Le 5 février, le Portail de l’IE s’est rendu au colloque Risque Pays de la Coface (Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur), leader français de l’assurance-crédit. Le colloque Risque Pays, organisé chaque année par la Coface, est un moment d’échange mettant en lumière les grandes tendances de fond de l’économie mondiale et des risques géopolitiques et géoéconomiques majeurs. Parmi les principaux thèmes abordés : géopolitique des ressources en présence du président directeur général de Total, Patrick Pouyanné, panorama des risques dans les pays émergents et avenir des chaînes de valeur mondiales. Retour sur la première partie de la conférence, consacrée à l’énergie.
Cet évènement phare dans le domaine du risque-pays a réuni cette année plus de 1300 personnes au Carrousel du Louvre. Le thème principal retenu cette année fut l’énergie : à l’heure de la transition énergétique, les intervenants se sont interrogés sur une possible restructuration du rapport de force mondial. Cet article vous propose un premier compte rendu de cette partie du colloque.
Pour aborder les principaux enjeux qui secouent aujourd’hui le monde de l’énergie, la Coface a réuni autour d’une table ronde animée par le journaliste Ulysse Gosset, des profils variés : Patrick Pouyanné, PDG de Total, Sylvie Jéhanno et Sébastien Clerc, deux directeurs d’entreprises spécialisées dans les énergies renouvelables, Dalkia et Voltalia, la directrice de l’Agence Internationale de l’énergie (AIE), Mechtild Wörsdörfer, et le professeur Samuele Furfari, spécialiste de la géopolitique de l’énergie.
Total et la transition énergétique
Patrick Pouyanné a tout d’abord rappelé quelques « fondamentaux ». L’énergie est un bien essentiel pour chaque pays (mobilité, chauffage). C’est un bien qui a trois caractéristiques principales : il doit être disponible (plus de 3 milliards d’individus n’y ont pas accès aujourd’hui), il doit être abordable, comme nous l’a rappelé l’épisode des gilets jaunes, et il doit être compatible avec l’environnement.
Selon le PDG, il y a toujours eu des transitions énergétiques, la transition actuelle n’est donc pas un phénomène nouveau. Autre élément à prendre en compte, le temps long : les choses avancent lentement dans le monde de l’énergie et il est nécessaire de le penser à un horizon de 10-15 ans. L’énergie est également très concentrée : 6 pays détiennent 75% des réserves de pétrole, 7 pays pour les réserves de gaz. Total est d’ailleurs la seule major à ne pas disposer de ressources domestiques, sa présence à l’international (Norvège, États-Unis, Canada, Australie, Émirats-Arabes Unis, Qatar, Nigeria, Russie…) expose le groupe à de forts risques qui peuvent être estimés à 10- 12 milliards de dollars par pays.
Dans un monde de l’énergie en mutation, où les hydrocarbures représentent 40 % des émissions de CO2, le PDG s’est interrogé sur l’évolution des marchés, et a estimé que le scénario dit de « développement durable » de l’AIE n’était pas tenable [NDLR : ce scénario a pour objectif de limiter la hausse de la température à 2°C, en réduisant les émissions mondiales de gaz à effet de serre de près de 60% en 2050]. Selon le PDG, ce scénario est problématique, car pour atteindre ces objectifs, il ne devrait pas y avoir de besoins énergétiques en hausse, l’efficacité énergétique ne pouvant pas à elle seule permettre d’atteindre cet objectif. Il s’agit d’un défi gigantesque, notamment en raison de l’industrialisation de la Chine et des pays émergents en général.
Dans ce scénario, il y aurait, en 2040, 60% d’énergies fossiles – au premier rang desquelles le gaz naturel –, le charbon disparaîtrait, et les énergies renouvelables représenteraient 30% du mix énergétique. Les énergies fossiles demeurent donc encore essentielles. « Notre groupe cherche à trouver sa voie », a expliqué le PDG de Total. Le groupe s’est ainsi positionné sur le gaz naturel, un complément essentiel des énergies renouvelables. La consommation en électricité devant doubler à l’horizon 2050, Total se positionne ainsi également dans le secteur de l’électricité et de la distribution avec le rachat de Direct Énergie.
