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[Conversations] Entretien avec Bruno Delaye, président d’Entreprise & Diplomatie

Entreprise & Diplomatie incarne, en tant que filiale de l’ADIT, la volonté de la maison mère de renforcer son activité au service du développement international des entreprises, en particulier sur le volet dédié à la diplomatie d’affaires opérationnelle.
Entreprise & Diplomatie se concentre sur un nombre limité de dossiers à fort enjeu pour les entreprises concernées, en proposant des services ciblés et à haute valeur ajoutée pour atteindre des résultats précis. L’important niveau de séniorité des collaborateurs du cabinet associé au réseau et à la connaissance des affaires institutionnelles françaises de son dirigeant B. Delaye font d’Entreprise & Diplomatie un cabinet réputé et efficace.

Quelques mots sur vous pour commencer. Vous êtes ancien ambassadeur et ministre plénipotentiaire. De quoi sont faites les passerelles entre vos anciennes fonctions et l’Intelligence économique que vous pratiquez aujourd’hui en cabinet de conseil ?

Aujourd’hui, la fonction de diplomate se doit d’intégrer la dimension économique. Il s’agit de promouvoir les intérêts des entreprises nationales à l’étranger, ce qui ne peut être bien fait que sous deux conditions : avoir une bonne connaissance du contexte dans lequel ces entreprises seront amenées à évoluer et avoir pu tisser un réseau de contacts et d’influence dans le pays où l’on est en poste. C’est ce que doit être un diplomate moderne.

 

 

Cela rejoint donc vos missions aujourd’hui au sein d’Entreprise & Diplomatie.

Oui, sauf que les fonctions du diplomate sont exercées au nom de l’État, dans le cadre d’une mission générale de service public. Le rôle que j’occupe actuellement s’exerce dans un cadre contractuel, un contrat me liant à une entreprise française qui me demande d’obtenir des résultats dans son interface avec des gouvernements étrangers.

 

Quels types de missions vous sont confiés par ces entreprises françaises ?

Notre particularité est que nous traitons directement avec les États. On ne s’occupe pas de ce qui relève du « business to business » mais du « business to government », chaque fois qu’il y a une interface avec une autorité étrangère.

Il peut donc s’agir de missions très ponctuelles. Par exemple, régler un problème ou un différend entre l’entreprise contractante et un gouvernement local. Il peut aussi s’agir d’aider une entreprise à se préparer au mieux pour répondre à un appel d’offres gouvernemental. Ou encore, apporter un soutien à une entité qui souhaite investir dans un pays étranger en lui fournissant des informations sur ledit pays : le climat général des affaires, le risque-pays, les bons partenaires locaux sur lesquels s’appuyer, l’identité des décideurs ultimes sur un appel d’offres, etc.

Parallèlement, on traite de sujets d’intérêt général, comme par exemple appuyer les entreprises victimes de contrebande ou de production de contrefaçons, en agissant auprès des autorités locales.

 

Afin de s’implanter durablement dans le paysage du conseil en Intelligence économique, Entreprise & Diplomatie a-t-elle vocation à former un pôle d’excellence restreint ou à devenir plus massive ?

Nous ne sommes pas doctrinaires en la matière. E&D a quatre ans et demi d’existence et est en croissance forte. Les deux formules ont leurs avantages et leurs inconvénients, mais l’essence d’E&D n’est pas de devenir une boutique industrielle. Notre travail est réalisé sur-mesure : chaque dossier est très différent, a ses spécificités particulières. Je ne pense pas que l’on puisse facilement s’industrialiser et devenir un « gros Business France ». Il faut accorder beaucoup d’attention à nos clients, rentrer dans des problématiques compliquées et subtiles où se mélangent géopolitique, économie, technologie et droit. Donc je ne pense pas que ce soit si facile de devenir un « Ernst & Young de l’Intelligence économique ». Mais l’avenir nous le dira.

 

De par votre expérience, comment l’Intelligence économique est-elle perçue par les entreprises françaises aujourd’hui ?

Les « grands », qui vivent dans un contexte de guerre économique permanente, loyale et déloyale, ont conscience de son importance et en comprennent les avantages. C’est la raison pour laquelle l’Adit conseille presque l’ensemble des entreprises du CAC 40.

