La loi sur un système internet fermé en Russie est entrée en vigueur le 4 novembre 2019. Le projet « internet souverain » ou « loi Runet » a pour principal objectif de créer un réseau national indépendant de l’internet mondial, notamment afin de se prémunir de cyberattaques internationales et de contrôler les flux informationnels. Similaire au « bouclier doré » chinois, ce projet soulève la controverse en Russie pour plusieurs raisons.
Promulguée en mai 2019, la loi n°608767-7 sur le projet de l’isolement du segment russe de l’internet global est entrée en vigueur début novembre 2019. L’objectif est de proposer aux citoyens russes un internet en vase clos ainsi qu’une solution pour se prémunir contre les menaces informatiques en cas de conflit, grâce à un blocage total des communications venant de l’extérieur.
Cette loi suscite aussi un tollé depuis le début de l’année à cause de certaines préoccupations. La neutralité du net est à l’origine de ces craintes, qui serait remise en question par la surveillance et la censure de l’État. Ces inquiétudes ne sont pas nouvelles, puisqu’elles font écho au phénomène du « splinternet » ou la « cyberbalkinisation apparue en 2001», où la fragmentation du réseau est préconisée. Ce phénomène multiplierait ainsi les opportunités pour les entreprises car la fragmentation prend en compte le pluralisme culturel. Si une entreprise prend en compte les différences culturelles, elle pourra alors dupliquer une seule offre « à l’infini ».
Mais malgré certaines appréhensions, ce projet présente quelques avantages. Avec un internet local ou un « intranet », comme en Chine, cela permettrait d’une part, d’éviter les attaques numériques ou d’atténuer leurs conséquences. Il va sans dire que le piratage de Yandex fin 2018 et la cyberattaque des services du FSB en juillet 2019 a conforté le Kremlin dans le développement d’une telle « cyberprotection ». D’autre part, Runet faciliterait la détection rapide des trafics de drogue ou la montée du terrorisme au moyen de contrôles renforcés des flux d’informations et des infrastructures.
L’Internet en Russie : hier, aujourd’hui et demain.
Dès 1997, la Russie se démarque des autres pays dans le cyberespace mondial grâce à Runet qui propose des applications 100% russes afin de concurrencer les produits américains. Plus d’une décennie plus tard, en 2012, le gouvernement russe commence à renforcer son contrôle sur les flux d’informations dans le but de se protéger contre l’ingérence extérieure, mais aussi pour surveiller les activités menées dans le cyberespace russophone. Pour ce faire, le Kremlin a mis en place certaines lois :
- La loi 242-FZ qui impose le stockage des données personnelles sur le territoire russe, une loi RGPD version russe entrée en vigueur en 2015. Cette loi a eu des répercussions sur les entreprises étrangères, dont LinkedIn qui est aujourd’hui banni du territoire russe.
- Règlementations pour encadrer l’utilisation des réseaux privés virtuels (VPN) et outils d’anonymisation.
Deux ans après, la Russie crée son propre DNS (Domaine Name System) pour tester concrètement une déconnexion totale du réseau un an plus tard. C’est ainsi que la population russe a pu observer l’état d’avancement du projet.
Depuis plusieurs années, il a été constaté que la liberté sur l’internet russe se détériore continuellement. L’État réalise une certaine censure, notamment en tentant de désanonymiser le réseau Tor. Par ailleurs, pour accéder à certains sites internet, il faut soit utiliser un VPN, soit fournir ses données personnelles.
Ainsi, la loi Runet modifiera :
- L’architecture technique du réseau national, ce qui implique un investissement conséquent dans les infrastructures (serveurs) pour rapatrier tous les DNS hébergés à Los Angeles (Etats-Unis). Les adresses IP des FAI russes doivent êtres tous sur le territoire russe. Ainsi si une adresse IP (primaire ou secondaire) d’un FAI russe est localisée à l’étranger, elle sera sanctionné par le Kremlin..
