Le 14 mai 2018, Conférence co-organisée par la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, l’Académie de l’Intelligence Economique et France Audacieuse.
Avec la participation de :
Paul-Albert Iweins, Hervé Juvin, Pierre Lellouche, Jean-Michel Quatrepoint, Claude Revel
La conférence est accueillie par Olivier Mousson, Président de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, qui évoque l’histoire de cette association créée en 1801 par Bonaparte, première association reconnue d'utilité publique, avec pour objet, face à la Grande-Bretagne, puissance économique concurrente de l’époque, de soutenir l’industrie, terme qui désignait l'ensemble des activités économiques : l'industrie manufacturière et également l'agriculture, la finance, le commerce.
Alexia Germont, Présidente de France Audacieuse (think tank apolitique reconnu d’intérêt général qui poursuit une ligne libérale, européenne et humaniste et qui œuvre à l’émergence d’une société civile experte dans le débat public), présente le thème de cette soirée de réflexion qui ne saurait être plus d’actualité, après la sortie des États-Unis de l’accord avec l’Iran. La question de la place de la France et de l’Europe face à l’imperium juridique américain est au cœur du débat. Car les faits sont là : de nombreuses entreprises européennes sont poursuivies et sanctionnées par les États-Unis par le biais d’amendes qui se chiffrent le plus souvent en millions voire milliards de dollars, notamment pour violation d’embargo ou de la législation américaine en matière de lutte contre la corruption. Au motif, par exemple, que le dollar est utilisé comme monnaie, ou qu’un serveur américain fait transiter des opérations, le droit américain s’applique partout dans le monde. Face à cet imperium juridique américain peut-on parler d’une naïveté française et européenne ? Peut-on travailler à réduire collectivement l’exposition à l’application extraterritoriale du droit américain ?
Alexia Germont présente ensuite les intervenants, experts reconnus en la matière, réunis pour traiter ce sujet essentiel, à l’intersection de questions juridiques, géopolitiques, économiques :
Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique et auteur notamment de l’ouvrage Alstom, scandale d’État (Fayard, 2015), modérateur de la table ronde.
Pierre Lellouche, ancien Secrétaire d’État chargé des affaires européennes, ancien Secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, Président de la Mission d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine.
Claude Revel, co-auteur de L’autre guerre des Etats-Unis avec Eric Denécé (Robert Laffont, 2005) et ancienne Déléguée interministérielle à l’Intelligence économique.
Paul-Albert Iweins, avocat associé du cabinet Taylor Wessing, ancien Bâtonnier du Barreau de Paris et ancien Président du Conseil National des Barreaux.
Hervé Juvin, Président de Natpol DRS, Vice-Président de Geoprama et auteur en 2016, pour l’Observatoire Eurogroup Consulting, du rapport La guerre du droit pénal américain aura-t-elle lieu?
Alain Juillet, ancien directeur du Renseignement (DGSE), ancien Haut Responsable pour l’intelligence économique en France auprès du Premier Ministre, Président de l’Académie de l’Intelligence Economique.
Alain Juillet, en visioconférence, ouvre le débat en rappelant les poursuites depuis quelques années de la justice américaine contre des entreprises françaises et européennes ; il s’agit au départ de lutte anti-corruption mais dans la réalité ces lois américaines extraterritoriales s’avèrent être un moyen d’accompagnement de la politique internationale et commerciale américaine, et un moyen pour stopper ou au minimum freiner l’expansion des entreprises européennes quand celle-ci se fait au détriment des entreprises américaines. Les dossiers Alcatel, Alstom, Technip, Total, Société Générale et BNP Paribas en sont l’illustration. Est-il normal dans un marché planétaire qu’un pays veuille imposer sa loi à tout le monde, et qu’ainsi par exemple, le Président Trump dans sa politique de sanctions contre l’Iran, interdise à toutes les entreprises dans le monde de travailler avec l’Iran ? Le même problème se pose pour tous les pays que ce soit l’Allemagne, la France ou d’autres pays. La logique pour ne pas accepter ce diktat venu des Etats-Unis serait que l’Europe tout entière vote contre cette application de loi extraterritoriale hors les cas de lutte contre la corruption. Si l’action du Président Trump avait pour conséquence de fédérer l’Europe autour de la défense de son industrie, ce serait un côté positif de sa politique. Et cela mieux vaut tard que jamais !