En descendant au niveau du SBF 120 ou des PME, la prise en compte de l’Intelligence économique est beaucoup plus variable. Très souvent, les dirigeants en découvrent la valeur à leurs dépens. Certaines entreprises choisissent de développer cette fonction en interne – celles qui ont les moyens en général – mais la plupart, même dans les grandes, préfèrent faire appel à des prestataires externes comme nous.

 

Assistons-nous à une phase d’internalisation de l’IE au sein des entreprises françaises ?

En réalité, ce processus est variable selon les entreprises. Il faut tenir compte du fait que beaucoup d’entre elles s’appuyaient sur des réseaux d’agents et de dits-consultants. Mais les règles de compliance amenées par les réglementations anglo-saxonnes ou, en France, par la loi Sapin II, les ont rendues plus sélectives dans leurs choix de prestataires ou d’agents locaux. Pour elles, cela peut être plus rassurant de recourir à des sociétés comme la nôtre, qui sont établies, qui ont pignon sur rue et dont la réputation éthique n’est plus à faire.

Nous sommes très transparents avec les autorités locales à qui on explique quels sont leurs intérêts dans la facilitation de tel ou tel investissement. On utilise des arguments rationnels, transparents.

Ces règles de compliance ont amené nombre d’entreprises à revoir leurs politiques commerciales.

 

La loi Sapin II adoptée par le Parlement en novembre 2016 exige des entreprises françaises de mener des due diligences sur l’ensemble de leurs partenariats, actuels ou futurs. D’après vous, cette règle constitue-t-elle davantage un frein, notamment pour leur exportation à l’international ou participe-t-elle à la consolidation de partenariats internationaux plus durables ?

Je pense que cela suit un mouvement d’intérêt général qui consiste à essayer de construire un monde meilleur en encourageant la bonne gouvernance dans un certain nombre de pays. On ne peut pas fonder le monde des affaires sur des actes de corruption. Mais il ne faut pas être dupe non plus : certaines législations extraterritoriales, comme la législation américaine, ne s’appliquent que dans un sens. Il faut en avoir conscience, mais cela ne signifie pas qu’il faut être « no-compliant ». Notre devise est « comply or die » parce que l’utilisation de méthodes qui ne rentrent pas dans la compliance finit par se retourner contre son auteur.

De plus, le système fait qu’il y a une dynamique générale qui oblige les entreprises à devenir « propres » dans leurs méthodes commerciales. Et c’est une bonne chose, même si, à court terme, certains pensent qu’il est de plus en plus difficile de gagner des marchés dans un pays par rapport à des concurrents qui ne respectent pas les règles de l’OCDE.

 

Quels sont les éléments impactant ou bloquant pour les entreprises souhaitant s’implanter à l’étranger ?

Les entreprises doivent faire face à d’innombrables barrières locales qui sont dues aux différences de culture ou d’administration. Dans certains pays, il est rare d’avoir des règles de droit bien établies, prévisibles, ou encore des systèmes judiciaires aux normes auxquelles les entreprises de l’Union européenne sont habituées. Notre rôle est aussi de les aider à franchir ces obstacles et à réduire le risque au maximum.

 

Les entreprises françaises disposent-elles des moyens suffisants pour concurrencer des entreprises américaines ou chinoises, par exemple ?

Cela dépend des régions. Dans le cas de l’Afrique, la concurrence chinoise est très dure. Souvent, les entreprises chinoises n’appliquent pas les mêmes règles que nos entreprises, à la fois parce qu’elles s’appuient sur des financements étatiques, parce qu’elles n’ont pas les mêmes impératifs de coûts que les entreprises françaises et parce qu’elles n’ont pas des méthodes commerciales tout à fait transparentes. Là, oui, la concurrence est dure.

 

Quels appuis à l’exportation seraient à développer ou à créer pour ces entreprises ? Cela relève-t-il du ressort de l’État ?

Depuis vingt ans qu’il réfléchit à la manière de soutenir nos exportations, l’État a déjà inventé de nombreux instruments. Aujourd’hui, la France ne peut plus se vanter d’être seule à la pointe d’un secteur, ce qui était le cas autrefois. Elle peut se prévaloir de certains avantages mais rien de bouleversant ou de déterminant. La compétition est devenue plus rude et plus multiple. Ce qui va faire la différence, c’est notre capacité à nous adapter au contexte local et à nouer des alliances, notre connaissance intime du terrain, notre bonne compréhension des attentes des autorités du pays concerné.

