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La voiture autonome, une révolution industrielle… et assurantielle ?

L’arrivée des voitures autonomes dans notre quotidien ne fait plus figure d’une simple utopie technologique, mais bien d’une réalité indéniable. Déjà existants en version semi-autonomes, on s’attend à une arrivée de ces modèles très prochainement, pour un développement croissant aux alentours de 2035. Néanmoins, au-delà de questions techniques, morales ou éthiques gravitant autour de ce sujet, le problème de l’assurabilité de ces véhicules constitue une source d’interrogations, pour les assureurs en particulier. A l’aide de l’intervention de plusieurs experts lors des 26ème Rencontres du Risk management de l’AMRAE, l’équipe des Jeudis du Risque tentera d’éclairer les enjeux derrières certains risques induits par ce développement.

 

Le véhicule autonome : contexte et approche d’une révolution en devenir

Pas encore définitivement fixées, plusieurs appellations sont pour l’instant utilisées pour parler de ce nouveau type de véhicules : véhicules automatisés, véhicules sans conducteurs, véhicules à délégation de conduite, véhicules autonomes ou encore self-driving vehicles, driverless vehicles, autonomous vehicles, pour les anglophones. Cependant, la National Highway Traffic Safety Administration (NHTSA) américaine a précisé récemment qu’il était convenu d’appeler Autonomous Vehicle, « tout véhicule qui peut être conduit, à un moment ou à un autre, par un système d’autonomie sans surveillance constante d’un conducteur ». C’est par ailleurs cette définition qui a été reprise pour un rapport réalisé par la Mission CGEDD-IGA (Conseil général de l’environnement et du développement durable et Inspection générale de l’administration), commandé le 17 mars 2016 par le ministre de l’Intérieur et le secrétaire d’Etat chargé des transports, de la mer et de la pêche.

Il existe à l’heure actuelle un grand nombre de véhicules dits connectés (géolocalisation, télématique, etc.) et semi-autonomes (outils d’aide à la conduite) mais très peu de véhicules totalement autonomes. La distinction entre les niveaux d’automatisation des véhicules est importante car elle permet de visualiser les problématiques de responsabilité liées aux niveaux établis. On trouve aujourd’hui plusieurs classifications relatives aux niveaux d’automatisation des véhicules. La plus communément utilisée, celle de la SAE International, recense six différents niveaux dans sa norme J3016 de janvier 2014.

 


Niveau 0 – Seul le conducteur humain opère le véhicule : aucune aide ;

Niveau 1 – Le système automatisé assiste de temps en temps le conducteur dans certaines tâches de conduite : aides primaires (régulateur de vitesse adaptatif, etc.) ;

Niveau 2 – Le système automatisé peut exécuter seul certaines tâches sous le contrôle du conducteur : aides intermédiaires (alerte franchissement de ligne, park assist, etc.) ;

Niveau 3 – Le système peut exécuter seul certaines tâches et assurer le contrôle de son environnement. Néanmoins, le conducteur doit être en mesure de reprendre le contrôle à tout moment : aides avancées (dépassements dynamiques) ;

Niveau 4 – Le système automatisé peut réaliser certaines actions et assurer le contrôle de son environnement sans que le conducteur humain n’ait à reprendre le contrôle du véhicule : conduite autonome complète à la demande, sur une zone spécifique (autoroute, etc.) ;

Niveau 5 – Le système automatisé peut effectuer toutes les tâches dans n’importe quelles circonstances que l’humain peut normalement réaliser : conduite exclusivement autonome.


 

Au-delà d’une explication précise de ces niveaux, il faut comprendre que l’enjeu se situe à partir du niveau 3 : « Eyes on, hands off », il induit une autonomie dans la conduite du véhicule tout en demandant au conducteur de rester attentif pour éventuellement reprendre le contrôle du véhicule, en cas de besoin. Ainsi, selon la NHTSA, un véhicule sera dit autonome dès lors qu’il est capable de circuler aux niveaux 3, 4 ou 5 « « au moins à un moment ou en un lieu convenable ».

 

Enjeux industriels : la nécessaire mise en place d’une stratégie nationale

Les technologies étudiées à travers le monde concernent tous les types de véhicules, de la voiture au poids lourd en passant par les autobus, les navettes, le matériel militaire, etc. Aujourd’hui, les pays possédant de puissants groupes industriels font la course en tête, grâce à leur recherche et développement et en associant toutes les parties prenantes (publiques et privées). On retrouve ainsi les principaux Etats de l’industrie automobile : l’Allemagne, les Etats-Unis, la Chine, la Corée du Sud, la France, le Japon, la Suède ou encore la Russie et le Royaume-Uni. Toutefois, d’autres pays sont également positionnés sur le sujet, tels que l’Australie, le Canada ou le Brésil.

