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Le beurre est-il devenu une denrée rare ?

Depuis quelques semaines, la disparition du beurre dans les rayonnages des supermarchés inquiète. Les affiches signalent des « pénuries de matières premières » et « ruptures de stocks ». Mais y a-t-il réellement une pénurie de beurre en France ?

La baisse de la production française de beurre est la conséquence de stratégies économiques antagonistes et non du déclin de la production laitière

Pour vérifier si le beurre est bel et bien devenu une denrée rare, il s’agit d’abord de s’intéresser à sa matière première, c’est-à-dire au lait, et à sa production. Nombreux sont ceux qui expliquent la crise du beurre par de mauvaises conditions météorologiques qui auraient entraîné une baisse de la collecte. Or, l’analyse montre que c’est davantage la crise laitière de 2016 qui a impacté la production. 

Deux dynamiques contraires sont à l’œuvre. La première concerne les producteurs laitiers. Prévenus dès 2002 que 2015 marquerait la fin des quotas laitiers européens – qui limitaient les volumes pour garantir une moindre volatilité des prix –, ceux-ci ont fait en sorte d’investir afin d’augmenter leur production. Or en 2016, la conjoncture mondiale ne s’y prêtait guère : c’est la seconde dynamique, opposée. En effet, tandis que l’offre grossissait, la demande en lait s’est contractée, notamment à cause de la fermeture du marché russe et du repli chinois. La surproduction résultante a tiré les prix vers le bas et a été fatale à de nombreuses exploitations, notamment les plus petites.

La production laitière a donc dans un deuxième temps fortement diminué. Entre août 2016 et juillet 2017, la collecte a chuté d’environ 958 milliers de tonnes en France, provoquant par ricochet une réduction de 25,3 milliers de tonnes de beurre sur la même période. Cependant, l’impact du facteur laitier doit être relativisé. En effet selon FranceAgriMer, après cet épisode, la production laitière a repris, les chiffres rejoignant la moyenne sur les cinq dernières années.

La fabrication de beurre va-t-elle alors reprendre ? La réponse est plus difficile à prévoir car elle est impactée par son mécanisme d’obtention lui-même, le beurre étant un « co-produit ». C’est-à-dire que, pour en produire, le lait est transformé pour donner deux denrées: le beurre, issu de la matière grasse, et le lait écrémé en poudre. Or les conjonctures économiques de ces deux produits sont radicalement opposées. Ainsi entre mars et fin septembre 2017, le prix du beurre s’est envolé, dépassant 7 000 euros par tonne en France, soit une progression de 64% – un niveau historique. De son côté, le prix de vente du lait écrémé en poudre n’a fait que chuter, devenant nettement inférieur à son coût de production – moins 35% entre janvier et septembre 2017.

Depuis, les cours ne se sont pas rétablis, la surproduction de poudre de lait écrémé de 2015 et 2016 continuant de peser sur le marché. En effet pour tenter d’amortir la chute des prix, la Commission Européenne et d’autres acteurs privés avaient décidé de stocker le surplus, qui se retrouve aujourd’hui sur le marché. Ce déséquilibre n’incite donc pas les transformateurs de produits laitiers à fabriquer plus de beurre, afin de ne pas mettre en péril leur santé économique en devant vendre plus de poudre de lait écrémé. FranceAgriMer montre qu’au contraire, « le choix des opérateurs européens et mondiaux a été de réduire les fabrications de poudre de lait écrémé (et donc de beurre) pour se concentrer sur les fromages, qui offrent une meilleure valorisation du lait et dont la demande mondiale est plus dynamique. Ainsi, les fabrications européennes de fromages ont augmenté de […] 1,5 % sur huit mois en 2017 ».

Par ailleurs le cheptel laitier français, composé en majorité de vaches « prim'Holstein », n’est pas favorable à la production de beurre. Selon l’Institut de l'élevage (Idele), « la richesse du lait en matière grasse est en baisse continue depuis près de 20 ans ». Il faut donc plus de lait, et partant plus de poudre de lait écrémé, pour produire plus de beurre. Les éleveurs cherchent à inverser cette tendance mais cela prendra du temps.

Parallèlement à la réduction de la production globale de beurre, la demande mondiale s’est raffermie, notamment en Amérique du Nord et du Sud et en Asie. Du côté des ménages, cela est dû à une amélioration de son image, pourtant longtemps décriée. Aux États-Unis en particulier, sa consommation a nettement augmenté, de près de 10% entre 2014 et 2017 d’après le Department of Agriculture. Le phénomène s’observe également du côté des industriels de la viennoiserie et de la pâtisserie dont les ventes croissent. Ces régions ont donc recours aux importations pour satisfaire leur demande interne.

