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Course à l’exploration spatiale : entre fragilisation russe et combat interne américain

Le rapport de force entre les États-Unis et la Russie est historiquement et actuellement bien connu. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il se joue aussi dans l’espace, notamment autour de la station spatiale internationale (ISS) qui reste pourtant un exemple de collaboration entre les deux puissances. Depuis 2011, le lanceur russe de vaisseaux, Soyuz, ayant montré quelques failles, est le seul moyen de transport pour rejoindre l’ISS. Cependant Boeing et SpaceX ambitionnent tous deux de remplacer Soyuz. La NASA souhaite, en effet, devenir indépendante de la Russie pour envoyer ses astronautes dans l’espace.

 

Les lanceurs Soyouz, face à une fragilisation réputationnelle et technologique

Alors qu’en mars 2016, en Russie, le budget alloué au spatial a été revu à la baisse du fait des difficultés économiques du pays, deux évènements consécutifs mettent en cause la réputation et la compétence du savoir-faire spatial russe.

  • Un trou dans la station spatiale internationale

Mercredi 29 août 2018. Un trou dans la capsule Soyuz MS-09, arrimée au module Rassvet (partie russe de la station spatiale internationale), est détecté. Grâce à sa bonne réactivité, la vie de l’équipage n’a pas été mise en danger et le trou a été bouché à l’aide d’un ruban adhésif spécial, en attendant une solution plus durable. À noter que sans intervention de l’équipage sur place, l’ISS aurait été privée de son oxygène en 18 jours.

Suite à cet incident, l’agence spatiale russe, Roscosmos, et l’agence spatiale américaine, la NASA, ont donné toutes deux une série de déclarations tentant d’expliquer l’incident. Sa cause est pour le moment inconnue, mais plusieurs hypothèses ont été soulevées.

Selon l’agence américaine, le trou aurait pu être causé par l’impact d’un débris spatial ou d’une micrométéorite ; cette dernière éventualité reposant sur le problème de gestion des débris spatiaux qui s’accumulent.

Or, la thèse russe est toute autre. Dmitry Rogozin, directeur général de Roscosmos, déclare le 4 septembre 2018 : « Il y a eu plusieurs tentatives de perçage », ajoutant que le trou semble avoir été fait par une « main hésitante ». « Cela est-il un défaut de production ou une action préméditée [fait dans l’espace ou sur Terre] ? […] Nous n’écartons pas une action délibérée depuis l’espace ».

Cette déclaration a alimenté les spéculations d’un éventuel sabotage de la part de l’un des membres de l’équipage pour diverses raisons plus ou moins crédibles. La NASA quant à elle reste perplexe concernant cette thèse. Les deux agences spatiales se sont engagées à déterminer la cause de ce trou et ont prévu des inspections. Cet incident pourrait prendre des proportions géopolitiques et remettre en cause la pérennité de la coopération entre Russes et Américains sur l’ISS, surtout si l’hypothèse du sabotage délibéré était retenue. C’est par ailleurs la fiabilité du matériel russe qui est remise en cause après l’échec du lanceur russe, le 11 octobre dernier.

  • Un lancement spatial avorté, une fiabilité technologique en danger

Jeudi 11 octobre 2018. Le lanceur Soyouz, fabriqué par des entreprises russes, a été utilisé dans le cadre de la mission Soyouz MS-10. Lancée du cosmodrome de Baïkonour, la navette avait pour but de rejoindre l’ISS, avec à son bord l’astronaute américain Nick Hague et le cosmonaute russe Alexey Ovchinin. Peu de temps après le lancement, une anomalie liée au booster a interrompu l’ascension, entraînant un atterrissage d’urgence de l’engin spatial. Les deux occupants de la capsule n’ont pas été blessés, et une enquête menée par le Roscosmos est en cours pour déterminer les causes précises de l’accident. L’agence spatiale russe s’est engagée à partager ses découvertes avec les États-Unis. La NASA a, de son côté, réaffirmé sa confiance dans le lanceur russe Soyuz, tandis que le Vice-Premier Ministre russe, Yuri Borisov, a déclaré que les lancements habités par Soyuz étaient suspendus en attendant l’aboutissement de l’enquête. Même si le programme du lanceur russe est un succès dans sa globalité, ce dysfonctionnement aurait pu coûter la vie à deux astronautes. Cet évènement, ajouté à la diminution du budget alloué à son activité spatiale, pourrait porter atteinte à la confiance des autres États du monde envers la Russie, quant à la fiabilité de son matériel.

En effet, Soyuz est le seul lanceur à envoyer des êtres humains dans l’ISS depuis 2011. Même si les habitants actuels de l’ISS ont largement assez de réserves pour ne pas être en danger suite à l’échec de ce dernier lancement, celui-ci repose la question de la dépendance de la NASA envers le lanceur russe concernant les missions spatiales habitées et celles liées à l’ISS. Or aux États-Unis, la relève de Soyuz n’est pas encore prête.

