Au départ exercices de gestion stratégique des états-majors militaires, les War Games se répandent désormais dans le monde civil. Fruit de la collaboration de passionnés de jeux d’histoire et de spécialistes de la gestion de crise, ces exercices constituent un outil éducatif innovant pour les futurs managers de crises en entreprise.
Le lundi 3 décembre 2018 se déroulait à l’Ecole militaire un évènement peu commun pour ce haut lieu de l’état-major français : le Serious Game Forum. Organisé par le Serious Game Network France, l’association récemment créée par Patrick Ruestchmann et Enguerrand Ducourti, l’évènement réunissait une vingtaine d’intervenants du monde militaire et académique ainsi que des industriels et consultants privés, tous passionnés par le formidable potentiel éducatif des War Games. Pour les écouter, un public très divers de 200 personnes composé d’étudiants, de professeurs, d’officiers stagiaires à l’Ecole de guerre, ou encore de curieux et passionnés. Tous venus apprendre le fonctionnement de ces simulations qui, si elles ont toute leur place au sein des états-majors anglo-saxons depuis fort longtemps, ne sont présentes dans les cours des écoles militaires françaises que depuis quelques années.
Encore peu connu en France, le War Game fait partie des jeux de simulation de crise que l’on appelle les Serious Games (« jeux sérieux »). En prenant pour modèle des crises provenant du monde réel, les concepteurs de jeux tentent de recréer le plus fidèlement possible des éléments réalistes qui sont à l’origine de ces crises ou qui les affectent. Les joueurs, souvent opposés les uns aux autres, doivent remplir les objectifs de l’organisation ou de l’équipe à laquelle ils appartiennent, en tenant compte des contraintes et des protocoles de jeu aussi proches de la réalité que possible.
Le War Game, en particulier, met en scène une crise internationale où le conflit armé joue un rôle prépondérant, quoique rarement unique. Toutes les composantes d’une crise doivent, autant que faire se peut, être présents : les forces armées, la diplomatie, les liens économiques les institutions internationales, les médias… Au départ conçus par les états-majors anglo-saxons pour entraîner leurs officiers à la réflexion stratégique, ces exercices de gestion de crise ont peu à peu dépassé le cadre strictement militaire. Des amateurs, passionnés d’histoire et de stratégie, s’en sont alors emparés et ont commencé à développer leurs propres « jeux sérieux », multipliant les scénarios et les proposant au grand public.
C’est là un des points forts du Serious Game Forum : alors que la matinée était destinée aux conférences de spécialistes théoriques de ces jeux, notamment le professeur Philip Sabin du King’s College de Londres ou encore le colonel Christophe de Lajudie, l’après-midi était consacrée aux jeux eux-mêmes. Souvent dérivés des jeux de guerre historiques publiés dans le magazine spécialisé Vae Victis, ces nouveaux exercices de gestion de crise créés par des passionnés ont pour objectif l’immersion des joueurs dans un environnement de gestion de crise réel.
A la fois adversaires et partenaires de négociation, les joueurs affrontent la complexité et la difficulté d’une situation de crise. Ils doivent exercer et développer leurs compétences dans de nombreux domaines : la vision stratégique, la gestion de moyens divers, la négociation de crise, et d’autres compétences qui, dans une situation réelle, leurs permettront d’être efficaces. Comprendre les intentions de leurs adversaires, affronter des crises répétées, remplir un objectif sous fortes contraintes, les joueurs s’entraînent véritablement en vue de situations professionnelles réelles.
Comme tout entrainement, un exercice de gestion de crise doit comporter une phase de retour d’expérience. Quelle que soit la nature du jeu, il reste un outil pédagogique, et il faut donc tirer un enseignement de chaque partie jouée. C’est justement parce qu’il permet cet enseignement que le Serious Game est étudié par les stratèges militaires et les chercheurs en stratégie et War Studies. Certains enseignants utilisent d’ailleurs ces exercices afin d’évaluer le comportement et les progrès de leurs étudiants au sein de leur cours. Les Serious Games sont de fait, comme le montre ce tableau réalisé par le professeur Damien Djaouti, simples et peu chers à mettre en place, ce qui explique leur succès grandissant auprès des professeurs.
Source : Damien Djaouti, « Serious Games pour l’éducation : utiliser, créer, faire créer ? », Tréma, 44 | 2016, 51-64.
Mais loin de n’être utile qu’aux militaires et au milieu académique, les Serious Games permettent aux professionnels de la gestion de crise de s’entrainer au plus près de situations réelles, et sont dorénavant conçus et utilisés par des grandes entreprises.
Le Serious Game « AgriManager », développé sous l’impulsion du Crédit Agricole, aide les agriculteurs à se former à la production agricole moderne et productive. Eiffage, quant à lui, a conçu « Urban Gaming » à l’attention de ses employés. Les managers peuvent, lors de ces exercices, évaluer leurs employés sur divers points : leur capacité à travailler en groupe et à communiquer efficacement, leur résilience face au stress et à la pression hiérarchique, leur inventivité, c’est à dire leur capacité à penser hors des schémas habituels. Enfin, le Serious Game est un moyen privilégié de la hiérarchie pour repérer les futurs managers. En effet, le leadership de certains participants est souvent démontré lors de ces exercices de groupe.
Les Serious Games peuvent prendre des formes diverses, et la durée des simulations peut sensiblement varier en fonction de la mise en scène élaborée par les concepteurs de jeux. Sur des durées très variées, allant de quelques heures de jeu à plusieurs jours, les joueurs ont la possibilité d’être immergés dans différents types de crises : guerre au Levant ou en Ukraine, affrontement entre industriels, problèmes de maintien de l’ordre… Autant de scénarios ancrés dans la réalité et l’actualité, et qui étaient tous présentés lundi 3 décembre lors du Serious Game Forum. Pour la plupart, il s’agit de jeux de plateaux. Simples à mettre en place et à comprendre pour les nouveaux joueurs, les jeux de plateaux, tout comme les jeux de société familiaux, permettent une visualisation immédiate du lieu et de la nature de l’affrontement. Les cartes peuvent représenter des évènements ou des moyens à la disposition de joueurs, et les dés le facteur chance, variable inamovible de la réalité opérationnelle.
Bien que le jeu de plateau soit préféré par beaucoup de concepteurs pour sa prise en main et son caractère ludique, d’autres formes de jeu existent telles que les simulations de conflit sur ordinateur (à différencier des jeux de stratégie sur PC, souvent moins réalistes à quelques exceptions près), ou encore les exercices de gestion de crise par groupes et animés par une équipe de direction.
Encore peu connus du grand public, les War Games gagnent du terrain au sein des armées et des cellules de gestion de crise. La quantité désormais critique d’études académiques qui leurs sont consacrées et le sérieux mis dans la conception d’exercices de gestion de crise récents permettent de rassembler de plus en plus de fidèles et de néophytes. La simplicité relative de mise en place et la forte plus-value apportée aux participants en font un outil efficace et éprouvé de préparation à la gestion de crise ou aux conflits armés, un outil éducatif et innovant qui mérite toute sa place dans l’enseignement des décideurs de demain.