La surveillance de l’espace : un enjeu stratégique de souveraineté

Avec l’accroissement des applications spatiales, la densification du trafic et la multiplication des nouveaux acteurs, l’espace extra-atmosphérique tend à devenir un environnement de confrontations économiques et politiques. Par ailleurs, l’arsenalisation et l’affirmation des rapports de force – traduites entre autres par la mise au point de missiles antisatellites ou de satellites militaires manœuvrant – poussent aujourd’hui à reconsidérer l’importance de la surveillance de l’espace. Cette dernière s’impose désormais comme un élément de souveraineté structurant et incontournable pour les États.

En septembre 2018, lors d’une visite au Centre national d’études spatiales (CNES) à Toulouse, la ministre des Armées Florence Parly, révèle publiquement que le satellite russe Olymp-K, dont la mission n’est pas publique, s’est approché de manière inhabituelle du satellite de télécommunication militaire franco-italien Athena-Fidus. Rendue possible grâce aux moyens optiques de GEOTracker d’ArianeGroup, cette observation jusque-là confidentielle, devient publique. Est-ce une mise en garde envoyée à tous les pays susceptibles de menacer les infrastructures spatiales françaises ? Un tel évènement nous renvoie ici à l’étude des imbrications économiques, militaires et politiques sous-jacentes à la surveillance de l’espace.

 

La surveillance de l’espace extra-atmosphérique correspond à un ensemble de systèmes capables d’observer, de détecter, de cataloguer, et de suivre chaque élément en orbite terrestre. Structurée autour d’outils militaires, cette surveillance prend racine dans la défense anti-aérienne et anti-missile. 

 

Pour mesurer les enjeux inhérents à cette surveillance, il faut distinguer les deux orbites concernées. L’orbite basse d’une part, située entre 300 et 2000 kilomètres d’altitude, concentre les deux tiers de la population de satellites, soit environ 1200 éléments. Plus haut, l’orbite géostationnaire, située à 36 000 kilomètres, fait transiter 600 satellites sur le plan équatorial. Trop proche de la Terre pour être surveillée par télescope, l’orbite basse nécessite l’utilisation de radars. Mais le bilan radar, qui décroît en fonction de la puissance quatre de la distance, se réduit à mesure que l’on monte en altitude. On surveille donc généralement par radar jusqu’à 2000 kilomètres d’altitude. A contrario, l’orbite géostationnaire, suffisamment haute, peut être observée à l’aide de télescopes, sans contrainte de distances. Deux processus fondamentalement différents, puisque les radars de détection sont beaucoup plus coûteux et techniquement avancés, que les télescopes. Savoir mobiliser ces deux outils – radar et optique – correspond à établir une conscience de la situation spatiale. Plus communément appelée Space Situational Awareness (SSA). Les domaines d’application du SSA vont du radar conventionnel au radar de poursuite, en passant par l’optique, jusqu’à l’interprétation et la modélisation de paramètres orbitaux. Elle possède une sous-branche, le Space Surveillance Tracking (SST), qui se concentre sur le suivi de trajectoires en orbite. Les observations SSA sont aujourd’hui consignés dans des catalogues. Celui des États-Unis étant le plus fourni. 

 

Gérer l’anticollision : une nécessité aux potentialités économiques et politiques

 

Avec plus de 2 000 satellites actifs aujourd’hui, et plus de 20 000 supplémentaires prévus d’ici quinze ans, la gestion du trafic s’apprête à devenir indispensable pour la pérennité de l’accès à l’espace. Quelques pays comme la Russie, la Chine, l’Inde ou la France maîtrisent certains aspects de la surveillance de l’espace. Néanmoins les États-Unis demeurent prédominants en matière de SSA et SST. Hérité de la défense anti-missile, leur réseau de 26 capteurs au sol et en orbite répartis sur l’ensemble de la planète permet aux États-Unis d’avoir une connaissance extrêmement approfondie de l’activité orbitale. Environ 20 000 objets (satellites, étages supérieurs, débris divers, etc.) sont suivis quotidiennement. Cette prédominance leur confère un avantage stratégique, et leur permet de rendre l’essentiel des autres pays dépendants de leurs capacités. En effet, depuis 2009, le Combined Space Operation Center (CSpOC), en charge du traitement des données récoltées par le réseau états-unien, émet quotidiennement des alertes gratuites (Conjonction Data Messages – CDM) aux opérateurs du monde entier dont les satellites font face à un risque de collision. Il revient ensuite à ces derniers d’effectuer les manœuvres d’évitement appropriées. L’autre rôle du CSpOC consiste à mettre à jour quotidiennement le catalogue public « space-track », référençant les paramètres orbitaux de chaque satellite civil ou militaire en orbite. Par conséquent, les États-Unis restent souverains, puisqu’ils se réservent le droit d’informer le reste du monde de l’existence ou non de leurs satellites militaires stratégiques. Ces services font de la SSA américaine une référence internationale, potentiellement très rentable à mesure que la surveillance de l’espace devient un marché à part entière. 

