En période de remontée en puissance des armées européennes, le F-35 continue de séduire de nombreux pays européens malgré son prix et ses nombreux problèmes techniques. Existe-t-il une menace pour la souveraineté de l’Union européenne ?
Qu’est-ce qu’est le F-35 ?
Lancé en 1996, le programme F-35 Lightning II, développé par Lockheed Martin, portait sur un appareil unique pour les trois armes américaines (Air Force, Navy et Marines). Cependant, compte tenu des missions et des spécificités des trois composantes de l’armée américaine, ce sont trois modèles aéronefs qui furent développés : le F-35 A pour l’Air Force, le F-35 C pour l’US Navy (version embarquée) et le F-35 B pour les Marines et la Royal Navy (avion à décollage court et atterrissage vertical).
Le programme américain est également international. Il repose sur trois degrés de coopération entre les pays partenaires. Le niveau de coopération varie en fonction des investissements et des transferts de technologie concédés. Le premier niveau est uniquement pour le Royaume-Uni ainsi que les entreprises britanniques BAE Systems et Rolls-Royce. Au deuxième niveau se situent les Pays-Bas et l’Italie. Cette dernière assemble les F-35 à destination du marché européen. Les autres pays collaborateurs au troisième niveau financent le programme.
Dernièrement, le nombre d’avions commandés atteignait 3 056 appareils, dont environ 2 443 pour les Etats-Unis. Le reste de la commande, environ 600 avions, est destiné à l’exportation. Mais moins de 300 avions ont été fabriqués jusque-là. D’ici 2023, 670 F-35 devraient être livrés et mis en service. Cependant, le F-35 JSF (pour Joint Strike Fighter) connaît de nombreux problèmes dans son développement, sa production et sa mise en service. Un quart des appareils livrés ont été cloués au sol à cause d’incidents techniques. L’an dernier, le Pentagone a suspendu pendant 30 jours la réalisation du programme de dotation en F-35 de l'armée états-unienne. Récemment, le département américain de la Défense a interrompu les livraisons suite à un différend contractuel relatif aux frais de réparation d'une erreur de production.
En dépit des nombreux problèmes techniques, du prix exorbitant et des polémiques récurrentes, plusieurs pays européens confirment leur volonté d’acquérir des F-35.
Fragmentation au sein des forces armées européennes
Au sein même de l’Union européenne, il existe un ancien clivage entre la solidarité européenne et celle avec l’outre-Atlantique, notamment parmi les forces aériennes. Héritage culturel, l’Europe de l’Est est à la fois équipée américain (F-16 et F/A18) et russe (Mig), tandis que l’Europe centrale est armée européen (Eurofighter/Tornado et Gripen). À l’inverse l’Ouest, hormis la France, est plus conciliable en mêlant matériel américain et européen. Seulement six pays ne volent pas américain : la France, l’Allemagne, la Suède, la République Tchèque, l’Autriche et la Hongrie. Au sein de ce petit groupe, la Suède et la France utilisent leurs produits nationaux : le Gripen et le Rafale. L’Allemagne et l’Autriche emploient l’Eurofigther tandis la Hongrie et la Tchéquie volent avec l’avion suédois.
Différentes raisons expliquent l’atlantisme des pays européens. En achetant américain, cela permet l’accès au groupe mondial restreint : celui des pays qui achètent exclusivement made in USA. Une telle dispersion des pays membres provient d’une industrie aéronautique européenne trop éclatée entre Airbus, Dassault et Saab. Le succès mitigé de l’Eurofighter et les débuts difficiles de l’A400M démontrent bien les limites d’un projet européen commun, ralenti à la fois par les intérêts nationaux et les différentes visions stratégiques. C’est pourquoi les quelques pays européens qui ne possèdent pas d’industrie aéronautique nationale préfèrent se tourner vers les États-Unis qui fournissent l’appareil et le service intégré. Même si les quantités commandées ont diminué ces derniers temps, importer le produit américain constitue une menace pour les autres industriels européens et in fine l’indépendance stratégique de l’Europe.
Dès lors, la défense en Europe devrait connaître un changement significatif. Le F-35 JSF équipera bientôt les armées de plusieurs pays européens alors que trois avions de combat européens sont disponibles et opérationnels sur le marché : le Rafale (Dassault), l’Eurofighter (Airbus, BAE Systems et Leonardo) et le Gripen (Saab).
L’Italie a commandé 90 avions. La Norvège souhaite remplacer ses 56 F-16 par 52 F-35. La Finlande, quant à elle, veut remplacer ses 64 F/A-18 Hornet en service. L’appel d’offre finlandais de 10 milliards d’euros met en concurrence quatre industriels aéronautiques : Dassault, Saab, BAE Systems et Lockheed Martin. Le Royaume-Uni a diminué le nombre de F-35 voulu, passant de 138 à 70 avions désormais. En ce qui concerne le Danemark, celui-ci souhaite acquérir 27 appareils mais les F-35 ne seraient pas en mesure de réaliser les 250 heures de vol/an imposés par l’armée danoise. Cet inconvénient éloignerait Lockheed Martin du contrat de 8,8 milliards d'euros. Les Pays-Bas comptent acheter 35 modèles et non 85 comme il était convenu. Dans le cadre de l’accord de coopération aérienne DATF de 1996, la Belgique pourrait imiter son voisin néerlandais. Bruxelles mutualise déjà avec Amsterdam les missions et les infrastructures liées à la maintenance et au déploiement de leurs F-16. L’idée de partager les coûts liés aux F-35 séduit grandement la Belgique. Cette éventualité se ferait au détriment d’un choix pro-européen, celui de Dassault Aviation qui propose un partenariat européen pour remplacer les F-16 belges. Enfin, l’Allemagne est le dernier pays en date devant se positionner sur le futur successeur du Tornado. Plusieurs concurrents sont en lice : le F-35 de Lockheed Martin, le Super Hornet de Boeing et le Strike Eagle de McDonnell Douglas.
