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« Guerre fantôme », l’interview

Rencontre avec Alexandre Leraître et David Gendreau, qui ont écrit et réalisé le documentaire « Guerre fantôme : la vente d’Alstom à General Electric », diffusé le 25 septembre prochain sur la Chaine Parlementaire à 20 h 30. L’occasion de découvrir pourquoi et comment deux jeunes de moins de 30 ans choisissent de produire un film sur la guerre économique.

  • Pouvez-vous nous résumer en quelques mots votre démarche et l’affaire Alstom ?

 On peut parler d’“affaire Alstom” dans la mesure où cette société française, qui officiait principalement dans le secteur de l’énergie, a été rachetée par le conglomérat américain General Electric suite à des manœuvres conjointes avec le département de la Justice américaine. Ce dernier a multiplié les pressions sur des cadres d’Alstom, allant jusqu’à l’emprisonnement physique, tout en faisant planer l’ombre d’une amende colossale pour corruption au-dessus de la direction du groupe.

Il s’agirait donc d’une transaction manipulée en amont par la Justice américaine et certaines de leurs cellules de renseignement. Pour ne rien arranger, l’État français a été non seulement incapable d’anticiper cette manœuvre, mais a de surcroît menti à l’opinion publique en bricolant une alliance entre Alstom et General Electric qui n’a jamais vu le jour dans les faits. 

Au-delà de la manœuvre, il faut bien avoir en tête que cette vente signifie une perte substantielle de souveraineté pour la France, dans la mesure où Alstom était un acteur majeur de la filière nucléaire et travaillait conjointement avec EDF et Areva pour l’entretien de nos 19 centrales. 

  • Comment vous est venue l’idée de faire ce film-documentaire  ? Comment avez-vous abordé cette démarche de « vulgarisation » d’un sujet aussi dense et complexe ?

L’idée de faire un film sur l’affaire Alstom a germé après avoir pris connaissance des enjeux du dossier à travers les enquêtes de Jean-Michel Quatrepoint (Alstom : scandale d’Etat, Fayard) et d’Éric Denécé et Leslie Varennes (Racket américain et démission d’État, CF2R), en septembre 2015, il y a tout juste deux ans.

Leurs travaux n’avaient à l’époque reçu aucun écho médiatique, et il nous a paru important d’alerter l’opinion publique sur ce scandale majeur, et de contribuer à éviter que ce genre de cas se reproduise.

Pour ce qui est de vulgariser le sujet, on a paradoxalement essayé de s’éloigner du documentaire classique pour raconter cette histoire comme un film d’espionnage. 

  • Pourquoi l’idée même de « guerre économique » est-elle encore trop peu présente dans les médias et la culture (cinéma, série…) ? Après tout, les multiples séries sur le monde de l’espionnage ne manquent pas, et la dimension économique n’est jamais abordée. Pas assez vendeur ?

La culture populaire se focalise plutôt sur le terrorisme, généralement de façon politisée selon l’ennemi géopolitique du moment. Dans le cas des États-Unis ce sont souvent les Russes qui sont dépeints comme antagonistes depuis quelques années. La guerre économique est quant à elle difficile à mettre en scène de manière théâtrale et dramaturgique. On notera quand même la tentative du Bureau des légendes d’aborder le sujet dans sa saison 2, lorsque la DGSE et la CIA entrent en rivalité afin d’obtenir des parts de marché dans le nucléaire civil iranien. 

Si on remonte le temps, le film Mille milliards de dollars d’Henri Verneuil, sorti en 1984, traite frontalement du sujet de la guerre économique à travers une histoire qui ressemble à s’y méprendre à l’affaire Alstom, mais avec 30 ans d’avance. 

  • La France souffrirait-elle d’un « retard » dans son appréhension de la guerre économique, notamment face aux Américains ou aux Asiatiques ?

Je pense qu’avec la chute de l’URSS, la confrontation idéologique a été supplantée par la compétition économique. À la conquête des territoires a succédé la conquête des marchés, et l’IE y joue un rôle prépondérant. Les Américains ont institutionnalisé cette approche dès les années 1990 à travers l’Advocacy Policy, en réorientant une grande partie de leur outil de renseignement sur les questions commerciales. Idem pour les Japonais avec le MITI. 

En France, on constate un blocage culturel vis-à-vis du renseignement, et donc du renseignement économique. L’IE en France est terrifiée par l’idée d’être amalgamée à de l’espionnage industriel et fait le maximum pour gommer toute filiation avec le renseignement. La discipline se veut plutôt une nouvelle forme de management, limitée à la veille, au traitement et à la diffusion de l’information. Le terme de “guerre économique” est rejeté par tous les fonctionnaires de Bercy, et les entrepreneurs de manière générale restent campés sur une vision non conflictuelle de l’économie, uniquement régie par l’offre et la demande.