 

Carte-SSA-Aquilina.pngAuteur : Vincent Aquilina

 

L’émergence de normes et de réglementations calquées sur le modèle américain ? 

 

En mai 2018, l’administration Trump a annoncé le transfert des services du CSpOC, jusqu’ici rattaché au Departement of Defense (DoD), vers le Departement of Commerce (DoC). Ce futur transfert s’inscrit dans une dynamique de renouvellement de la politique américaine en matière de SSA. Il s’agit de dynamiser le secteur de la surveillance de l’espace, en faisant appel à des acteurs privés, et ainsi concourir à l’établissement d’un Space Trafic Management (STM) sous l’égide du gouvernement américain. Le STM correspond à un ensemble de normes et de pratiques mises en place en vue de réguler et de sécuriser le trafic en orbite. En 2018, Scott Pace, secrétaire exécutif du National Space Council des États-Unis déclare vouloir « établir une architecture STM moderne et promouvoir des normes de sécurité au sein de la communauté internationale ». Conscientes de l’enjeu économique qui se profile dès lors que le nombre de satellites s’accroit, certaines entreprises américaines comme ExoAnalytic ou Analytical Graphics commencent à proposer des services d’observations, d’interprétation et de modélisation des paramètres orbitaux publics. Cas unique, l’entreprise états-unienne LeoLabs a développé son propre réseau de radars de surveillance de l’orbite basse. Le but des États-Unis est de passer d’un système basé sur une gestion anticollision prédictive sur le court terme, à un processus beaucoup plus de complexe de prédiction du trafic à long terme. Cette gestion du trafic spatial laisse présager plusieurs bouleversements : 

 

  • Sur le plan politique : les États-Unis pourraient être tentés d’instaurer des normes et des standards rédigés à leur avantage. Restreindre les services gratuits proposés jusqu’ici, et ainsi astreindre indirectement tous les opérateurs à entrer dans ces normes pour bénéficier des données SSA américaines.

  • Sur le plan commercial : poussées par l’imposition au respect de ces standards, les compagnies d’assurances pourront contraindre tacitement leurs clients à s’y conformer. Entretenant mécaniquement la force et le pouvoir des normes.   

 

Une telle stratégie permettrait aux États-Unis de se placer en peu de temps en véritable garants et arbitres de la pérennité de l’espace extra-atmosphérique, et ainsi bousculer les paradigmes actuels. Il ne s’agit pas ici de prospectives à long terme, mais bien d’un enjeu proche, dont il convient plus que jamais de mesurer l’importance. Pour cela, il suffit de constater le discours officiel de « Space Dominance » tenu par les dirigeants et militaires américains, qui vise à réaffirmer ouvertement la supériorité opérationnelle des États-Unis dans l’espace extra-atmosphérique. Ces normes leur permettront par ailleurs d’intégrer de nouveaux acteurs comme OneWeb ou Starlink d’Elon Musk, qui prévoient la mise en orbite respective de 1200 et 4400 satellites. Plus qu’un avantage normatif, les États-Unis peuvent tirer de leur réseau de surveillance un véritable avantage économique. 

 

Aujourd’hui la surveillance de l’espace est écartée des éléments de la définition communément admise de la « puissance spatiale ». Elle se traduit par la capacité d’un pays à concevoir, assembler, lancer et opérer de manière indépendante un satellite. Or, au regard des enjeux actuels et futurs, il est urgent d’ajouter la surveillance comme élément structurant de cette puissance. 