L’arrivée du renouvelable : révolution ou transition ?
En début de table ronde, Patrick Pouyanné et Mechtild Wörsdörfer, présidente de l’AIE, se sont accordés sur le fait qu’il y aurait toujours besoin de pétrole pour mener à bien la transition énergétique, et qu’il était indispensable, non pas d’opposer mais de combiner les énergies renouvelables aux énergies fossiles. La Présidente a rappelé que la demande d’énergie la plus forte vient de l’Inde et que c’est celle-ci qui va déterminer l’offre globale, et que la Chine, bien que premier producteur de charbon, investit énormément dans le renouvelable. Les intervenants se sont accordés sur une part de 10 à 15%, à l’horizon 2040, d’énergies renouvelables dans le mix énergétique chinois.
La présidente de Dalkia a estimé qu’« il faut agir » en faveur de la transition énergétique, en investissant dans le solaire « qui va se développer beaucoup », ou l’éolien, mais aussi les énergies renouvelables alternatives comme la géothermie et le biogaz. Elle a également mis en exergue l’importance de développer le secteur de la production de chaleur renouvelable comme la biomasse ou le bois renouvelable, dont Dalkia est le premier exploitant en France. Un autre secteur porteur est celui des énergies de récupération, dans le cas, par exemple, de l’incinération des déchets, ou de la « récupération de chaleur fatale » dans les data centers, ou pour prendre un exemple particulier à Dalkia, dans les fonderies du groupe PSA. Le Président de Voltalia a, quant à lui, tenu à parler d’une véritable « révolution énergétique » sur 10 ans, avec l’arrivée des énergies renouvelables. « Le moins cher, c’est le renouvelable », a-t-il affirmé. Il explique que, comparé aux énergies fossiles, le renouvelable est de loin l’énergie la moins chère que l’on ait réussi à faire dans le monde économique.
La place centrale du gaz dans le jeu géoéconomique et géopolitique
À la question d’Ulysse Gosset, « Est-ce qu’on a une stratégie qui, à votre avis, est la bonne ? », le professeur Furfari a rappelé que « tous ceux qui font des projections énergétiques se trompent », notamment lorsqu’il s’agit de faire des projections sur la fin du pétrole. Cette fin, annoncée depuis les années 80, n’a cessé d’être repoussée en raison des découvertes de nouvelles réserves et des progrès technologiques réalisés en termes d’extraction et de stockage. Il faut ainsi garder à l’esprit que d’autres progrès technologiques, permettant de baisser les coûts d’exploitation, sont à attendre.
Il a également déploré la « mouvance du politiquement correct sur la décarbonisation » qui est devenue un leitmotiv aujourd’hui puis a mis en avant le rôle éminemment stratégique du gaz dans la transition énergétique. Il s’agit, selon lui, d’une énergie propre, abondante et bon marché aux réserves gigantesques. Il a expliqué que l’Union européenne est en train de faire le nécessaire pour que du gaz d’Azerbaïdjan arrive en Europe. Il s’agit de développer la Méditerranée orientale, où Israël, Chypre et l’Égypte développent du gaz, et Total va, d'ailleurs, commencer l'exploration dans cette zone. Ainsi, une réflexion serait en train d’être conduite par l’UE pour relier l’ensemble de l’Europe par des autoroutes gazières : « Je crois que c’est très peu connu et on doit être fiers de ce que l’Europe est en train de faire. (…) Il faut que le marché fonctionne, et le marché ne peut pas fonctionner s’il n’y a pas d’autoroutes du gaz, et l’Europe est en train de mettre les finances pour qu’il y ait cela. Ça ne veut pas dire que l’on va abandonner le gaz russe, qui est hyper abondant, mais on va pouvoir jouer sur le marché et avoir un prix compétitif ». Une des conséquences est une moindre mainmise de la Russie sur le gaz en Europe.
