Ancien haut fonctionnaire de la Défense, directeur général de la CEIS de 2005 à 2011, auteur et spécialiste du Moyen-Orient, Pierre CONESA a accepté de répondre aux questions du Portail de l’IE au sujet de la guerre économique entre le Qatar et l’Arabie Saoudite. La situation exposée dans cet entretien démontre que la guerre économique est une forme de conflictualité de plus en plus préférée à l’affrontement militaire. Surtout, elle confirme que les entreprises internationales sont les plus susceptibles d’être les premières victimes de ces conflits.
PIE : Lors de la mise en place de l’embargo, l’année dernière, des pays de la péninsule contre le Qatar, vous aviez alerté sur le fait que cette décision puisse se transformer en guerre économique globale susceptible d’affecter les entreprises françaises. Quelle est votre analyse 6 mois après le début de la crise ?
Pierre CONESA : La brutalité du déclenchement de cet embargo avec, en particulier, l’extension complète aux interdictions de survol aérien, de fermeture des frontières, etc., avait évidement de quoi inquiéter une certain nombre d’entreprises qui avaient des intérêts des deux côtés, aussi bien aux Émirats Arabes Unis et Arabie Saoudite d’un côté, que du Qatar de l’autre. Suite à cela, j’ai été mandaté par des entreprises françaises pour aller voir comment se posaient les problématiques sur place et éventuellement alerter les autorités politiques françaises. Effectivement cela avait quelque chose d’assez surprenant étant donné qu’on n’avait pas l’impression qu’il s’agissait d’une crise grave comme l’invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler. En effet, ce n’est pas une crise qui a pris place sur des enjeux militaires pour beaucoup de raisons : d’abord il y a la base américaine au Qatar et cela complique déjà beaucoup les choses, ensuite parce qu’il y avait vraiment pas matière à faire la guerre. Le risque de nature économique car la caractéristique de la région est qu’il y a très peu de commerce entre pays membres du Conseil de Coopération du Golf (CCG) : un investisseur est obligé de prendre un partenaire local qui soit propriétaire capitalistique majeur. Or un Qatari n’acceptera pas le sponsoring d’un Saoudien et réciproquement. Donc évidemment, il n’a pas de raison qu’un des citoyens d’un de ces États aille commercer dans un autre État du golfe puisque cela le mettrait dans des situations humiliantes sur le plan honorifique et commercial. Ces gens n’ont rien à s’exporter mutuellement. Comme le risque de pression économique était très élevé, la crainte de prise en otage des entreprises étrangères était entièrement fondée. Il était évidemment moins facile de faire pression sur les entreprises américaines ou chinoises, alors il restait les entreprises européennes qui pouvaient être fragilisées voire prises en otage dans ce scénario de crise.
PIE : Ce scénario s’est-il finalement produit ?
Pierre CONESA : Au début, il y a eu une alerte sur une grande banque d’affaire européenne qui a fait l’objet de pressions de la part de l’Arabie Saoudite pour qu’elle retire ses intérêts au Qatar. Ensuite, je n’ai pas entendu parler d’autres affaires de cette nature. Il semble que beaucoup de gouvernements occidentaux, et en particulier le gouvernement français, ont fait comprendre qu’il n’était pas question que des entreprises françaises soient prises en otage et que la France ne prendrait pas position sur le conflit.
PIE : La France a donc affirmé et même imposé, sa position de neutralité dans cette affaire ?
