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Guerre de l’information au pays du sourire.

La Thaïlande est le théâtre de mouvements stratégiques sociaux complexes qui remettent en question la relative stabilité du pays. Dans la société thaïe actuelle, pouvoirs politiques et religieux jouent une subtile partie d’échec avec comme enjeu leur légitimité. Dans ce schéma, comment reprendre l’ascendant sur la société civile ?

Les événements de 2010, qui ont conduit à l’arrivée au pouvoir de la junte militaire, ont profondément choqué la conscience nationale pourtant historiquement habituée aux coups de force militaire depuis 1932 et l’instauration du régime monarchique tel que nous le connaissons aujourd’hui.  En effet, elle a vu s’opposer partisans d’une modernité politique et économique entre les chemises rouges, à une opposition proche du Roi et plus conservatrice regroupée sous la houlette des chemises jaunes. En cause, une situation gouvernementale instable et un niveau de corruption tel qu’il gommait les efforts gouvernementaux de réformes.

Cette instabilité et cette corruption sont dues à la priorité donnée « aux rapports de personne à personne sur les structures », comme le souligne Arnaud Dubus dans son ouvrage Thaïlande. En effet, comme souvent dans l’histoire du pays, les enjeux passent finalement plus par les personnes que par les groupes en opposition.

Ainsi l’armée, plus proche du pouvoir royal et historiquement troisième acteur, fige la situation en prenant le pouvoir en 2014. Une prise de pouvoir ayant pour objectif de calmer les belligérants et surtout de stabiliser une conjoncture impropre à la poursuite d’une économie dépendante du tourisme et des IDE. Dans ce cadre, les réformes de la junte en sont la preuve, un seul objectif : la croissance.

La situation est alors en apparence contrôlée mais la médiatisation grandissante des faits divers et des affaires mettant en cause la société religieuse (temples et pagodes…) devait mettre indirectement en lumière la lutte entre Junte et société civile.

 

Un contre pouvoir civilo-religieux

Le cas ici retenu est celui du Temple Dhammakaya, acteur majeur du bouddhisme thaï.

Mouvement créé dans les années 70, il compte aujourd’hui environ 2000 branches à travers la Thaïlande et opère dans 33 pays dans le monde.

Cette puissance spirituelle, qui est également une puissance financière incontestable, inquiète le pouvoir en place de par sa proximité avec les Chemises Rouges et surtout son lien avec Somdet Chuang (le nouveau responsable de l’institution des bouddhistes de Thaïlande). A 90 ans, ce proche des Chemises Rouges et de Thaksin Shinawatra, ancien premier ministre destitué par l’armée en 2006, succède à Somdet Phra Yanasungworn, précepteur de Sa Majesté Bhumibol et ami proche du Dalaï Lama. Le renversement de paradigme est clair.

La Junte voit d’un œil inquiet la possibilité que l’Eglise Thaïe tombe sous l’influence d’un proche des Chemises Rouges et bascule dans une gouvernance qui prône une vision très hétérodoxe du bouddhisme (plaçant la réussite personnelle au cœur de la religion). Ceci dans un pays à 90% bouddhiste et où le souvenir de la destitution de Thaksin et surtout de sa sœur Yingluck Shinawatra, elle aussi destituée, est encore vif. Rappelons que ces deux personnages politiques,  ont été destitués par la Junte afin de rétablir la stabilité de la Nation Thaï. Ceci malgré leur fort capital sympathie.

 

Au cœur des enjeux stratégiques et sociaux

Nous avons alors d’un côté un pouvoir politique militaire, stabilisateur mais vu comme sévère et intrusif. De l’autre une autorité religieuse incontestable mais d’opposition et qui cherche le contrôle.

C’est le nœud gordien auquel est confrontée la junte : il lui est impossible de rentrer en conflit ouvert et déclaré avec le Temple sous peine de ranimer les violences de 2011.

La seule solution est de jouer encore une fois sur son rôle de stabilisateur « moraliste » et de réprimer par le droit et la morale la conduite du Temple dont l’abbé Dhammachayo est inquiété dans des affaires de détournement de dons.