Jean-Michel Quatrepoint ouvre la table ronde en soulignant qu’il aura fallut en effet la décision du Président Trump dans sa politique contre l’Iran pour que la classe politique en France et en Europe découvre une réalité que beaucoup connaissaient déjà depuis plusieurs années. Et ce n’est pas du complotisme que de dire que Patrick Kron a été obligé de vendre une partie d’Alstom à General Electric à cause également de l’action de la justice américaine. L’extraterritorialité du droit est pour les Etats-Unis une arme dans la guerre économique qu’ils mènent. Et ce phénomène existe depuis plus de 20 ans. Les États-Unis se vivent comme le nouveau peuple élu : leurs victoires contre les Nazis en 1945, contre les Communistes en 1989-90, leur performance économique, témoignent selon eux de la supériorité de leur modèle sur tous les plans, économique, politique et moral. Ils affirment ainsi une vision universelle au nom de leur compétence universelle; ils énoncent donc des grands principes valables pour tous, qu’ils font respecter à travers un arsenal juridique, à travers la puissance du dollar qui représente 70 % des transactions du commerce international, à travers la technologie qui permet de tout savoir et surtout utilise les composants et logiciels américains. Cette compétence est également universelle en ce qu’elle s’applique à toutes les activités humaines. Cela a commencé dans les années 80 avec la déréglementation des télécoms et des transports aériens, qui a été faite chez eux et qu’ils ont imposée aux Européens au nom de la libre concurrence. Cela continue dans les années 90 avec la lutte contre la corruption dans le commerce international. Et les Etats-Unis demandent aux autres pays de faire de même au nom de la libre concurrence.
Ils font de même pour leur politique d’embargo qu’ils demandent aux autres pays de suivre au motif que « mes ennemis doivent être les vôtres ». L’arsenal juridique (FCPA, SOX, FATCA etc…) est immense, l’offensive est tous azimuts et s’attaque aussi aux organisations sportives, FIFA, CIO. Une offensive fort habile car il est très difficile de s’opposer à un Soft Power qui s’appuie sur les droits de l’Homme, la lutte contre la corruption, la libre concurrence non faussée, les droits des consommateurs, le droit des minorités etc…. L’extraterritorialité du droit américain est bien une arme qui contraint les entreprises non américaines à se couler dans ce moule. Les Etats-Unis décident qui peut commercer avec qui. Ils peuvent ainsi affaiblir voire éliminer des concurrents.
Les autorités américaines ont infligé 125 milliards de dollars d’amende aux banques étrangères, entre 2008 et 2017 ; une part correspond à leur rôle dans la crise des subprimes et fraudes diverses sur les marchés, mais il y a 15 milliards au titre de la rupture d’embargo et cela vise surtout des banques françaises pour plus de 10 milliards. Les sanctions américaines et la liste des embargos sont à géométrie variable, ce qui crée un aléa terrible pour les entreprises. L’OFAC, bureau de contrôle du Trésor américain, ne gère pas moins de 27 programmes de sanctions économiques. Dans le domaine industriel, le montant des amendes infligées à des entreprises non américaines atteint 6 milliards de dollars, dont 800 millions pour Siemens, près de 800 millions pour Alstom et près de 1 milliard pour la société Telia. Alcatel et Technip ont également fait l’objet de poursuites, et fragilisées par ces fortes amendes, ont ensuite dû fusionner avec des entreprises américaines. Les secteurs concernés sont ceux où les États-Unis entendent conserver leur leadership. Et toutes ses amendes sont comme des primes et des bénéfices pour l’administration, le secteur judiciaire et les cabinets américains.