Parmi tous ces types de véhicules, c’est la voiture qui concentre les efforts les plus significatifs et par conséquent, notre attention. Son marché est vaste et sa sécurité préoccupante. En effet, actuellement, un accident est la conséquence d’un dysfonctionnement homme/véhicule/environnement et l’accidentalité en France est avant tout liée au comportement. C’est ici que le développement de la voiture autonome apparaît comme particulièrement intéressant : il favorisera une baisse conséquente de la sinistralité. Différents chiffres sont ici annoncés, certains conséquents et d’autres plus raisonnables, comme ceux de la Fédération allemande des Compagnies d’Assurances qui prévoit de moins 7 à moins 16% d’accidents à horizon 2035.

En France, la réflexion a été lancée en septembre 2013 avec le plan « Véhicule Autonome » de la Nouvelle France Industrielle (NFI). Ce n’est qu’en septembre 2017 que les autorités, notamment par la voix de la ministre des Transports, Elisabeth Borne, ont dévoilé la volonté d’établir une stratégie nationale précise, avec la nomination d’Anne-Marie Idrac au poste de Haute responsable pour la stratégie nationale de développement des véhicules autonomes. L’objectif de cette nomination est de faire évoluer le périmètre juridique et encourager les synergies nationales.  

La France, dont le niveau de préparation dans l’encadrement et l’impulsion du développement du véhicule autonome semblait poussif face au contexte international pressant, montre désormais une position bien plus conquérante.

 

Un cadre réglementaire en évolution

Il convient ici de distinguer le cas des expérimentations de la réglementation applicable et des prospectives.

Aujourd’hui, s’agissant de la réglementation applicable à la conduite des véhicules, il faut se référer à deux textes. Le Code de la route reprend les articles de la Convention de Vienne de 1968 sur la circulation routière et précise que « tout véhicule en mouvement ou tout ensemble de véhicules en mouvement doit avoir un conducteur ». « Tout conducteur doit se tenir constamment en état et en position d’exécuter commodément et sans délai toutes les manœuvres qui lui incombent ». L’arrivée prochaine des premiers véhicules autonomes nécessite alors une adaptation du droit routier pour rendre possible leur circulation hors expérimentation, dans un cadre sécurisé pour tous les utilisateurs de la voirie.

A ce sujet, le cadre européen et international a déjà évolué, avec notamment les travaux du Forum mondial pour l’harmonisation des réglementations sur les véhicules (WP 29), groupe de travail de la Commission économique pour l’Europe des Nations unies (CEE-ONU), qui a pour principale base juridique l’Accord de Genève de 1958. De plus une modification juridique de la Convention de Vienne, entrée en vigueur en 2016, a apporté des premiers éléments de solution au déploiement du véhicule autonome en ajoutant que « les systèmes embarqués ayant une incidence sur la conduite d’un véhicule » sont autorisés s’ils sont conformes à l’Accord de Genève de 1958 ou à celui de 1998, ou « sinon pour autant qu’ils puissent être neutralisés ou désactivés par le conducteur ». La souplesse de ce nouveau texte est à l’origine d’interprétations divergentes. La mise en place d’un cadre législatif efficace semble souhaitable alors que certains grands acteurs mondiaux ne font pas face à ces contraintes réglementaires car non-signataires de ladite convention : Etats-Unis, Chine, Japon, Royaume-Uni, entre autres.

S’agissant de l’expérimentation des véhicules, elles ont été autorisées en France par la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissante verte et par l’ordonnance du 3 août 2016 relative à l’expérimentation de véhicules à délégation de conduite sur la voie publique, complétées vingt mois plus tard par un décret précisant les conditions relatives au déroulé des expérimentations. Ailleurs, comme en Allemagne, les constructeurs sont autorisés à tester leurs véhicules de niveau 4 et 5 depuis mai 2017. Aux Etats-Unis, où de nombreux tests sont déjà menés, la Chambre des représentants a voté, en septembre 2017, le Self-drive Act afin de permettre le déploiement de 100 000 véhicules autonomes d’ici trois ans, empêchant les Etats fédérés d’imposer des réglementations trop restrictives. Avant-gardiste, la Californie a même récemment autorisé l’expérimentation sur ses routes de voitures autonomes vides, supervisées à distance par un opérateur humain.