Pierre CONESA : Oui, je pense que le Président, dans des entretiens directs, a dû le faire savoir assez clairement. C’était une manière d’anticiper sur les idées qu’auraient pu avoir en tête l’un ou l’autre des pays-membres du CCG. Ce qui fait qu’on est dans une situation de blocage complet. Rien n’a changé. La caractéristique économique de cet embargo est intimement liée à la situation économique et géographique des parties prenantes. Les Emirat sont un des pays les plus concernés par cet embargo. En effet, toute la réexportation des produits étrangers européens, américains, etc… vers Qatar passait par Dubaï. Mais à cause des interdictions, la perte était donc considérable pour les Emirats dont le port de Dubaï ne pouvait plus faire son travail de réexportation. De même l’Arabie Saoudite ne pouvait plus exporter ses produits agricoles frais, vous pensez bien qu’immédiatement les Turcs, les Iraniens, les Français, tout le monde s’est précipité au Qatar, dont il faut rappeler que c’est un des pays les plus riches de la planète en pib/habitant, pour le fournir en tout ce que ses habitants désiraient. L’embargo n’est pas un embargo international, il ne concernait que l’Arabie Saoudite, Bahreïn, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis qui interdisaient les moyens qatariens. Donc tous les pays qui n’y participaient pas se sont précipités pour vendre leurs produits au Qatar par exemple, les avions français n’était pas interdits de survol du territoire saoudien.
PIE : Est-ce que la situation des acteurs concernés a évolué, au niveau leurs positionnements et dans les répercussions de l’embargo sur leurs économies et leurs systèmes politiques.
Pierre CONESA : Je ne l’ai pas remarqué. Lorsque j’y étais les supermarchés étaient pleins et le gouvernement Qatari était en train de construire un hangar de 250 000 m² car il avait déjà fait face à un embargo en 2013 et comme ça recommençait en 2017, il ne voulait plus se retrouver paralysé. On peut aussi mentionner la base turque construite au Qatar suite à un accord justement signé en 2014, peu de temps après le premier embargo. La Turquie se promettait d’envoyer 3 000 hommes sur sa base au Qatar. Ce partenariat renforcé de défense avec la Turquie fait aussi partie de la stratégie de défense du Qatar. À cet égard il faut rappeler une des 13 conditions posées à Qatar pour la levée de ce blocus était la fermeture de cette base, ce que Qatar n’a pas fait.
PIE : Ainsi, d’après vous, la situation n’est pas prête d’évoluer ?
Pierre CONESA : Non, parce que ce que sont des pays qui ne vivent pas de l’exportation (hors hydrocarbures), au contraire leur niveau de vie est assuré par l’importation. Donc si vous n’êtes pas fournisseur de l’un vers l’autre, le blocage diplomatique n’est pas sans issue : l’Arabie Saoudite aura toujours des gens qui viendront lui vendre ce dont elle a besoin, le Qatar pareil et les Emirats pareil. Dans un espace comme l’Union Européenne où la France est le premier client de l’Allemagne et l’Allemagne le premier client de la France, c’est sûr que s’il y avait un blocus entre l’un et l’autre les conséquences sur leurs industries seraient énormes. Mais là, comme il y a peu de commerce entre eux, ces attaques diplomatiques sont très limitées. En réalité, le paradoxe est qu’il y avait beaucoup de Saoudiens qui allaient passer des vacances à Qatar parce que l’ambiance y est beaucoup plus détendue qu’en Arabie Saoudite. Donc c’est ironique mais ce sont plutôt les Saoudiens qui sont sanctionnés par cette décision.
PIE : On a pu lire que le Qatar essayait de faire évoluer sa situation pour être préparé et plus résilient face à ce genre de crise. Peut-on comparer cela au comportement de la Russie lorsque celle-ci a voulu avoir une économie plus indépendante et plus diversifiée suite aux sanctions occidentales qui ont découlées de la crise en Ukraine ?
Pierre CONESA : C’est vrai, cependant le défi économique n’est pas de la même nature dans un micro-pays comme le Qatar et dans un pays comme la Russie. Alors qu’en Russie, il faut créer du travail sur place. Au Qatar ce sont surtout des travailleurs immigrés qui travaillent sur place tandis que les Qataris font du commerce. Que le pays ait tenté d’être plus préparé ou d’empêcher ce genre de scénario de se reproduise, oui ! Cela c’est notamment fait à travers des accords à long terme avec un certain nombre de fournisseurs et avec une politique plus indépendante vis-à-vis du cadre des accords commerciaux entre membres du CCG. Aussi, il est vrai que le Qatar cherche à avoir sa propre logique, aussi bien vis-à-vis des pays occidentaux, que des pays alentours.
Propos recueillis par Nicolas Raiga-Clemenceau