Quant à la coopération entre le renseignement français et l’entreprise, elle est quasi inexistante, là où la NSA travaille main dans la main avec les grands groupes américains pour leur faire gagner des parts de marché. 

On est là au cœur de ce qui a rendu l’affaire Alstom possible, car une cellule de renseignement économique (la D2IE), rattachée au Premier ministre, avait été alerté plusieurs mois à l’avance sur les risques pesant sur l’entreprise, mais elle n’a pas bénéficié de soutien politique, et ses requêtes sont restées sans réponse. 

  • Justement, vous avez pu rencontrer un grand nombre de responsables politiques de tout bord pour la réalisation de votre film. Comment avez-vous ressenti leur état d’esprit ? Résignés ? Optimistes ?

En colère, pour leur grande majorité. Ceux qui avaient suivi le dossier se sont sentis trahis par les pouvoirs publics une fois constaté le décalage entre les promesses et la réalité de la transaction finale. Quant à ceux qui avaient compris la manipulation, tout a été fait pour qu’ils ne reçoivent aucun écho médiatique.

Il est néanmoins incontestable que l’affaire Alstom a ébranlé beaucoup de certitudes et dissipé une certaine naïveté. 

  • Et si contre toute attente, le mandat d’Emmanuel Macron pouvait être celui d’une prise de conscience de ces enjeux de guerre économique ? Selon vous, l’affaire des chantiers navals de Saint Nazaire ou ses récentes déclarations sur les entreprises chinoises présagent-elles un mandat plus offensif et protecteur de nos secteurs stratégiques ?

Concernant STX, c’est effectivement une surprise, même s’il faut rester prudent sur le résultat effectif qui en découlera. Il est intéressant d’observer que dans ce cas précis, la nationalisation a été utilisée pour se donner du temps afin de négocier un accord qui préserve les intérêts stratégiques français. Or, Alstom n’est pas une société moins stratégique que les Chantiers de Saint-Nazaire, mais elle a été cédée en deux mois.

Dans tous les cas, le traitement de ce dossier tranche avec sa position pendant l’affaire Alstom. Et si jamais Emmanuel Macron veut encore nous surprendre, il lui reste quelques semaines pour agir : l’État peut encore monter au capital d’Alstom jusqu’à la mi-octobre 2017. Passé ce délai, la fragile “alliance” qui avait été bâtie volera définitivement en éclat, laissant le contrôle opérationnel intégralement à General Electric 

Concernant les déclarations récentes de Macron et Juncker à propos des investissements chinois dans nos secteurs stratégiques, on est beaucoup plus… sceptiques. La Commission européenne a proposé un dispositif le 13 septembre dernier, mais il s’agit simplement d’une procédure de partage d’informations entre États membres quant à la nature et la fréquence des investissements directs étrangers dans leurs industries stratégiques. Ce cadre sera facultatif et non contraignant, et la décision de blocage d’une prise de participation restera à la discrétion des États comme c’est déjà le cas actuellement. Les commissaires ont réitéré leur souhait que l’Union européenne reste “l’un des régimes d’investissement les plus ouverts à l’échelle mondiale.” À ce stade, rien n’est donc prévu pour réagir à l’échelon européen. 

  • Le responsable politique est friable aux mouvements de l’opinion : pourquoi celle-ci s’est-elle finalement désintéressée de l’Affaire Alstom ? Une opinion publique mieux au courant des soubresauts et des enjeux de l’affaire aurait-elle pu changer le cours des choses selon vous ?

On n’a pas donné la possibilité à l’opinion publique de s’intéresser à cette affaire en profondeur. Alstom et General Electric ont su s’entourer des meilleures firmes de relations publiques de France, et possédaient de nombreux relais d’influence au sein de la majorité et de l’opposition pour faire passer le deal en douceur. Quant à la presse économique, elle s’est majoritairement réjouie de cette cession, en soutenant qu’elle était la preuve que l’industrie française était attractive et reconnue par les Américains. Enfin, le gouvernement a menti effrontément sur la réalité de la transaction.

Avec le recul, difficile de refaire le match, mais quand on voit les trésors d’ingéniosité qui ont été déployés pour que l’opinion publique n’entende pas parler des vrais enjeux de ce dossier, on se dit qu’il y a bien une raison… 

  • Au-delà de la démarche culturelle ou artistique, voyez-vous dans votre documentaire une œuvre militante pour sensibiliser l’opinion à ces problématiques ? Ou estimez-vous que ce n’est pas votre rôle ?

Il y a évidemment une volonté de sensibiliser l’opinion sur ces questions, et admettons-le : c’est l’objet principal de notre démarche. Nous n’avons pas une posture militante, nous nous contentons d’exposer des faits que nous avons sourcé et recoupé pendant 9 mois avant d’entamer le tournage. Il s’agit plutôt d’une volonté d’informer et de ramener cette affaire dans le débat public.

Interview réalisée par Robin Padilla