 

Surveiller l’espace pour maîtriser son arsenalisation  

 

La militarisation de l’espace correspond au déploiement en orbite de moyens militaires en soutien aux opérations au sol, tels que les satellites d’observation. A contrario, l’arsenalisation correspond au déploiement en orbite d’armes capables de contester directement les infrastructures spatiales. Les lasers, les missiles antisatellites, ou les satellites hostiles, manœuvrant et capables de mener des « rendez-vous » en orbite, caractérisent cette arsenalisation. Alors que la militarisation de l’espace extra-atmosphérique est une constante depuis les premiers lancements de satellites (1957), l’arsenalisation est une dynamique plus récente, qui montre que l’espace devient un champ de confrontation en lui-même. Surveiller cette dynamique est une nécessité. L’ignorer c’est risquer de laisser émerger un déni d’accès, où les acteurs aveugles, ignorants quant à l’existence de satellites menaçants, verraient leurs droits d’accès à l’espace réduits.

 

Des opérations de rendez-vous en orbite 

 

Le 10 juillet 2019, un lanceur Soyouz 2.1v/Volga décolle du cosmodrome militaire de Plesetsk en Russie. Le NOTAM (notice to airmen), informant le trafic aérien des risques, habituellement publié plusieurs jours avant un lancement, est émis seulement quelques heures avant le décollage. À bord, quatre satellites militaires russes, dénommés Cosmos 2535 à 2538, sont injectés en orbite héliosynchrone à environ 600 kilomètres d’altitude. Peu après le lancement, divers observateurs constatent que la fréquence d’émission (2280 Mhz) de l’un ou de plusieurs de ces satellites est identique à celle d’un groupe de satellites « inspecteurs » russes lancés entre 2013 et 2015 (Cosmos 2491 ; 2499 et 2504). Ces satellites seraient capables de mener des rendez-vous « non coopératifs » en orbite semblable au rapprochement entre Athena-Fidus et Olymp-K. Une telle opération permet, entre autres, l’écoute, le brouillage, et même potentiellement l’attaque physique du satellite ciblé. Or, entre le 1er et le 19 août, on aperçoit que deux des Cosmos lancés en juillet ont effectué six exercices de rapprochement, jusqu’à se retrouver à un kilomètre l’un de l’autre. Aux États-Unis, le 8 août 2019, une Atlas V a décollé de Cap Canaveral, mettant en orbite un petit satellite militaire secret, nommé « TDO ». À ce jour, aucun des paramètres orbitaux, ni la mission de cet objet n’ont été rendu publics. 

 

Des exemples comme les deux cités précédemment abondent. Que ce soit en Chine, en Russie ou aux États-Unis, il est aujourd’hui établi que ces pays mènent des expérimentations militaires directement en orbite. Imaginons maintenant que de telles manœuvres soient opérées dans un contexte de guerre ouverte. Avec des dispositifs militaires toujours plus dépendants des moyens spatiaux, tels que la reconnaissance, la planification, la navigation, le guidage GPS, ou la transmission de l’information sur les théâtres d’opérations, quelles seraient les options d’un pays comme la France si son segment spatial militaire devenait soudainement muet ?

 

De l’indépendance stratégique française à la coopération européenne 

 

En juillet 1996, le satellite militaire français CERISE, pour Caractérisation de l’environnement radioélectrique par un instrument spatial embarqué, est percuté en orbite basse par un étage supérieur d’Ariane 1. La France n’avait à l’époque aucun moyen de confirmer ou d’infirmer cette information diffusée par les États-Unis. S’agissait-il réellement d’une collision fortuite, ou d’une destruction volontaire ? La France alors aveugle, incapable de surveiller de manière indépendante, ne peut pas connaître l’origine des menaces qui existent à l’encontre de son segment spatial. Pour y remédier, elle met en service en 2005 son radar GRAVES, pour Grand réseau adapté à la veille spatiale. Développé par l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA), cet outil dual permet à la France d’acquérir une capacité indépendante en matière de connaissance de l’orbite basse, protégeant autant ses intérêts commerciaux que militaires. GRAVES répertorie tous les satellites qui survolent le territoire français, et définit ensuite leur trajectoire globale.

