Sur la scène internationale géoéconomique, le gaz s’est progressivement imposé depuis plusieurs années comme étant un atout stratégique et une ressource clé. En effet, il bouleverse la cartographie stratégique habituelle en menant au développement de nouveaux jeux d’alliance et de négociation.
En Europe, les enjeux liés au gaz sont particulièrement exacerbés en raison de la volonté du territoire de devenir moins dépendant des ressources gazières russes. De fait, l’émergence de nouveaux exportateurs de gaz avec qui négocier représente une opportunité majeure pour plusieurs acteurs, États ou compagnies pétrolières notamment.
La découverte de nouveaux gisements gaziers en Israël, ajoutés au potentiel énergétique de l’Égypte, ainsi qu’aux ambitions turques, laissent à penser que la Méditerranée est désormais un théâtre majeur pour le jeu énergétique. Bien que les gisements méditerranéens soient loin de représenter l’essentiel des ressources gazières mondiales, leur localisation soulève des enjeux très géopolitiques. On constate ainsi que le gaz, source d’énergie et d’opportunités, s’est transformé en nouvelle source de tensions. La domination énergétique se jouera très probablement entre Israël et l’Égypte, ouvrant une nouvelle phase de développement dans la région ; à la fois un développement économique et commercial, et le développement de nouvelles rivalités et luttes de pouvoir.
Entre compétition et stratégies nationales
Les nouveaux gisements de gaz découverts en Israël viennent en effet contrer l’apparente domination énergétique de l’Égypte, qui avait commencé à se dessiner. Chose encore plus frappante, alors même que l’Égypte était un important producteur de gaz, un contrat présenté comme « historique » a été signé entre ce pays et Israël qui se positionne désormais comme le nouveau fournisseur de l’Egypte. Cette dernière a vu son potentiel de leader diminuer en raison de besoins énergétiques accrus liés à une croissance démographique importante et à l’explosion de la consommation d’énergie.
Il est alors paradoxal de constater que les deux acteurs qui seront en compétition à l’avenir pour la domination du marché gazier sont, pour l’instant, dans une phase de coopération. Cependant, cet accord semble plutôt être l’ébauche de stratégies propres aux deux pays. D’une part, de bonnes relations et un contrat avec Israël pourraient permettre à l’Égypte de mieux rebondir et de gagner du temps afin de développer de nouveau son propre marché gazier à la suite de la découverte du gisement Zohr en 2015. Grâce à cette importante nouvelle source de gaz, il y a fort à parier que l’Égypte retrouvera tôt ou tard le chemin de l’indépendance énergétique. Passer un accord avec Israël représente donc en quelque sorte une transition pour ensuite pouvoir revenir en force.
D’autre part, Israël doit composer avec l’absence, sur son territoire, d’infrastructures adaptées au gaz. Les ressources gazières impliquent en effet des installations spécifiques et coûteuses (à savoir des pipelines, donc des tuyaux devant traverser des pays). La demande intérieure, si forte soit-elle, ne peut suffire à financer ces investissements : tout l’enjeu est alors de trouver des débouchés. Pour Israël, un contrat avec l’Égypte constitue la possibilité de se lancer concrètement, de susciter une demande extérieure importante et relance ainsi l’espoir de dominer le marché avant que l’Égypte ne reprenne le dessus.
Des rivalités régionales ravivées
Il est ici utile de rappeler qu’un contrat avait précédemment existé entre Israël et l’Égypte, lorsque cette dernière était indépendante sur le plan énergétique et se positionnait comme un puissant exportateur gazier. Or, ce contrat n’avait pas résisté aux tensions entre les deux États : leurs relations avaient été fragilisées par le renversement du raïs, ainsi que par des opérations de sabotage du gazoduc. L’Égypte considérait également ce contrat comme trop avantageux pour Israël. La question principale ici est alors de savoir si Israël et l’Égypte pourront aller au-delà de leurs divergences et rivalités historiques. Plutôt que d’un réel dégel des relations entre les deux pays, il semble ici plus adéquat de parler de stratégies individuelles de développement, témoignant de la course au leadership énergétique qui s’est discrètement lancée en Méditerranée. Cet élément est d’autant plus vrai que des différences de perception majeures entre Israël et l’Égypte semblent préexister. Si Israël parle de contrat historique, et semble intimement convaincu que cette alliance sera la clé du succès, l’Égypte s’avère plus mesurée et reste prudente vis-à-vis de l’accord. Ce dernier pourrait d’ailleurs très bien être rompu, n’étant pas considéré comme officiel par l’Égypte. Tout dépendra des bénéfices que cet accord sera en mesure d’apporter à l’Égypte. Ainsi, ces différents points de vue, symboles des divergences de longue durée entre les deux acteurs, constituent une source potentielle de tensions supplémentaires, et soulignent le caractère déstabilisateur des ressources énergétiques, ou du moins de leur gestion.