La partie adverse dispose quant à elle de nombreux leviers et d’une position de « faible », qui lui permet une large marge de manœuvre, étant ainsi placée en position de faible offensif. Elle est en quelque sorte inattaquable directement ; car considérée comme « faible », accusée par un « fort » et de plus détentrice d’une charge spirituelle !

 

Bataille médiatique annoncée ?

Si le gouvernement militaire veut, par action d’influence, reprendre le contrôle de la société civile ou du moins tuer dans l’œuf une possible prise de pouvoir, il doit conduire une action comme suit :

  • Jouer sur une « affaire », un fait récupérable. Dans notre cas, la présence de soupçons et de mauvaises conduites légales et morales du temple et de son abbé. Dans ce contexte les effets de leviers sont très forts et facilement compréhensibles par tous.
  • Organiser une diffusion pour refaçonner la réalité et atteindre la rhétorique de l’adversaire. Ici, utiliser les leviers de la légalité, l’appel au droit et à la culture religieuse… L’objectif étant de montrer les contradictions de l’autre.
  • Conserver la main sur l’actualité et la communication. Rallier suffisamment pour contrer l’aura du temple et de son abbé.

Pour finalement passer dans l’esprit collectif d’une position de fort offensif à une position de fort défensif.

La conjoncture semble ici absolument favorable à l’attaque informationnelle de la Junte : le fait d’opportunité est présent, vérifiable, certain et par-dessus tout emblématique. Il fait appel aux valeurs et aux émotions, ainsi qu’à l’histoire et à la culture du pays. Enfin, l’ennemi est clairement identifié et ses leviers d’actions sont connus. Le problème réside  non pas dans la façon d’attaquer ou sur le fond mais dans la représentation même dont bénéficie la Junte.

 

La problématique de la légitimité

Nous sommes ici en présence d’un acteur putschiste, très largement contesté et considéré comme clivant dans la société thaïe. Quelle est alors la légitimité de cet acteur dans le cadre d’un rappel à la morale et à la loi alors que lui-même semble la modeler pour lui ? Le message devient dès lors inaudible et surtout irrecevable. D’autre part, sa position initiale, quelque soit l’efficacité de son opération de contre influence, décuple la contre-attaque qui devra juste montrer que les mouvements de la Junte abondent dans le sens d’une intrusion illégale et violente dans la vie publique, civile et culturelle thaïe pour servir ses intérêts. Une attaque frontale est donc impossible. Les précédentes tentatives d’arrestation de l’abbé ont bien montré cette limite en faisant s’opposer des centaines de policiers à des milliers de manifestants…

Avant toute action, la Junte doit donc convaincre l’opinion qu’elle est dans son bon-droit dans l’exercice du pouvoir en travaillant sur son image afin de passer d’un statut de putschiste clivant à celui d’acteur fédérateur et stabilisateur, porteur de moral et de justice.

Cette légitimité pourrait être renforcée par la voix du Conseil Sangha Suprême, responsable de la nomination de Sombet Chuang et organe suprême de l’église bouddhiste thaïe.

Encore faut-il pouvoir orienter son jugement et prouver les faits qui sont reprochés au temple Dhammakaya…

Les derniers rebondissements semblent confirmer que la junte se trouve toujours  dans une logique d’action par la force. Ainsi le 22 février elle tentait une nouvelle fois, avec l’aide de 4000 policiers et militaires, de déloger Phra Dhammachayo. Sans y parvenir. Il semble d’ailleurs qu’il ait disparu. Preuve de complicités à des niveaux très divers de l’organisation de la Junte et d’un soutien populaire.

Devant ce nouvel échec on peut hypothéquer un changement stratégique dans la manière d’agir de la Junte. Indéniablement il ne lui sera pas possible d’user de la force indéfiniment et sans résultat ? Rappelons qu’à chacune de ses actions son autorité et sa légitimité s’érodent.

Il est probable qu’elle oriente son action sur le terrain du droit et des finances afin d’affaiblir le temple.

Affaire à suivre…