 

Les enjeux du véhicule autonome en termes de responsabilité

Lors d’un accident impliquant une voiture, il est classiquement établi en France avec la loi Badinter que le conducteur, maître du véhicule, est responsable. Néanmoins, avec l’arrivée du véhicule autonome, de nouveaux acteurs peuvent légitimement être impliqués dans la chaîne de responsabilité : constructeurs, développeurs, fournisseurs de logiciels, techniciens, etc. L’équilibre économique sur lequel repose actuellement le marché de l’assurance automobile risque fortement d’être bouleversé. On peut supputer un potentiel déplacement de responsabilité et l’apparition de nouvelles offres commerciales de certaines firmes qui offriront des garanties étendues sur leurs matériels à leurs clients. Volvo a, par exemple, déclaré assumer la responsabilité en cas d’accident impliquant l’un de ses véhicules en mode autonome. Autre exemple, des Etats américains comme la Floride, le Nevada ou Columbia ont légiféré et retiennent aujourd’hui la responsabilité du concepteur du système et non celle du constructeur automobile.

Face à ce constat, les assureurs classiques devront proposer de nouveaux services et de nouvelles solutions innovantes, faute de quoi leur avenir sera en péril face à cette révolution industrielle. Ici, l’accès aux données constitue un des enjeux premiers, en ce qu’il permettrait une personnalisation des contrats en fonction du style de conduite, tels que le « Pay how you drive » d’Allianz ou le « YouDrive » de Direct Assurance. Il est en ce sens largement admis que l’utilisation de boîtes noires sera nécessaire pour analyser précisément les causes d’un accident impliquant un véhicule autonome. A ce titre, l’Allemagne a imposé la présence obligatoire de ces boîtes dans ses véhicules autonomes, tout comme la France pour ses expérimentations. En effet, le décret susmentionné du 28 mars 2018 impose la présence d’un dispositif d’enregistrement permettant de déterminer qui de l’homme ou de la machine contrôle la voiture en cas d’accident. Les données sont régulièrement effacées mais, en cas d’accident, les cinq dernières minutes seront conservées par le titulaire de l'autorisation durant un an pour traiter des litiges. Néanmoins, le travail de réflexion doit être poursuivi pour être en conformité avec la réglementation sur la protection des données personnelles.

A partir de là, nous pourrons déterminer si, comme dans certains accidents déjà survenus, il s’agit de la négligence du conducteur (aux niveaux 3 ou 4) ou bien d’un problème du système. Ensuite, il est envisageable qu’en l’absence de responsabilité de l’humain, les autres acteurs impliqués dans la chaîne de production se renverront la charge de la responsabilité. Toutefois, les partenariats sont aujourd’hui au cœur du développement du véhicule autonome : Baidu avec BMW, Nvidia avec Tesla, TomTom et Bosch ou encore Microsoft avec Renault-Nissan et Volkswagen. De plus, Tesla s’est déjà associée avec AXA à Hong Kong et QBE en Australie pour offrir une assurance sur-mesure inclue dans le prix du véhicule. Google, par sa filiale Waymo, s’est associé à Trov, une « assurtech » proposant un service assurantiel à la demande. Face à ce constat, ces partenariats pourraient s’étendre dans le domaine assurantiel avec un partage de responsabilité (constructeur-conducteur, constructeur-autre acteur) ou bien une présence de clauses dans les contrats pour définir clairement le régime de responsabilité en cas d’accident.

Le principe même de conducteur étant remis en cause, l’assurance automobile va devenir un produit rattaché au véhicule et non à son propriétaire, « tout en étant individualisée aux spécificités de son conducteur ». Face à la dispersion des responsabilités du fait de la multiplicité des acteurs et, par conséquent, de la multiplication des recours possibles entre la victime et les responsables, et entre les responsables entre eux, il est urgent d’établir un cadre législatif et réglementaire afin de délimiter ces questions face à la révolution annoncée. A ce titre, il semblerait que le gouvernement français, avec son nouveau plan qui sera intégré à la loi Pacte, envisage d’établir la responsabilité au titulaire de l’autorisation en charge des expérimentations, c’est-à-dire celui qui sera « pécuniairement responsable des  amendes » et « pénalement responsable en cas d’accident ayant entraîné un dommage corporel ». Prévoyant des autorisations de circulation sur toutes les routes publiques à partir du 1er janvier 2019, sans autorisation particulière, il sera intéressant d’observer les prochains mouvements du monde de l’assurance qui tend vers une déresponsabilisation du conducteur.

 

Jules Mouillé