Pourtant, ces dynamiques opposées de l’offre et de la demande ne semblent pas être la cause première de la raréfaction du beurre dans les supermarchés français. La piste des choix stratégiques des acteurs semble donc à privilégier.

Les difficiles négociations entre la grande distribution et les fournisseurs  à l’origine de la rupture d’approvisionnement des magasins

Aujourd’hui la filière laitière et la grande distribution sont à couteaux tirés en France à cause de la variation du prix de vente en fonction des canaux d’achat.

Si l’acheteur s’approvisionne chez un grossiste (comme au marché de Rungis), il payera en fonction des cours mondiaux, soit 7 000 euros la tonne de beurre industriel – dont une partie est importée car la France n’en produit traditionnellement pas assez. C’est le cas pour les professionnels comme les artisans et les industriels, mais pas pour les ménages. Ceux-ci se fournissent dans les magasins de Grande et Moyenne Surface (GMS) où le prix au détail n’a que très peu augmenté.  La raison tient aux méthodes d’approvisionnement des GMS.

En effet, la grande distribution signe des contrats annuels avec leurs fournisseurs,  souvent en début d’année. Les GMS ont donc acheté le beurre qu’elles vendent au prix qui avait cours en février, très inférieur à celui d’aujourd’hui. C’est cette distorsion tarifaire qui a provoqué une illusion de pénurie de beurre en France, les industriels refusant d’approvisionner les distributeurs qui n’augmentaient pas les prix d’achat pour ne pas rogner leurs marges et répercuter cette hausse sur le prix de vente.

Pour André Bonnard, secrétaire général de la Fédération nationale des Producteurs de lait, « ces contrats [entre fournisseurs et supermarchés] ne sont pas renouvelés (voire même résiliés) pour l’instant et c’est pour ça que les distributeurs ne sont plus achalandés. On n’approvisionne pas le marché intérieur car il est moins rémunérateur que le marché mondial. C’est un choix d’industriels ». Selon FranceAgriMer, les exportations françaises de beurre ont ainsi augmenté de 12,6 % entre juin et août 2017 par rapport à 2016, alors même que le marché français manquait de beurre.

D’où vient cette rumeur de pénurie de beurre qu’a connu le pays ?

Les premiers responsables semblent être les professionnels, notamment les boulangers, inquiets des augmentations de prix et des choix d’approvisionnement des producteurs de beurre. Ces derniers, vus les cours, n’ont pas procédé à des importations comme ils le faisaient traditionnellement pour compenser le déficit naturel. Les grandes surfaces, dénoncées par les agriculteurs de nombreuses régions pour leur communication « mensongère » véhiculant une « fausse » rumeur de pénurie, pourraient également avoir une bonne part de responsabilité.

En outre pour Bruno Macron, président des Jeunes Agriculteurs, la grande distribution diffuse une image négative des producteurs de lait français, en les présentant comme responsables de cette pénurie puisqu’ils préféreraient vendre à l’exportation. Devenir les bouc-émissaires de cette affaire est d’autant plus insupportable pour les agriculteurs que cela risque de les délégitimer à la fois aux yeux de l’opinion publique et dans leurs négociations du prix du lait et du beurre lors des Etats Généraux de l’Alimentation. Le plus surprenant est le fait que ce soient les agriculteurs, donc les producteurs de lait, qui aient le plus réagi dans les médias. En effet, ils ne traitent pas directement avec la grande distribution mais avec les coopératives et les industriels de transformation.

De plus, selon les éleveurs, « si les grandes surfaces créent la pénurie, c'est pour faire plus de profits ». En effet, comme à chaque risque de pénurie, les consommateurs achètent davantage par anticipation, ce qui entraîne plus rapidement des ruptures de stocks.  Selon Les Echos, les magasins U ont par exemple enregistré une hausse de 48% de leurs ventes.

 

Cette « crise du beurre » en France ressemble donc davantage à une conséquence des déséquilibres structurels qui caractérise la filière (dans les pouvoirs de négociation par exemple) qu’à une réelle pénurie. De plus, le produit retrouve les rayonnages au fur et à mesure que les grandes surfaces accèdent aux revendications des transformateurs de produits laitiers.

Florie Helcmanocki