La discussion s’est ensuite focalisée sur la construction controversée du gazoduc Nord Stream 2, qui relierait l’Allemagne à la Russie en passant par la mer Baltique. Le PDG de Total a estimé que « tout le monde devrait être pour », et a regretté que le débat soit entaché par « de l’émotionnel ». Pour preuve, le gazoduc Nord Stream 1 reliant l’Allemagne à la Russie fut construit et il n’a absolument pas défrayé la chronique. Il rappelle que la production de gaz naturel en Europe diminue, et qu’elle dépend de l’étranger pour s’approvisionner en gaz. En raison de cette dépendance, une solution est de multiplier les points d’accès au continent européen afin de mettre en compétition les divers fournisseurs de gaz. Il est donc dans l’intérêt du consommateur d’avoir des tuyaux provenant de divers pays (Russie, Algérie, Azerbaïjan, États-Unis), afin qu’il y ait le maximum de compétition, et donc, les prix les plus bas.
D’après le PDG, Donald Trump s’oppose au projet du Nord Stream 2, car il veut pouvoir exporter son gaz naturel en Europe. « La vérité c’est que le gaz naturel américain arrivé en Europe, il va coûter en gros 6 à 7 dollars par MBTU et le gaz russe lui il va atterrir à 3 à 4, donc la vertu de ce que fait Donald Trump c’est qu’il met un plafond sur le prix du gaz européen, mais tant mieux pour le consommateur européen ».
Le PDG est ensuite revenu sur les activités de son groupe en Russie. Total produit du gaz en Russie, mais déplore le monopole d’exportation de Gazprom. « Je travaille en Russie pour essayer de convaincre le Président Poutine pour essayer d’ouvrir son monopole d’exportation et aujourd’hui avec notre partenaire Novatek, on produit du gaz et on aimerait bien pouvoir l’exporter en Europe via des tuyaux, on n’a pas le droit, et là il y a un sujet politique pour l’Union européenne qui est d’obliger sans doute à ouvrir ces tuyaux à d’autres fournisseurs que simplement Gazprom. Ça, c’est un vrai combat ». Il a également dit que Total exportait du gaz naturel liquéfié depuis la Russie, grâce à sa nouvelle usine de gaz naturel liquéfié à Yamal, en Sibérie.
La grande hésitation européenne sur Nord Stream 2 serait due, selon le PDG, à la pression exercée par les États-Unis sur l’Europe, exacerbée par le rôle renforcé des États-Unis sur l’échiquier mondial de l’énergie. Les États-Unis sont devenus exportateurs nets d’énergie, notamment en raison de « la révolution du gaz de schiste » que personne n’avait anticipé. Il y a 10 ans, les États-Unis étaient d’ailleurs vus comme un pays qui allait devenir un grand importateur de gaz et les investissements se sont concentrés sur le Qatar. Les États-Unis sont aussi devenus les premiers producteurs de pétrole cette année. Le fait que les États-Unis aient accepté que l’on puisse exporter du pétrole est également un « acte politique incroyable » qui change la donne. Enfin, demeure la question de l’approvisionnement de la Chine en énergie : « là, il y a un grand jeu qui a tendance à changer les dynamiques économiques et politiques ».
Énergie renouvelable vs énergies fossiles : qui est le moins cher ?