La question des partenariats avec des États au-delà de la Méditerranée ravive également les tensions. En l’état actuel des choses, tout semble indiquer que l’Europe privilégiera l’Égypte pour ses importations : un rapport du Parlement européen de 2017 (rédigé par la Direction générale des politiques externes) stipule ainsi que « l’Egypte semble détenir la clé du futur du gaz dans l’Est Méditerranéen ». En plus des infrastructures qui la rendent plus compétitive, l’Égypte semble concentrer plus d’atouts qu’Israël, et notamment en termes de frontières. L’Égypte dispose de frontières fixes, là où Israël n’est toujours pas d’accord avec le Liban quant à ses frontières aussi bien terrestres que maritimes. Il paraît donc bien plus facile de commercer avec l’Égypte, qui ne rencontre a priori pas de conflits liés à des empiètements abusifs sur les ZEE d’autres États de la zone. Pour autant, l’Europe a tout de même décidé de conclure des accords séparés avec l’Égypte et Israël : si cette stratégie peut servir les intérêts européens, elle constitue néanmoins un nouvel élément perturbateur dans les relations entre les deux États en maintenant une compétition entre eux.
De fait, tous ces nouveaux éléments conduisent à dire qu’il n’est pas toujours vrai de penser que le développement économique d’une région permettra de régler les tensions géopolitiques. La preuve en est ici que le succès gazier de certains pays suscite encore plus de tensions et de rivalités.
L’impact des acteurs régionaux et internationaux
Les enjeux liés au gaz en Méditerranée ne concernent pas uniquement Israël et l’Égypte, mais sont également connectés à d’autres acteurs régionaux ou internationaux. En premier lieu, la question de la domination énergétique ne se règlera pas sans l’irruption de la Turquie dans les stratégies locales. Erdogan veut, depuis longtemps, de faire de la Turquie un hub énergétique, une ambition qui entre en compétition avec les aspirations de l’Égypte, dont beaucoup considèrent désormais qu’elle est la seule à pouvoir réellement représenter une plaque tournante du gaz et un pays d’exportation vers l’Europe. La Turquie a déjà prouvé qu’elle pouvait agir pour empêcher le développement d’autres États de la zone qui pourraient être une menace potentielle pour son leadership (elle l’a notamment démontré avec Chypre). Par ailleurs, les relations entre la Turquie et Israël sont actuellement au point mort, depuis l’incident de la « flottille de la liberté » en 2010 (qui avait coûté la vie à neuf ressortissants turcs pro-palestiniens). Il est alors possible de penser que la Turquie ne laissera pas Israël devenir un acteur majeur du gaz dans la région, ce qui ne pourra que renforcer les tensions.
Au-delà de la Turquie, il ne faut pas non plus oublier le rôle pris par les grands groupes étrangers dans la région : l’italien ENI a découvert les grands gisements égyptiens ; le contrat entre Israël et l’Égypte a été signé par la société égyptienne Dolphinus et par un consortium israélo-américain (Delek et Noble Energy). Ce que ces exemples démontrent, c’est que des groupes tels qu’ENI ont compris les enjeux à l’œuvre en Méditerranée, qui seront déterminants pour le futur énergétique de la région et du monde. À cette influence des grandes compagnies, on peut aussi ajouter la présence, toujours en filigrane, des États-Unis, qui comptent bien ne pas rester passifs dans la région et prouver qu’ils la gardent à l’œil et sous contrôle, notamment face aux ambitions russes ou chinoises qui ont des liens de plus en plus étroits avec Ankara. Dans tous les cas, l’enjeu pour Israël, l ‘Égypte, ainsi que les autres acteurs régionaux, sera de se rendre le plus compétitif possible pour continuer à susciter l’intérêt des protagonistes clés de l’énergie, pour la région.
Ce qui importe alors, c’est de voir que la lutte pour la domination énergétique en Méditerranée risque fort d’accroitre encore un peu plus la volatilité géopolitique de la région. Les stratégies individuelles ne permettront sans doute pas de construire le Moyen-Orient ou la zone Méditerranée comme un acteur de l’énergie puissant car unifié.