Le cas Alcatel remonte à plusieurs années et à l’époque bien peu de politiques y avaient prêté attention. Les entreprises visées par une procédure américaine tentent de régler le dossier discrètement en faisant le gros dos. Personne ne veut aller à la bataille. Pourtant elles y auraient peut-être intérêt. La France et l’Europe ont pris conscience tardivement du problème et de l’impact de l’extraterritorialité du droit américain sur les économies européennes. Les affaires BNP Paribas et Alstom ont été des électrochocs : le Parlement s’est saisi du dossier. Ont ainsi été rendus le rapport de Pierre Lellouche et Karine Berger en 2016, et tout dernièrement celui de la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale sur la politique industrielle de la France, qui a disséqué le cas Alstom. Enfin le Sénat va se pencher sur le problème des Français dits « Américains accidentels » soumis à une double imposition du fait de la loi FATCA.
Une première réponse à cette extraterritorialité a été apportée par la loi Sapin2 au niveau national et par le RGPD au niveau européen. Est-ce suffisant ? Quelles autres réponses sont possibles au niveau français et européen? La table ronde réunie ce soir va en discuter.
Claude Revel rappelle ensuite le contexte historique et politique : la volonté d’encadrement de la mondialisation par les Etats-Unis depuis les années 70, les sanctions extraterritoriales depuis à peu près 2006, et l’absence de réaction des Européens à ces actions.
Les Etats-Unis ont très tôt compris et l’ont façonné, ce gigantesque mouvement qu’on a appelé mondialisation ; ainsi leurs think tanks comme le Rockfeller Center travaillaient dès les années 1970 sur un cadre réglementé et sur les outils de la Soft Law et de la standardisation. Et en 1977, à la suite de scandales retentissants comme les affaires Lockheed-Martin, Bananagate et avec l’arrivée du Président Carter, a été votée une loi, le FCPA, qui ciblait la corruption sur les marchés étrangers pour des raisons économiques, puisque la corruption fausse le marché et limite l’innovation, et pour préserver l’image des Etats-Unis touchée par ces scandales. Longtemps cette législation s’est appliquée aux seules entreprises américaines.
À partir des années 80 s’est développée l’idée selon laquelle ces entreprises étaient déloyalement concurrencées par les entreprises européennes qui n’avaient pas les mêmes contraintes. C’est ainsi que le FCPA a été extraterritorialisé en 1988 puis multilatéralisé via une convention de l’OCDE en 1996. Cette même année ont été adoptées les lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy sur les embargos contre Cuba, l’Iran et la Libye. Puis après les événements du 11 septembre 2001 il y a eu le Patriot Act, et en 2008, le FISA Amendments Act permettant notamment d’avoir accès aux données d’internautes étrangers.
Dans leurs actions extraterritoriales de lutte contre la corruption , les États-Unis n’ont cessé de faire valoir qu’ils devaient réagir aux atteintes de leurs concurrents et à l’incapacité des Etats étrangers de faire respecter le droit, en développant le concept de level playing field. Ils ont évalué que leurs pertes dues à cette situation de concurrence déloyale se sont élevées à 11 milliards de dollars (l’origine de ces données n’est pas connue), toutes thèses relayées par diverses organisations. C’est en 2006 que pour la première fois une compagnie étrangère a été condamnée en application de la loi FCPA: la Statoil, compagnie norvégienne qui a été condamnée à 10 millions$. Ensuite en 2008 il y a eu la condamnation de Siemens (800 millions$). Et du côté des banques, Crédit Suisse a été la première à être condamnée en 2009 (536 millions$).
Le vrai génie de ces actions est d’être soutenu par des objectifs américains non niés:
- La grandeur de l’Amérique et de ses entreprises,
- Faire rayonner le droit américain par patriotisme mais aussi parce que le droit est devenu un marché, très lucratif,
- ffaiblir des concurrents étrangers, le tout sur une base morale revendiquée (la lutte contre la corruption) non contestable.
