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[Conversation] La stratégie industrielle spatiale de l’ESA à l’ère du New Space (Partie 1/2)

La stratégie industrielle du spatial de l’ESA à l’ère du New Space ? Le Portail de l’IE a pu rencontrer et échanger avec Geraldine Naja, de l’Agence Spatiale Européenne. Cette première partie se concentrera sur des questions générales avant de s’intéresser aux liens entre Intelligence économique et enjeux spatiaux.

Considérations générales

Christophe Moulin: Pourriez-vous nous présenter l’Agence spatiale européenne et la raison d’être de cette organisation ?

Geraldine Naja :
L’Agence spatiale européenne, c’est une organisation
intergouvernementale, ce n’est pas une agence de l’Union Européenne
(U.E.), une organisation donc indépendante qui compte 22 Etats membres
et dont le but est de développer et de mettre en œuvre des programmes
spatiaux pour le compte de tous ses Etat membres et aussi depuis plus
récemment, pour le compte de l’U.E.. En effet, même si l’ESA n’est pas
une organisation de l’U.E., nous avons une coopération étroite sur les
programmes Galileo et Copernicus. L’ESA c’est aussi un budget pour 2019
entre 5,7/5,8 milliards d’euros, sur lesquels un peu plus de 4 milliards
viennent de nos Etats membres et 1,7 milliards issus de fonds de
l’U.E., d’Eumetsat, des organisations pour lesquelles nous travaillons
aussi. Nous sommes 2 200 personnes, le siège est à Paris, nous
avons des établissements un peu partout en Europe et nous intervenons
dans tous les domaines de l’activité spatiale, lanceurs, espace habité,
observation de la Terre, télécommunications, navigation, sciences,
technologies…

 

C.
M. : Vous êtes la cheffe de la politique industrielle et du
département d’audit de l’ESA. En quoi consiste aujourd’hui la politique
industrielle originale de l’ESA ?

G. N. :
Effectivement, la politique industrielle de l’ESA est au cœur de
l’organisation, puisque si vous regardez la convention fondatrice de
l’ESA, 10% sont dédiés à la politique industrielle et c’est un objectif
majeur de l’ESA. En pratique, on peut la définir par 5 grands
principes : en premier lieu, la préférence européenne, nous devons
travailler avec les industriels européens. D’autre part, efficience,
nous devons être les plus efficients possibles en termes économiques.
Ensuite, compétitivité, car nous avons un rôle important dans le soutien
de la compétitivité sur le marché mondial de l’industrie européenne. De
surcroit, un autre principe reconnu nous oblige à répartir
équitablement les activités dans nos Etats membre, qui s’appelle le
« retour géographique ». Un Etat qui souscrit à un certain
niveau au programme de l’ESA doit recevoir un niveau équivalent en
termes de contrats à son industrie. Il s’agit d’un principe motivant
beaucoup les pays membres car ces derniers savent qu’en investissant
dans l’ESA, ils récupéreront des contrats de haute valeur technologique
pour leur industrie. Le dernier principe est la compétition. Nous devons
utiliser la compétition quand nous faisons des appels d’offres ou quand
nous mettons en œuvre des programmes, ce qui permet d’assurer qu’on
reste avec un haut niveau de qualité et d’excellence technique, car tous
nos programmes sont développés en compétition entre industriels
européens. 

 

En pratique, dans ce département se trouvent 5 grandes fonctions. 

La
politique industrielle en tant que telle, sur laquelle nous
reviendrons, consiste à travailler étroitement avec les Etats membres et
leurs industries respectives pour voir comment rendre le plus cohérents
possible les ambitions des Etats, leurs capacités industrielles et les
programmes de l’ESA. Dans ce cadre, le retour géographique ne doit pas
se faire au détriment de la compétition et de la compétitivité, ce qui
suppose de trouver les domaines dans lesquels les Etats et leurs
industries nationales seront les plus compétitifs possible et éviter les
duplications. Il s’agit d’un travail sur le long terme de dialogue
étroit avec nos Etats et leurs industries. Evidemment, certains de ces
Etats n’ont aucun problème de retour géographique : si vous prenez
les grands pays membres, comme la France, l’Allemagne ou l’Italie, le
Royaume-Uni éventuellement, ces pays ont une telle industrie spatiale
qu’ils gagneront les compétitions et obtiendront leur pourcentage de
contrats. Ce qui est parfois plus difficile c’est pour certains pays
plus petits, qui n’ont pas encore une industrie spatiale très développée
ou les nouveaux Etats membres n’ayant pas une industrie au niveau de
l’industrie des autres Etats membres. Au sein de cette politique
industrielle se trouve aussi l’évaluation des bénéfices
socio-économiques de nos programmes et comment les maximiser. 

 

La
deuxième fonction concerne le travail avec les nouveaux Etats membres,
c’est-à-dire que lorsqu’un Etat membre accède à l’ESA, pendant une
période qui va de 7 à 10 ans, il est en transition. Durant cette
période, nous retrouvons des activités financées par le budget de l’ESA
pour mettre à niveau l’industrie de ces pays. Nous gérons ces activités
en lien évidemment avec les programmes de l’ESA, pour s’assurer que les
industries de ces nouveaux Etats membres seront capables de gagner des
compétitions une fois matures. Nous avons donc une équipe d’ingénieurs,
essentiellement, qui gère ces activités. 