 

États-Unis : la course aux contrats entre le géant de l’industrie Boeing et le très ambitieux SpaceX

Deux alternatives sont en développement chez SpaceX et Boeing depuis plusieurs années pour remplacer le lanceur russe. Dans le cadre du « NASA Commercial Crew Program », SpaceX a signé un contrat de 2,6 milliards de dollars pour développer la capsule Crew Dragon tandis que Boeing a signé un contrat de 4,8 milliards de dollars pour le CST-100 Starliner. Les premiers lancements habités du Crew Dragon et du CST-100 Starliner sont prévus respectivement en début 2019 et mi-2019. À noter que les deux engins spatiaux sont réutilisables. En cas de succès de ces missions, la NASA devrait lancer des appels d’offres avec des contrats de plusieurs milliards de dollars pour l’utilisation de ces « taxi-spatiaux » (i.e. Terre-ISS/ISS-Terre), à partir de 2020. L’enjeu est de taille pour les deux entreprises et la stratégie agressive de Boeing le prouve.

  • Dans cette course aux contrats avec la NASA, Boeing semble avoir utilisé la carte du lobbying et de l’influence pour déstabiliser SpaceX qui jouit d’une excellente image

Juste avant l’annonce du 22 juillet 2018 donnant le nom des astronautes qui voleront dans les nouveaux vaisseaux spatiaux de Boeing et SpaceX, un vétéran de l’industrie aérospatiale, Richard Hagar, a fait une déclaration dans le « The Washington Times ». Cet homme, ayant « travaillé sur toutes les missions Apollo pour la NASA au Centre spatial Kennedy en tant qu’opérateur d’engin spatial dans l’équipe de lancement », a qualifié Elon Musk de personne inexpérimentée pour mener à bien ce type de projet. Il a remis en cause la sécurité du Crew Dragon, pointant du doigt la technique du « load-and-go » utilisée par SpaceX et a cité, comme exemple, l’explosion du site de lancement du Flacon-9 du 01 septembre 2016. La technique du « load-and-go » consiste à faire le plein de kérosène au dernier moment avec des propulseurs très froids pour conserver la qualité du carburant et réaliser des économies d’argent. Le « load-and-go » est approuvé par la NASA qui assure que cette technique ne présente aucun risque particulier.

Le 6 octobre 2018, Business Insider a révélé des détails sur l’identité de Richerd Hagar. Auparavant, il avait travaillé pour une société aérospatiale appelée North American Aviation. Cette société, devenue plus tard Rockwell International, a été achetée par Boeing dans les années 1990. Aujourd’hui, Boeing lui paye sa pension.

Suite à ces révélations, Hagar s’est défendu en prétendant qu’il n’était pas dans son intention de porter du tort à SpaceX. Il a seulement souhaité donner son opinion par écrit à un employé de Boeing tout en lui donnant son autorisation pour publication. Or, sa déclaration a été reprise dans au moins huit journaux nationaux et a fait le tour des États-Unis. Une hypothèse met en avant que cette manœuvre émanerait de Boeing dans le cadre d’une stratégie de communication bien établie qui avait pour objectif d’affaiblir la réputation de SpaceX. Il faut préciser que Boeing accuse du retard dans le développement du CST-100 Staliner face au Crew Dragon de SpaceX.

Néanmoins, s’attaquer à la réputation de SpaceX n’est pas une mince affaire, car, outre les avancées technologiques indéniables de l’entreprise dans le domaine spatial, la communication très bien rodée autour d’Elon Musk lui permet de jouir d’une excellente image.

Cette bataille informationnelle, potentiellement menée par Boeing à l’encontre de SpaceX, aurait sûrement eu l’effet escompté grâce à la mobilisation importante des médias généraux et spécialisés. Mais les révélations de Business Insider, reprises par la suite par Reddit, pourraient finalement faire plus du tort au géant américain auprès des décideurs finaux de la NASA, que les informations de Hagar.

 

Cet épisode peut rappeler la conquête de l’espace lors de la Guerre froide : déjà à l’époque, il était question de bataille d’influence et d’une course à la technologie. Aujourd’hui, malgré des déclarations officielles rassurantes, force est de constater que les incidents techniques laissent planer le doute sur la fiabilité de la technologie russe et confortent la recherche d’indépendance de la NASA. Mais rien n’est encore joué, ni gagné, puisque la forte compétition entre les deux acteurs privés américains pour développer des alternatives au lanceur Soyouz se traduit par des attaques informationnelles présumées et déstabilisantes pour les deux camps. La course à l’exploration spatiale entre l’Américain et le Russe n’a pas fini de faire parler d’elle.

 

JF