Les Américains défendent leurs intérêts face à des concurrents particulièrement mous et dont l’absence de réaction a laissé prospérer ces actions. En France, il y la loi du 26 juillet 1968, modifiée en 1980, appelée par les Américains French blocking statute, qui a comme équivalent américain le blocking statute. C’est en fait une loi d’aiguillage qui permet de porter la demande d’information de l’autorité étrangère sur une entreprise française auprès de l’Etat. Elle été peu activée et peu appliquée par l’État français même quand les entreprises y font appel. Ce qui permet aux Américains de dire, à juste titre, qu’elle est inopérante puisqu’on ne l’applique pas.
Claude Revel a essayé de la renforcer par l’intermédiaire du projet de loi sur le secret des affaires en augmentant les sanctions et en restreignant la totale liberté de circulation des données financières qui étaient auditées afin de bloquer certaines informations financières. Cela a suscité de nombreuses oppositions de très diverses origines et n’a pas été adopté. Cette proposition de réforme pourrait être reprise, notamment via la directive sur le secret des affaires, pour faire échapper certaines informations financières aux procédures de discovery et de monitoring.
Les autres solutions pourraient être les suivantes :
- par le règlement européen de 1996 pris en réaction aux lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy, qui pourrait être actualisé en modifiant les annexes. C'est en cours depuis 2014, sans résultat.
- par l’intermédiaire de l’OMC,
- dans le cadre de la négociation du TTIP,
- par le toilettage de la convention de la Haye de 1970, sur l’obtention des preuves à l’étranger, en matière civile et commerciale.
Pour conclure, il faut une forte conviction politique et une forte action au niveau national et à Bruxelles, pour faire avancer les textes et les actes.
Pour Paul-Albert Iweins , nous entrons dans un monde qui n’est plus celui auquel nous avons été habitués. Cela a pu conduire à des malentendus et à de très graves sanctions, notamment contre des entreprises françaises. Il a découvert ce mécanisme à travers la défense de Frédéric Pierucci, ancien cadre dirigeant d’ALSTOM actuellement détenu aux Etats-Unis pour avoir été impliqué dans une affaire de corruption qui ne concerne en rien les Etats-Unis mais l’Indonésie en 2003. C’est un mécanisme assez effroyable qui peut toucher toutes les entreprises européennes.
Les États Unis ont décidé de faire régner leur droit sur le monde, contrairement aux principes du droit pénal classique qui est un droit d’application nationale. Jusqu’alors, les seules exceptions à la règle territoriale concernaient les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, du ressort de la justice pénale internationale. C’était une bonne chose car cela s’applique aux crimes les plus graves. Curieusement cependant les Américains non seulement n’ont pas ratifié la Convention relative à la Cour pénale internationale mais ont tout fait pour l’empêcher de fonctionner!
En revanche, ils ont décidé que la corruption était un mal endémique auquel il fallait s’attaquer. Comment procèdent-ils ? Ils font une veille sur le monde entier et quand ils voient que quelque chose ne va pas, par exemple cette histoire de centrale d’ALSTOM en Indonésie en 2003, le département de la justice (DOJ) intervient, envoie une lettre au président de la société concernée pour l’inviter à venir s’expliquer. S’il n’y a pas de réponse de la part de l’entreprise, les lettres du DOJ qui suivent sont de plus en plus comminatoires et menaçantes. Et c’est ainsi que Frédéric Pierucci, de passage aux Etats Unis, s’est retrouvé 14 mois en détention provisoire.
L’entreprise comprend enfin que l’affaire est grave et prend alors sérieusement contact avec le DOJ. Le département de la justice demande la coopération pleine et entière de l’entreprise, sinon il a les moyens de déclencher une poursuite judiciaire aux États-Unis avec le risque d’une condamnation qui la priverait d’accès aux marchés publics américains. La coopération doit être pleine et entière, avec l’obligation de total disclosure (s’il y a une seule omission, il n’y a pas d’absolution). L’entreprise se voit enfin proposer un Deferred Prosecution Agreement (DPA), système qui vient de la justice des mineurs et permet d’éviter la condamnation comme l’inscription au casier judiciaire. En échange, le DOJ demande à l’entreprise payer une amende et de renoncer à un certain nombre de choses, comme la prescription et le legal privilege qui lie l’entreprise à son avocat américain. A la différence du secret professionnel de l’avocat continental, le legal privilege est de nature contractuelle, le client peut en délier son avocat alors que le secret professionnel de l’avocat continental est d’ordre public : le client ne peut en délier son avocat même sous la pression du procureur.