A la question d’Ulysse Gosset, « dans le monde de l’énergie, qu’est-ce qui fait la différence : la politique ou la technologie ? », le président de Voltalia a répondu que « ce qui allait réellement tous nous impacter » était le fait d’avoir une énergie propre, et « deux, trois, quatre fois moins chère que toutes les autres énergies que l’on a eues jusqu’à présent ». Ce serait, de plus, une énergie que l’on n’aurait pas besoin d’économiser. Il cite ensuite un appel d’offres public remporté par Voltalia au Brésil où le coût de l’électricité était à 21 euros le mégawatt/heure, alors que pour les contrats des centrales gaz et charbon, le prix était environ entre 60 et 80 les mégawatt/heure.
Le professeur Furfari a rétorqué en disant que le prix indiqué par Sébastien Clerc ne prenait pas en compte le coût du réseau : « Comment se fait-il que la Commission européenne, année après année, montre que le prix l’électricité augmente ? Vous dites qu’il diminue, alors que les documents officiels de la Commission européenne disent qu’ils augmentent. Demandez aux personnes ici si leur facture d’électricité augmente. Vous oubliez le coût du réseau, vous le passez par pertes et profits. L’électricité telle que vous la définissez n’existe pas. Il faut un réseau et le coût du réseau il doit être financé, et le coût du réseau explose ! ». Le directeur de Voltalia a donné raison au professeur Furfari dans le cas de l’Europe, mais a estimé que ce n’était pas le cas dans les pays émergents où la consommation d’électricité augmente, ce à quoi le professeur Furfari a répondu que cela revenait à peu près au même puisque les énergies renouvelables étaient intermittentes, et qu’il faudrait donc compenser cela de toute manière.
La présidente de l’AIE est intervenue pour dire qu’il est vrai que le prix du renouvelable a considérablement baissé et, chose incroyable, que personne (industriels, Union européenne) ne l’avait vu. Elle a également expliqué que le coût de l’électricité augmentait en Europe notamment en raison des taxes et du réseau, bien que cela soit « un débat très focus sur l’Europe ».
L’influence des États sur le marché de l’énergie
La présidente de l’AIE a estimé que l’influence de Donald Trump était quasi nulle concernant les grandes transformations dans le monde de l’énergie, ce dernier n’étant là que depuis deux ans et quelques mois. « Il y a aussi beaucoup de renouvelable aux États-Unis. Le charbon est en baisse depuis deux ans, il n’y a pas eu de changement ». Pour le PDG de Total, ce manque d’impact s’explique par le fait que les acteurs de l’énergie aux États-Unis sont des acteurs privés, ce qui est loin d’être le cas en Arabie saoudite par exemple.
L’Arabie saoudite a d’ailleurs très bien réussi à influencer les cours du pétrole en 2016, en parvenant à un accord avec la Russie pour baisser la production, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Selon le PDG, au moment où les prix s’effondrent, « il s’agit d’un acte extrêmement fort ». Patrick Pouyanné rappelle que le seul moment où Donald Trump a influencé les cours du pétrole a été lors de son retrait de l’accord iranien (JCPOA) et que les États-Unis sont contre un prix élevé du pétrole. « L’alliance Russie-Arabie depuis 2016, qui fonctionne, a une influence sur ces prix-là et je peux vous dire, après un épisode récent, que l’Arabie est déterminée à garder un prix, si possible, au-delà de 60 dollars ».
Après une question d’Ulysse Gosset, le PDG de Total est revenu sur le retrait américain du JCPOA. Après la signature de l’accord, Total a été la première société à signer un accord avec l’Iran. Il a déploré la mainmise des États-Unis sur le système financier mondial, et le risque systémique qu’un déni d’accès à ce système représente pour les sociétés étrangères. « La question qu’il faut se poser mais ça c’est au système politique : pourquoi la planète accepte-t-elle qu’un pays, du fait de sa puissance, de son système financier et capitaliste, puisse dicter sa loi à l’ensemble du reste du monde ». Le professeur Furfari a estimé que l’hégémonie des États-Unis est forte et ne voit pas comment on pourrait changer cela, surtout maintenant qu’ils sont devenus premiers producteurs de pétrole.