Le gaz naturel découvert en Méditerranée orientale en 2011 sera en partie exporté vers l’Europe via Chypre. Grâce aux hydrocarbures et à sa position géographique, l’île se réapproprie la position de relais stratégique entre l’Europe et le Moyen-Orient qu’elle occupe historiquement. Elle fait ainsi son retour sur les échiquiers politiques et économiques régionaux.
En 2011, le consortium constitué du pétrolier américain Noble Energy et de l’israélien Delek identifie Aphrodite, un important gisement de gaz naturel, dans les eaux territoriales chypriotes. Il avait repéré précédemment les gisements Tamar, en 2008, et Léviathan, en 2010, dans les eaux israéliennes. Cette découverte sera suivie de celle de Zohr, en 2015, dans la Zone Économique Exclusive (ZEE) égyptienne. Grâce à ces gisements, dans une région historiquement pauvre en hydrocarbures, ces pays seraient en passe de devenir autonomes en gaz et pourraient même exporter leur production : ces découvertes modifient donc les équilibres régionaux établis depuis plusieurs décennies.
Dès la découverte de ces différents gisements, Chypre annonce qu’elle souhaite exporter sa production. Le marché interne est petit et l’économie nationale repose sur le tourisme et la finance. À ce titre, l’export d’hydrocarbures permettrait de diversifier les activités économiques de l’île. Cet intérêt rejoint celui de l’Union européenne qui, après les craintes de rupture d’approvisionnement en gaz suscitées par le conflit en Ukraine, inscrit la diversification de ses fournisseurs en gaz dans ses objectifs stratégiques. Le gouvernement chypriote dispose alors de trois options pour atteindre le marché européen :
- construire un pipeline via la Turquie
- construire une usine de liquéfaction
- construire un pipeline vers la Grèce
La construction d’alliances stratégiques dépend habituellement de critères fondamentaux qui sont les économies d’échelle ou le partage des ressources, des risques financiers et des technologies. À ceux-ci s’ajoutent des considérations politiques. Nous analyserons ces trois options sous ces angles.
Passer par la Turquie ?
La construction d’un pipeline vers la Turquie est a priori interdite par la division de l’île entre la République de Chypre et la République turque de Chypre du Nord depuis 1974. Cependant, la Turquie a fait preuve d’ouverture pour résoudre le conflit mais a conditionné ces avancées à une gestion commune des ressources gazières de l’île ou à l’export des hydrocarbures par la Turquie. Les analyses s’accordent sur le fait que le principal avantage de cette option serait économique : l’État turc dispose d’un vaste réseau de pipelines et a pour objectif de devenir un hub énergétique dans la région. L’étude géoéconomique The Cyprus hydrocarbons issue: context, positions and future scenarios estimait, en 2013, qu’un tel pipeline était l’investissement le plus rentable pour l’État chypriote.
La mise en place d’un tel projet est cependant impossible politiquement. En effet, il rendrait l’île fortement dépendante de la Turquie, alors même que cet État nie l’existence de la République de Chypre ; voire il permettrait une prise de contrôle du pays par la voie économique. Cette impossibilité s’illustre dans la « politique de réciprocité » mise en place par l’État turc depuis la découverte des gisements : selon cette règle, les explorations dans la ZEE de l’État chypriote donnent lieu à des actions similaires côté turc. Ainsi, la Turquie envoie le navire de prospection Piri Reis réaliser des études sismiques dans les eaux territoriales chypriotes, elle signe des accords d’exploitation avec la République turque de Chypre du Nord et fait pression sur les compagnies pétrolières, liant d’avenir des relations commerciales en Turquie aux investissements à Chypre. Ces actions, toujours d’actualité, ont pour conséquence le ralentissement de l’exploitation des gisements chypriotes.
Construire une usine de liquéfaction ?
La facilité de transport du gaz naturel liquéfié (GNL) est le principal avantage à la construction d’une usine de liquéfaction. L’État chypriote serait en mesure de vendre à une pluralité d’acheteurs et pourrait profiter du marché asiatique en expansion. Son principal défaut est son coût, estimé entre 7 et 10 milliards d’euros, alors que le pays se relève de la crise financière qu’il a connu entre 2011 et 2015. Le second inconvénient est la sécurité de l’approvisionnement en matière première. Les volumes découverts à Chypre sont conséquents, mais pas miraculeux : des partenariats sont nécessaires pour sécuriser cet investissement. Or l’Egypte, qui dispose des deux seules usines de liquéfaction de la région, était en 2015 en froid avec Israël sur les questions énergétiques. L’option d’une usine de liquéfaction pouvait donc être avantageuse à ce moment-là, grâce à la situation de quasi-monopole dans la région dont aurait bénéficié l’île.
Principales découvertes récentes de gaz au large des côtes de la Méditerranée orientale (2017)
Source : sites officiels de Noble Energy et d’Eni
Cependant, le contentieux ayant été réglé en mai 2016, la mise en place d’une éventuelle usine de liquéfaction chypriote entrerait en concurrence directe avec les usines égyptiennes actives.
Atteindre l’Europe par la Grèce
La construction d’un pipeline entre Israël et la Grèce passant par Chypre a été l’option retenue en décembre 2017 par ces États. Cette infrastructure serait aussi coûteuse que l’usine de liquéfaction et présenterait le même problème de sécurisation de l’approvisionnement. À ces risques s’ajoutent des difficultés techniques dues à sa profondeur (2 000 km par endroits) et sa longueur (1 150 km, soit quasiment autant que Nord Stream). Ce sera un des pipelines les plus profonds et les plus longs du monde.
Elle a de surcroît des avantages politiques que n’ont pas les autres options. Tout d’abord, elle donne lieu à une alliance entre Chypre, Israël et, ce faisant, les États-Unis. Nous pouvons voir cette dernière dans la place de médiateur du conflit turco-chypriote attribuée au lobbyiste Amos Hochstein, de l’agence américaine des ressources énergétiques (Bureau of Energy Resources). Par là, la République chypriote bénéficie des appuis diplomatiques et sécuritaires grecs et israéliens, symbolisés par la signature en février 2016 d’un status of forces agreement (SOFA) qui autorise l’armée israélienne à intervenir dans l’espace maritime et aérien chypriote.
Ainsi, les nouvelles ressources énergétiques accordent à la République de Chypre un plus grand rôle économique et davantage d’influence politique. La construction de ce pipeline entre Israël et la Grèce lui permet de se rendre incontournable à moyen-terme. En cela, elle retrouve la position de point d’appui entre l’Europe et le Moyen-Orient qu’elle occupe traditionnellement. Face au Moyen-Orient et au canal de Suez, l’île, colonisée par les Grecs, les Britanniques et les Ottomans, occupe historiquement une place stratégique pour contrôler la région – c’est d’ailleurs pourquoi la Grande-Bretagne y conserve les bases militaires d’Akrotiri et Dhekelia. Les hydrocarbures permettent donc à l’État chypriote de rompre un relatif isolement. Grâce à eux, Chypre se fait le pivot d’une route stratégique vers l’Europe.
Options d’exportation du gaz de Méditerranée orientale (2017)
Source : Institute of Energy for South-East Europe (IENE)
Kora SACCHARIN