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Franc CFA : les dessous d’un débat controversé

Les dirigeants des six pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) ont collectivement annoncé le 22 novembre leur volonté de réformer le franc CFA au cours d’un Sommet extraordinaire tenu à Yaoundé, au Cameroun. Il s’agit d’une première pour les membres de cette organisation internationale habituellement discrets sur la question. Le sommet de Sotchi organisé en octobre par la Russie, suivi de l’expulsion de Côte d’Ivoire de l’opposante Nathalie Yamb révèlent les contours politiques d’un débat économique controversé.

Ces dernières années, le débat autour du franc CFA était davantage relancé par leurs voisins membres de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qui affichent une volonté assumée de réformer cette monnaie par l’ECO, qui reposerait sur un modèle fédéral à régime de change flexible, c’est-à-dire matérialisé par un divorce avec le Trésor français. Le franc CFA, actuellement utilisé par 14 pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale pour un total de 155 millions d’habitants, fait l’objet d’un débat régulièrement relancé depuis de nombreuses années. A la fois héritage et création de l’œuvre coloniale française, cette monnaie créée en 1945 continue aujourd’hui d’être imprimée en France et arrimée à l’euro, selon une parité fixe garantie par la France en échange d’un dépôt de 50% des réserves de change des pays concernés au Trésor français. 

 

Le CFA apparait ainsi aux yeux de certains comme un instrument de maintien des pays africains dans une situation de dépendance économique, à contresens de l’indépendance politique proclamée depuis le début des années 1960, qualifiant la France de « néo-colonialiste ». Cette monnaie est souvent présentée comme « économiquement inefficace, politiquement illégitime et socialement inéquitable », comme l’a qualifié l’économiste et ancien ministre togolais Kako Nubukpo en début d’année. En dépit du fait que cette monnaie n’ait pas engendré la prospérité qu’elle était censée apporter aux pays de la zone franc, elle pose le problème de la souveraineté monétaire « confisquée » ainsi qu’un problème de compétitivité, lié à l’arrimage du franc à une devise forte. Ce point a été largement remis au cœur du débat avec la mise en place d’une zone de libre-échange continentale. Pourtant, ce système est aussi qualifié de « label de crédibilité » auprès des investisseurs. Apportant une certaine stabilité, notamment en termes d’inflation (0,8% en 2017), aucun État membre n’a usé de son droit de retrait, établi dans les articles 12 et 17 des accords de coopération monétaire conclus en 1972 et 1973 par le gouvernement français avec chacune des zones CFA.

 

Ces dernières années, ce débat s’est étendu aux sphères de l’opinion publique africaine et les détracteurs de cette monnaie, rejoints par des intellectuels et des économistes, ont gagné en influence, impliquant la remise en question profonde de l’utilité du franc CFA. En Côte d’Ivoire, l’opposante suisso-camerounaise Nathalie Yamb a été expulsée le 3 décembre 2019 pour trouble à l’ordre publique et « activité incompatible avec l’intérêt national », selon les informations rapportées par l’ancien président de l’Assemblée nationale et ancien ministre Mamadou Koulibaly, qui a pu échanger rapidement avec la militante avant qu’elle ne prenne l’avion vers Zurich. Cette décision intervient quelques semaines après l’intervention de cette dernière contre la « Françafrique » lors du sommet Russie-Afrique à Sotchi, suivie d’une altercation fortement médiatisée avec un représentant de l’ambassade de France. Le Béninois Kemi Séba, fondateur du mouvement Urgences panafricanistes, qui a mis en place depuis plusieurs années un front anti-CFA au sein de plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest, était également présent au Sommet Russie-Afrique à Sotchi. Lui aussi avait été expulsé du Sénégal après avoir brûlé un billet de 5 000 francs CFA en 2017, puis de Guinée Conakry, du Togo et enfin de Côte d’Ivoire en mars dernier pour des faits similaires. Ces décisions impliquent alors de se demander pourquoi un discours assumé et médiatisé contre la Françafrique et le franc CFA justifierait-il d’une expulsion ? Si Nathalie Yamb a effectivement critiqué l’autorité de manière frontale et proposé des alternatives fortes, Mamadou Koulibaly signale qu’il s’agit de « ce que dans le respect d’un État de droit, un membre du parti d’opposition doit faire », ce qui ne devrait pas justifier une expulsion du territoire concerné. 

 

Les voix des détracteurs du franc CFA sont de plus en plus portées par le jeu des grandes puissances. La Russie a ainsi ouvertement mené une campagne anti-française au cours de ce Sommet Russie-Afrique organisé en octobre, en présence d’une trentaine de chefs d’État africains. Cette opération s’est notamment appuyée sur l’invitation de personnalités appartenant aux courants opposants au franc CFA. Le communiqué final de ce Sommet dénonçait pour sa part les « diktats politiques et le chantage monétaire » et rappelant les principes de souveraineté des États et de « non-ingérence » dans leurs affaires. Finalement, le débat autour du franc CFA valorisé par la Russie, qui y voit une stratégie de pénétration du marché africain qu’il tente de se réapproprier, en particulier face au concurrent chinois qui a su s’imposer en tant qu’acteur incontournable sur le continent.

 

Concernant l’évolution de cette monnaie, la France a annoncé à plusieurs reprises cette année être ouverte à une réforme du franc CFA, indiquant que Paris pousserait à une réforme avant le sommet Afrique-France prévu à Bordeaux en juin 2020. Les chefs d’Etats concernés en Afrique de l’Ouest représentent à ce titre le frein majeur à cette réforme. Aussi, le franc CFA n’est pas la seule entrave au développement des pays qui l’utilisent, et plusieurs économistes signalent que, dans l’éventualité d’un tournant vers l’ECO, d’autres obstacles resteraient à surmonter, à savoir la « mauvaise gouvernance » économique dénoncée par Kako Nubukpo, ou encore le problème de dépendance que pose une économie peu diversifiée. S’il est répété aux habitants de la zone franc que leurs difficultés proviennent du régime monétaire « imposé » par Paris, la réalité en est tout autre : la sortie du franc CFA ne pourrait être positive que si elle s’inscrit dans une politique globale, sans quoi la disparition du franc CFA seule ne peut espérer apporter le développement escompté. 

La déclaration du Président du Bénin, Patrice Talon, le 7 novembre à RFI et France 4 annonçant le retrait des réserves de change du franc CFA déposées en France n’a été suivi d’aucun changement dans les faits, mais surtout d’une absence de réaction des dirigeants africains. La question demeure finalement de savoir, au vu de la puissance des différents courants qui agissent sous les radars autour de ce débat, si une évolution notable sur le franc CFA verra le jour dans un futur proche. 

 

Erin Bastien

Club Afrique de l’AEGE