L’État ne peut pas tout faire. Il est déjà présent pour promouvoir une image générale de la France, pour aider localement comme le font nos missions diplomatiques et économiques. Il peut aider sur place en ouvrant les bonnes portes, en conseillant, en aidant à la compréhension des risques-pays, etc. Tout le dispositif de soutien à l’exportation française existe et est performant malgré les quelques critiques. Cela fait plusieurs dizaines d’années qu’un travail est mené, et l’administration ne va pas inventer de nouvelles méthodes.

En revanche, c’est là qu’intervient l’Intelligence économique, à travers le savoir-faire gagné par l’Adit durant ces vingt dernières années, le réseau que nous avons pu développer, les analystes spécialistes des régions et des branches industrielles dont nous disposons en France.

 

Dans ce cadre, le domaine privé inspire-t-il plus confiance aux entreprises souhaitant faire de l’Intelligence économique ?

Non, pas forcément. L’Adit a été privatisée en 2011 parce que cela nous octroyait beaucoup plus d’agilité pour recruter. Il est plus difficile pour l’administration de recruter des consultants spécialistes d’un sujet pour une période donnée. C’est plus simple pour nous. Mais l’Adit étant en partie détenue par l’État, nous sommes bien conscients que nous avons une mission d’intérêt public à remplir, en tenant compte des intérêts nationaux.

Cela étant, cela ne nous empêche pas de travailler pour des entreprises étrangères à partir du moment où les intérêts français ne sont pas contrecarrés. Travailler avec des organismes non-français nous permet même parfois de faire des mariages intelligents entre entreprises françaises et étrangères.

 

Quels conseils donneriez-vous à une PME française qui souhaiterait s’exporter à l’international ?

Aujourd’hui, par exemple, je rencontrais une PME française qui possède une très bonne nouvelle technologie et qui souhaite se développer à l’international. Pour moi, cette PME a deux options : soit elle devient sous-traitante d’un « grand », soit elle attaque directement des marchés de niche. Dans ce second cas, elle n’a clairement pas les moyens de se payer une étude de marché sur l’ensemble d’un continent. Ce que nous pouvons faire pour l’aider, c’est identifier des opportunités dans certains pays.

Nous sommes également en capacité de lui trouver un partenariat local parce qu’elle n’aura certainement pas non plus les moyens d’implanter une antenne commerciale. Nous avons en la matière une filiale spécialisée qui fait du portage. Autrement dit, elle va envoyer un agent commercial dans le pays souhaité qui va réaliser des missions pour l’entreprise.

Cela étant, ce processus reste trop cher pour de nombreuses PME. Dans ce cas, l’objectif va être de conclure un accord avec des entreprises locales à qui la PME accordera une licence, vendra sa technologie, ou avec qui elle formera une joint-venture. Et ce sont ces entreprises locales qui se chargeront des tâches commerciales.

 

Que pensez-vous de la posture traditionnellement défensive de la France ?

Il faut un bon équilibre entre le volet défensif et le volet offensif. Le volet offensif de la France est sans doute trop concentré sur les grands groupes. Le tissu français des ETI et des PME à l’export n’est pas suffisant. Mais ce constat est admis depuis longtemps.

 

Quels conseils donneriez-vous à un jeune actif qui se lance dans l’Intelligence économique ?

Je pense que plusieurs éléments sont déterminants. Il faut d’abord une grande curiosité intellectuelle, ce qui implique de lire et de se documenter énormément même sur des sujets qui n’ont au premier abord aucun lien avec le business. Il faut se renseigner sur les cultures, maîtriser au minimum deux ou trois langues, profiter des expériences d’expatriation.

Je dirais par ailleurs qu’il est nécessaire d’être très perméable et attentif à l’ensemble des ruptures technologiques qui sont à l’œuvre. Le mouvement technologique est exponentiel, on compte des disruptions technologiques tous les jours. Il ne faut surtout pas être en retard dans cette course. Un jeune qui veut faire de l’IE doit être au courant de ce qu’est le cyber, la blockchain, le Big data, l’intelligence artificielle, les biotechnologies, etc.

 

Propos recueillis par C. Lichère et L. Coqueblin