Dès les débuts de la phase opérationnelle de GRAVES, la France observe une trentaine de satellites américains jusqu’ici entièrement absents du catalogue public « space track ». Tandis que l’intégralité des satellites militaires français sont rendus publics par les États-Unis, la France demande leur retrait, prête à révéler l’existence des satellites américains en cas de refus. Quelques jours plus tard, les États-Unis retirent les satellites français de son catalogue « space track ». Cette anecdote représente tout l’enjeu de la surveillance : connaitre son environnement pour protéger ses intérêts. Depuis ces évènements, la France a instauré un partenariat entre son armée et son agence spatiale. Le Centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux (COSMOS) basé à Lyon-Mont Verdun, partage les données récoltées par GRAVES ainsi que les CDM américains, avec le Centre d’orbitographie opérationnelle (COO) du CNES, chargé de les analyser. Ce filtrage, qui classe toutes les alertes de collision émises par les États-Unis, et qui les affine grâce aux outils de surveillance français, permet aux satellites abonnés au COO d’éviter des manœuvres coûteuses et inutiles. La densification du trafic, l’accroissement des rapports de forces ou l’émergence de satellites hostiles donne aujourd’hui à la surveillance de l’espace encore plus d’importance. Ainsi, la France a initié en 2016 la rénovation de GRAVES, et s’apprête à raffermir les liens qu’elle entretient depuis 2017 avec le service optique GEOTracker d’ArianeGroup.

 

Programme européen de surveillance de l’espace : des compétences face au déficit de financement

Une mutualisation des capacités nationales existantes en Europe tente d’émerger depuis 2014 avec le programme European Space Surveillance Tracking (EUSST). Réunissant la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Pologne, le Portugal et la Roumanie, ce programme administré par la Commission Européenne, entend favoriser la coopération opérationnelle entre les pays-membres. Trois objectifs : la gestion de l’anticollision, l’analyse des rentrées atmosphériques et celle des fragmentations de débris. Aujourd’hui, ces trois services sont officiellement délivrés à partir des différents catalogues nationaux. Dans les faits, ces catalogues nationaux sont tenus à jour à partir des données américaines. Ainsi, l’EUSST sert d’interface, transmet les analyses, et les modélisations à ses abonnés. À terme, il serait donc stratégique qu’un tel programme conduise le développement d’un réseau souverain de capteurs européens, indépendant des capacités américaines. Selon cette dynamique, la rénovation du GRAVES va être pris en charge à hauteur de 70 millions d’euros par la Commission Européenne, en contrepartie de l’intégration du radar dans les capacités de l’EUSST. En effet, ce radar de détection unique en Europe constitue le socle d’un segment SSA. Outre la mobilisation de GRAVES, l’EUSST est donc restreinte aujourd’hui à l’exploitation de radars de poursuite. Le seul dispositif omniprésent en Europe. Bien qu’il s’agisse de l’outil le plus adapté pour l’étude des rentrées atmosphériques à risque, il reste trop discriminant pour établir un SSA global, puisqu’il permet de suivre la trajectoire d’un seul objet. Quant au Royaume-Uni, il est le seul pays ayant des capacités radar similaires à celles de la France. Mais son réseau étant intégré dans le système d’alerte antimissile américain, il reste cloisonné à cet usage. Ainsi la combinaison d’un déficit capacitaire, notamment à l’égard des radars de détection et la présence d’une force atlantiste dans le champ rend l’indépendance européenne compromise en matière d’observation de l’orbite basse.

Format-type de rapports diffusés aux abonnés du service (image : EUSST)

Les ressources financières de l’EUSST, limitées pour la période 2021 à 2027 à moins de 100 millions d’euros par an, posent des questions quant aux ambitions affichées. Ce manque de financement et de concentration de l’effort financier risque de limiter ce programme à la modélisation et l’interprétation de données publiques. Néanmoins, des signaux positifs doivent être notés. Les compétences techniques sont présentes, notamment en France : le seul pays européen capable de maîtriser tout le dispositif de SSA du radar conventionnel, au radar de poursuite. Alors, le moment n’est-il pas venu pour la France de prendre le leadership dans le développement d’un réseau européen de surveillance de l’orbite basse ? 

 

Vincent AQUILINA pour le Club Cyber