineté [21]. Ce qui est véritablement ubuesque du point de vue du droit. La France n’ayant, ni juridiquement ni dans les faits, renoncé à sa souveraineté pleine et entière sur l’Ile. L’affaire s’agissant tout au plus d’une cogestion des zones de pêches. L’opposition a toutefois réussi à repousser la ratification. Ce qui est une bonne nouvelle en soi. Mais la pression une fois retombée le sujet n’est plus repris sérieusement ni dans les programmes ni dans les discours ni dans les politiques publiques.
Le domaine maritime de la France pourrait être un énorme espace de développement, en sensibilisant les jeunes générations, en marquant une volonté diplomatique forte, en engageant des réformes administratives adéquates -comme la création d’un nouveau ministère de la Mer muni de prérogatives véritables en matiéres de développement économique (les DOM/TOM étant encore très dépendantes des subventions métropolitaines) ou en favorisant les partenariats publics/privés à des fins d’explorations, d’exploitation, de production et de vente [22].
On le voit, ce qui manque en l’espèce est un vrai dirigisme d’État dans sa sphère de souveraineté. Ainsi que de la coordination de certaines initiatives tout a fait louables mais qui font l’effet de régiments montant à l’assaut sans la coordination d’un État-major opérationnel (on pense à la guerre des normes sur les biotechnologies, le début de poussée diplomatique dans le Pacifique, le maintien de capacités de défense crédibles dans l’ensemble des territoires ultramarins etc…). A défaut, l’on restera dans le domaine des potentialités vagues et peu concrètes jusqu’à ce que la souveraineté française ne finisse par réellement s’étioler, sa crédibilité s’effondrer et son influence diminuer largement…
Sources :
[1] La Revue politique et parlementaire,La France, un empire maritime n°1077, 04 Décembre 2015
[2] Ibid
[3] Ibidem
[4] Sénat, Rapport n° 430 (2013-2014)
[5] Ibid
[6] Ambassade de France à Madagascar
[7] Le Monde, Idées,La France : géant maritime de demain 29/11/2011
[8] Le Figaro, Economie,Ces îlots français du bout du monde convoités pour leur pétrole 21/07/2014
[9] CHAUPRADE Aymeric, Géopolitique, Paris, 2007.
[10] Diplomatie, Géopolitique des mers et des Océans, Les Grands Dossiers n°35
[11] Diplomatie, Op.cit, Les Grands Dossiers n°35
[12] Ibid
[13] Le Monde, Afrique, Mozambique, futur partenaire de la France 30/10/2015
[14] Diplomatie, Op.cit, Les Grands Dossiers n°35
[15] Diplomatie, Géopolitique des mers et des Océans, Les Grands Dossiers n°35
[16] Portail de l’IE, L’alliance stratégique franco-japonaise dans la zone Afrique et Indopacifique, 22 mars 2017
[17] TTU Online, Les enjeux stratégiques de la maritimité, 06/02/2013
[18] Portail de l’IE, Op.cit, 22 mars 2017
[19] LARGE,La réinscription de la Polynésie française sur la liste des pays à décoloniser, 19 mai 2013
[20] Le Figaro, le de Tromelin : «La République ne peut pas brader ainsi sa souveraineté !», 09/01/2017
[21] Ibid
[22] Diploweb,La croissance bleue : Puissances publiques versus puissances privées, 19/01/2016