L’on rentre ainsi dans une logique d’autodénonciation et d’amende, mais ce n’est pas terminé, car une fois le DPA conclu pour le passé, il y a le monitoring, payé par l’entreprise et qui peut durer cinq ans. Par exemple pour la BNP une équipe de moniteurs a été désignée par le DOJ américain pour vérifier que cette banque se conduit bien dans tous les domaines ; ces monitors ont les moyens de se faire remettre tous les documents de l’entreprise, ce qui pose le problème du secret des affaires, même si les monitors déclarent être des professionnels indépendants. Il y a bien la loi de blocage, qui permet aux entreprises de ne pas donner à la justice américaine dans le cadre de la procédure dite de discovery, des pièces qui pourraient porter atteinte à leurs intérêts stratégiques, mais les juridictions américaines ne la prennent pas vraiment en compte.
Elle est donc d’un piètre effet, même dans le cadre du monitoring.
Evoquant en conclusion le livre de Philippe Fabry, Histoire du siècle à venir – où va le monde selon les cycles des civilisations (Edition Jean-Cyrille Godefroy, 2015), qui travaille sur les cycles historiques, Paul Albert Iweins conclut en soulignant que face à la puissance américaine qui est équivalente à celle de Rome au début de l’Empire romain, la seule façon de lutter, c’est l’Europe pour autant qu’elle veuille bien se constituer en force de contre frappe.
Hervé Juvin ouvre son propos par deux réflexions politiques : la globalisation et la politique de Donald Trump. A partir du moment où il y a globalisation, donc libre circulation de marchandises, de services et de flux financiers, il est souhaitable pour toute entreprise qu’une loi unique s’applique à tout le territoire globalisé : cela coute moins cher, cela assure la fluidité, la mobilité et la liquidité, qui sont les plus grandes valeurs des marchés. C’est la notion de « global playing field » ; une loi unique pour un marché unique. Or cette exigence de la globalisation vient heurter de plein fouet le principe de la démocratie qui est le pouvoir d’un peuple de se donner ses propres lois. Le choc est d’autant plus violent que les initiateurs de la globalisation, les Etats-Unis, entendent bien que la loi mondiale des affaires soit la loi américaine !
Il faut ensuite faire attention à ce que veut vraiment Donald Trump. La discussion actuelle entre le géant chinois ZTE, soumis aux sanctions américaines qui menacent de le détruire, et Donald Trump qui affirme que cette entreprise doit pouvoir reprendre ses activités et se faire livrer les puces électroniques américaines qui lui sont indispensables, est très intéressante. Dans ce dossier on a une position d’apaisement de Donald Trump face à une position dure de l’administration. Dans le domaine des embargos et de l’extraterritorialité, compte tenu de la position de Donald Trump, il pourrait y avoir des surprises. Il faut donc que les dirigeants français et européens évitent toute posture va-t-en guerre qu’ils ne sauraient tenir.
Il y a enfin quatre réflexions à mener:
1°) Sur la réciprocité :
La loi FATCA impose à toutes les sociétés de banque et assurance dans le monde entier de transmettre toutes les informations ayant trait à la situation fiscale d’un Américain ou de quelqu’un assimilé à un Américain à l’administration américaine. C’est un vrai exemple d’imperium juridique américain, car les banques américaines ne donnent pas d’informations et l’administration fiscale américaine ne répond pas aux demandes des administrations fiscales françaises ou européennes. Ce n’est pas par hasard que les Etats-Unis sont le premier paradis fiscal au monde et ont rapatrié des centaines de milliard de dollars d’actifs sous gestion ! Il faut donc demander la réciprocité et à défaut, ne plus transmettre d’informations. On pourrait aussi appliquer les mêmes règles aux contrats relatifs à certaines messageries professionnelles, fournisseurs ou hébergeurs, dont les clauses prévoient de pouvoir récupérer toutes les données logées dans le téléphone cellulaire. Il faudrait là aussi demander la réciprocité qui serait de nature à paralyser un certain nombre de demandes américaines.