Le F-35 : remise en cause du projet européen de défense commune
L’avion de combat de Lockheed Martin présente un inconvénient de taille, celui diviser l’Europe pour mieux y régner. En s’équipant de F-35, un groupe européen restreint pénalise les autres partenaires équipés d’appareils de 4ème génération (Rafale, Gripen et Eurofighter). Cela a pour conséquence d’isoler les industriels européens de l’aéronautique (Dassault Aviation, BAE Systems, Saab, Airbus, etc) sur leur propre territoire et de les asphyxier en les privant d’opportunités sur le long terme.
Le succès du F-35 provient d’un soutien de poids, celui de l’OTAN. D’une part, Dans le cadre de la dissuasion assurée en Union européenne par l’OTAN, le F-35 est considéré comme le futur porteur de la « nouvelle » bombe atomique américaine B61. D’autre part, depuis longtemps, l’UE se repose sur l’Alliance pour assurer sa protection. Les européens privilégient le matériel américain pour s’inscrire dans la continuité de l’Alliance. Le but serait de permettre l'interopérabilité des forces armées via des appareils de même manufacture. Ledit argument est surtout un moyen pour les États-Unis de maintenir une dépendance des pays déjà consommateurs de matériel américain, notamment ceux européens. Au final, cette obédience européenne représente une manne financière pour les industriels américains qui fournissent ces derniers, attachés à une défense opérationnelle.
Cette Europe tributaire du matériel américain enraye le projet de relance de la défense européenne. Dès lors, Il est plus difficile de s’accorder pour produire et acheter européen. L’OTAN fait pression pour maintenir l’accès américain au marché européen. Lors d’une réunion de l’Alliance en février 2018, le secrétaire général Jens Stoltenberg avait commenté l'initiative européenne : « l'UE ne doit pas se substituer à ce que fait l’OTAN » et elle « ne doit pas fermer ses marchés de défense ». Il ne faudrait pas priver les industriels de l’armement d’outre-Atlantique de l’énorme marché européen de l’armement, surtout lorsque les pays membres de l’OTAN augmentent leur budget de défense.
La France résiste encore et toujours
Le F-35 inquiète la France autant qu’il séduit. Lors d’une audition à l'Assemblée nationale le 19 juillet dernier, le chef d'état-major de l'armée de l'Air française, le général André Lanata, avait déclaré : « Le F-35 va constituer rapidement un standard de référence dans les armées de l'air mondiales, pas uniquement aux États-Unis mais aussi chez nos principaux partenaires. Que l'on soit surclassé par les États-Unis n'est pas surprenant, que l'on commence à l'être par des partenaires équivalents est une autre affaire ». Le général appréhende l’arrivée de l’avion de cinquième génération qui menacerait le développement d’un prochain avion de combat à l’échelle européenne. Le nouvel avion de combat américain met en péril la souveraineté nationale et européenne.
En février dernier, le PDG de Dassault Aviation, Eric Trapier, s’est exprimé sur le cas du F-35 lors de son audition devant la commission de la Défense de l'Assemblée nationale au sujet de la loi de programmation militaire 2019-202. Il avait déploré les pressions de l’OTAN et de James Mattis sur les efforts européens dans le domaine de la défense. Par ailleurs, le PDG français a également dénoncé une concurrence biaisée au profit du clan atlantiste. Les appels d’offre de la Belgique et des Pays-Bas auxquels a postulé Dassault Aviation furent jugés par ce dernier comme trop bien calibrés, taillés pour l’appareil de Lockheed Martin. Les Pays-Bas feraient office de vecteur d’influence pro-américain sur le choix belge pour remplacer le F-16. Une influence amplifiée par l’accord DAFT entre Bruxelles et Amsterdam.
Le clivage au sein même de l’Union européenne s’observe bel et bien à travers cet exemple.
Un programme coûteux et inachevé : le pari risqué
Le vice-amiral américain Mat Winter a averti que si le prix exorbitant de l’appareil continuait de grimper, le budget américain ne pourrait pas suivre le rythme. En effet, si le Pentagone ne parvient pas à réduire les coûts d'exploitation et de soutien de 38% sur une décennie, sur les 1 763 avions prévus, 590 devront être retirés de la commande. Or, des retards sont constatés dans la phase finale de développement qui consiste en une série de tests de combat intense.
Face aux récurrentes déconvenues du F-35, ce dernier est régulièrement comparé au A-10 Warthog, un avion de soutien aérien conçu dans les années 1970 et largement éprouvé au combat. Il est conservé pour l’exercice 2018 malgré que l’Air Force souhaite le retirer du service. Cette décision du Congrès américain paraît d’autant plus étrange lorsque le F-35 est vendu et encensé à travers le monde. Malgré le nombre croissant de nouveaux appareils, le taux de disponibilité à l’échelle de toute la flotte de F-35 tourne autour des 50% depuis 2014. Ce taux faible est le résultat des pièces de rechange qui font défaut. Malgré tout, le chiffre d’affaire prévu en 2027 pour Lockheed Martin atteindrait les mille milliards de dollars. Un nouvel espoir pourrait survenir avec le projet franco-allemand d’un nouvel avion de combat.
Amaury Gatinois