- L’acheminement des flux d’information. Les FAI devront collaborer avec les autorités russes pour que tous les flux soient dirigés vers les routages gérés par le gouvernement. La France procède déjà de cette manière pour contrôler les flux vers des sites jugés terroristes. La différence est que l’état français demande une autorisation au FAI pour avoir le contrôle, alors que l’état russe pourra les réguler directement sans autorisation.
Un projet russe avec des enjeux stratégiques.
Dans une optique de défier les États-Unis en imitant la Chine, Runet répond à des enjeux stratégiques, politiques et économiques. Sur le plan politique, la souveraineté de l’État est l’objectif primordial du Kremlin. Grâce à Runet, le gouvernement se donne le droit de « trier » les accès : ceux qui ne respectent pas la nouvelle politique ne pourront plus fournir leurs services en Russie. En pratique, le déploiement de la stratégie du gouvernement russe sera sans doute plus compliqué en raison de l’infrastructure complexe. Entre Runet et l’Internet mondial, le degré d’interdépendance est élevé. Ainsi un changement radical sera trop conséquent.
Mais la fragmentation du réseau serait un levier économique pour développer les entreprises locales, donc relancer l’économie du pays en concurrençant les GAFAM et autres produits américains, comme Wikipédia. À l’instar de Baidu, Google doit faire face à un concurrent de taille : Yandex. Ce dernier tente même de le rivaliser en lançant sur le marché fin 2018, le « Yandex.Phone ». En suivant cette logique de régulation du trafic, les autorités pourront donc censurer certains flux (étrangers) au profit de certaines entreprises russes. De là, un nouveau commerce émerge : l’Etat peut générer du profit en vendant ou en faisant payer les entreprises qui souhaitent acquérir une base de données « privées », visualiser les liens entre les grands groupes russes et ses collaborateurs. Cette condition pourrait alors répondre à la problématique soulevée par la Cour des comptes russe, opposée à ce projet car source de dépenses publiques faramineuses.
L’internet du Kremlin et les enjeux géopolitiques.
Cette politique de patriotisme économique serait d’ailleurs une réponse à l’embargo technologique des États-Unis sur la Crimée en 2015. L’administration Obama a signé un décret interdisant tout échange de biens, de technologies et de services dans la péninsule. Outre l’envie de contourner ces sanctions, le Kremlin a souhaité démontrer ses capacités de résilience économique et technologique après les déclarations de Donald Trump en 2018 quant à « la montée en puissance de l’arsenal cyber américain et son utilisation à des fins agressives ».
Ce projet est en revanche un atout pour l’Empire du Milieu. Très souvent comparé à la « grande muraille numérique », la « loi Runet » comporte de nombreuses similitudes avec « l’intranet » chinois. Les deux pays coopèrent déjà en termes d’infrastructures et de technologies similaires au Grand Pare-Feu (Great Firewall) dans le cadre des projets de développement des infrastructures numériques des nouvelles routes de la soie. A ce titre, les propos d’Éric Schmidt paraissent tout à fait pertinents :
« Il est tout à fait possible que les pays économiquement liés à la Chine se dotent des infrastructures chinoises, au lieu de la plateforme actuellement dominée par les Etats-Unis ».
« La partition d’Internet sera facilitée par les immenses progrès de la Chine en intelligence artificielle : « Vous allez observer un leadership fantastique dans les produits et services en provenance de Chine. ».
L’Internet souverain ou le « splinternet » a pour objectif de retransformer la Russie en acteur incontournable sur la scène internationale. Le projet Runet est déjà sous contrôle du gouvernement russe depuis des années. La loi renforcera simplement cette surveillance pour la protection des concitoyens et éviter des actions malveillantes au sein du pays, au détriment d’une certaine liberté de navigation et de communication numérique. Outre l’aspect liberticide de cette loi, tant pour la Russie que pour les pays étrangers, une question reste sans réponse aujourd’hui : la Russie peut-elle vivre en totale autarcie dans le cyberespace ?
Emeline STRENTZ