2°) Sur la corruption et la loi Sapin II:
Il a été dit que si les Etats sanctionnaient les faits de corruption chez eux, leurs entreprises n’auraient plus de problème avec le DOJ, or cela revient en fait à accepter la définition de la corruption donnée par les autorités américaines. De nombreuses ONG ou Think Tanks américains veulent imposer à des pays étrangers des règles spécifiques sur les mœurs et les coutumes, obtenir des changements de législation contre les choix démocratiques de ces pays. Solon et Caton ont défini comme corruption le fait que l’argent étranger change les lois d’un pays : très clairement, l’action de certaines fondations et ONG américaines se situe dans ce domaine de la corruption. Ainsi Israël, comme la Hongrie, vient de fermer l’accès à son territoire à une grande fondation nord-américaine. L’Europe devrait elle aussi adopter ses propres définitions des faits de corruption et fermer son territoire à l’action de certains Think Tanks, Fondations et ONG américaines.
3°) Sur les embargos :
Les Américains donnent un message important – les entreprises doivent répondre à la primauté du politique – et reprochent aux Européens de prendre des positions politiques mais de laisser leurs entreprises ne pas les respecter. Il faut entendre ce message et dire qu’en effet la France et l’Europe ont pris des positions politiques et qu’aucune puissance extérieure ne peut leur imposer de modifier ces positions. On peut s’étonner de certains discours selon lesquels la France et l’Europe n’auraient pas d’autre choix que de céder face aux exigences américaines, alors qu’il s’agit d’un marché et d’alliés extrêmement importants pour les Américains. Il faut faire entendre ce discours aux Américains qui risquent de se retrouver bien seuls s’ils persistent à vouloir imposer unilatéralement leurs embargos au reste du monde.
4°) Sur la puissance américaine :
Elle vient également de l’utilisation du dollar (les chambres de compensation qui traitent plus des trois quarts des grands échanges mondiaux sont aux Etats-Unis), du fait que de nombreuses entreprises stockent leurs données chez des hébergeurs américains, utilisent des cabinets de conseil américains : toutes leurs données sont accessibles aux services de l’intelligence américaine.
Il faudrait donc que les entreprises s’organisent pour travailler hors dollar, hors des hébergeurs américains, des clouds américains, n’utilisent aucun outil, aucune puce, aucun système lié aux Américains et retrouvent de fait une liberté d’action dans le monde quand aucun élément de soumission et de rattachement à la loi américaine ne peut être trouvé. C’est ce à quoi travaille la Chine, et c’est clairement le nouveau tour que le monde est en train de prendre : l’unilatéralisme américain à terme c’est l’isolement, et la fin de l’hyperpuissance.
Pierre Lellouche souligne que les Américains recherchent cet isolement et sont en train de défaire ce qu’ils avaient mis en place après la 2e guerre mondiale : cet ordre libéral mondial qu’ils voulaient multilatéral avec l’OMC, le FMI, l’ONU et son Conseil de sécurité.
Et l’on voit se développer l’imperium juridique américain dans les domaines du terrorisme, de la corruption, de la protection des consommateurs, des droits de l’Homme, des lois fiscales, de l’environnement, et même de l’Holocauste. Ainsi, une convention franco-américaine a été conclue, prévoyant le versement par la France de 60 millions$ à un fonds aux Etats-Unis pour payer l’indemnisation des ayants droit américains des victimes de la Shoah transportées par la SNCF durant la guerre. Dans cet accord, la France est traitée comme l’Etat successeur de Vichy, or la France était aux côtés des vainqueurs en 1945 et n’a jamais reconnu Vichy, la SNCF avait agi sur ordre des Nazis, et enfin il y avait un mécanisme d’indemnisation en France pour les victimes de la Shoah. Et cela alors que personne en France n’est venu poursuivre IBM sans qui les Juifs n’auraient pu être fichés. C’est cette attitude française et européenne qui interpelle. Qu’a –t-on fait depuis toutes ces années ? Car le problème est ancien et la propension américaine d’imposer son droit est une vieille affaire.
Pierre Lellouche était opposé à ce que la France ratifie la convention OCDE inspirée du FCPA, car cela ne garantissait pas l’abstention des Etats-Unis par la suite; et c’est ce qui s’est passé. C’est pourquoi, il faut une volonté politique et une stratégie d’ensemble.
Par exemple, pour la loi FATCA, le système est conçu de façon très simple : les institutions financières non américaines deviennent les collecteurs de fonds pour l’IRS; si elles ne le font pas elles sont pénalisées à hauteur de 30% de leurs avoirs détenus aux Etats-Unis. Donc toutes les banques dans le monde transmettent des montagnes de données aux Etats-Unis ; cela sert à deux choses : faire revenir tout l’argent des entreprises américaines aux Etats-Unis et détenir des sommes d’information considérables que les services de renseignement vont pouvoir ensuite utiliser.
Il y a également la question des Gafa qui font revenir des informations aux États-Unis. La justice française ne peut pas à ce jour avoir accès à la totalité des informations dans les téléphones portables : seul le gouvernement américain aux termes de la Cloud Act en a le droit. Il avait proposé des amendements permettant au juge français de condamner à de fortes amendes telle entreprise américaine pour complicité de fait de terrorisme or ces amendements ont été balayés par le Parlement.
La loi Sapin 2 peut en revanche être une bonne réponse si la justice française fonctionne. Le département de justice américain partagera alors l’amende, ce qu’ils ont fait avec la Hollande.
Evoquant ensuite le succès de la réaction européenne contre la politique américaine d’embargo dans l’affaire du gazoduc euro-sibérien (1981) puis en 1996, suite aux lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy, il expose les ripostes envisageables dans le dossier de l’accord iranien: menacer les entreprises américaines de sanctions, faire une vraie loi de blocage et saisir l’OMC. Il faut une vraie politique et pas seulement des paroles car l’accord ne peut pas continuer sans les États-Unis. C’est un accord imparfait mais depuis 2015 l’Iran a fait sa part ; pourtant cela ne marche pas car pour une entreprise européenne il faut une lettre de confort délivrée par les Etats-Unis pour aller travailler en Iran et malgré cela il est difficile de trouver une banque pour le financement. Mais si limité soit-il cet accord était le moins mauvais possible. Et tout risque à présent de dégénérer.
Il faut donc construire un contrepoids économico-stratégique avec une vraie stratégie d’ensemble nourrie par l’intelligence économique et avec une politique industrielle en amont et il y aura peut-être alors une écoute des États-Unis. Les Américains comprennent en effet les rapports de force : ils ont noté que des filiales américaines pourraient être poursuivies dans le cadre des lois européennes anti-corruption et du RGPD ; ils ont vu la lourde taxation d’Apple décidée par la Commission européenne. A défaut, l’Europe vivra sous l’imperium juridique américain.
Les propos de Monsieur Pierre Lellouche ayant été très résumés, le lecteur se reportera utilement au Rapport d'information déposé le 5 octobre 2016 par la Commission des Affaires étrangères et la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale, en conclusion d'une mission d'information constituée le 3 février 2016 sur l'extraterritorialité de la législation américaine, Président Monsieur Pierre Lellouche, Rapporteure Madame Karine Berger, députés.
Après quelques questions de la salle, la soirée est clôturée par Jean-Michel Quatrepoint.
Compte-rendu effectué par Nathalie Kaleski, Secrétaire Générale de France Audacieuse