 

Troisième
fonction, les relations avec l’industrie et le bureau des PME. Nous
avons un dialogue constant avec l’industrie spatiale européenne à tous
les niveaux, avec les grands intégrateurs, comme Airbus, Thalès, OHB,
Arianegroup, un dialogue avec les midcaps, c’est à dire les
établissements de taille intermédiaire, les grands équipementiers et
aussi un dialogue et des mesures spécifiques pour les PME, afin
d’encourager ces dernières à participer aux activités de l’ESA. 

 

La
quatrième et la cinquième fonction de ce département concernent les
fonctions opérationnelles. Il y a d’une part tout ce qui concerne le
calcul du retour géographique, car vous vous doutez qu’il ne s’agit pas
d’un calcul simple, il faut pour chaque programme voir quelles ont été
les contributions, les contrats passés et vérifier la nationalité des
entreprises auxquelles sont passés ces contrats, ce qui est assez
complexe. Nous utilisons des modèles pour calculer le retour
géographique pour chaque pays, sur chaque programme, sur chaque domaine
et sur la globalité de l’ESA. Dernièrement, la fonction d’audit
industriel vise à négocier avec les industriels des taux horaires,
puisque nous passons des contrats à l’industrie sur la base de taux
horaires. L’industrie nous dit « j’ai besoin de tant d’heures pour
développer tel instrument, telle plateforme, tel équipement », mais
évidemment l’industrie ne peut pas donner n’importe quel coût horaire,
il faut que ce coût soit justifié. Nous avons donc une équipe
d’auditeurs financiers qui vont négocier avec les industriels leurs taux
horaires et vérifier les coûts partagés lorsque des contrats sont
passés selon des partenariats public-privé. On va ainsi vérifier que les
industriels mettent bien la part qu’ils ont convenu de mettre dans ces
partenariats. 

 

Pour
récapituler : politique industrielle et impact socio-économique,
nouveaux Etats membres, bureau des relations avec l’industrie et avec
les PME, calcul du retour géographique et audit industriel sont les 5
grandes activités qui forment la politique industrielle de l’ESA. 

 

 

Intelligence économique et enjeux spatiaux.

C.
M. : Le Centre National d’Etudes Spatiales (CNES) développe
activement son pôle d’intelligence économique. Comment l’ESA
intègre-t-elle cette notion ?

G. N. :
Bien que nous n’ayons pas de service spécifique dédié à l’intelligence
économique à l’ESA, le département de politique industrielle regroupe un
grand nombre d’activités qui relèvent à mon avis de l’intelligence
économique. C’est ce que nous avons qui se rapproche le plus d’un
service d’intelligence économique. Car il s’agit d’une part d’avoir des
bases de données très à jour sur les capacités industrielles, leur
compétitivité, une connaissance très approfondie du secteur industriel
européen et il s’agit d’autre part de voir quelles sont les technologies
critiques  et celles sur lesquelles nous nous devons d’être
autonomes, mais aussi celles que nous devons aller chercher hors
d’Europe, car malheureusement et en dépit de la préférence européenne
que nous portons, quelques composants ou technologies particulières dont
nous n’avons pas la maitrise nous forcent à nous approvisionner en
dehors du cadre européen, ce qui nous amène à rechercher la possibilité
de faire émerger des fournisseurs européens pour ces technologies. Et
puis la réflexion sur l’impact socio-économique des programmes de l’ESA,
c’est-à-dire comment maximiser cet impact, nous invite à une analyse
critique de la dépendance technologique de l’Europe dans ce cadre, ainsi
qu’aux enjeux de souveraineté. Il s’agit de choses que nous faisons
quotidiennement et qui s’apparentent à de l’intelligence économique,
mais nous ne possédons pas encore de service dédié à cette discipline.

 

 

C. M. :
Pourriez-vous nous donner un point fort et un point faible de la
gouvernance européenne en matière de politique industrielle spatiale ?

G. N. :
Commençons par le point fort : depuis 40 voire 50 ans, nous avons
une industrie très compétitive à l’échelle européenne, en partie grâce à
la politique industrielle qui a été menée, cette dernière ayant des
qualités indéniables, mais surtout grâce à la relation étroite
construite avec l’industrie et aux programmes dédiés au soutien de la
compétitivité de cette industrie dans le secteur spatial, ce qui fait
que l’industrie européenne du spatial demeure très compétitive. Si on
regarde le financement public de cette industrie et les parts de marché
que cette dernière possède sur les marchés commerciaux, nous sommes très
efficaces : notre niveau de financement public dans l’industrie
spatiale est beaucoup plus faible qu’aux Etats-Unis, en Chine ou en
Russie, mais en termes de parts de marchés, nous sommes très bons. Le
point fort est donc indéniablement cette compétitivité de l’industrie
européenne. A l’inverse, un point potentiellement faible du secteur du
spatial en Europe est sa déclinaison en 3 niveaux de
gouvernance insuffisamment coordonnés: le niveau national, le
niveau intergouvernemental (représenté par l’ESA) et le niveau
communautaire (représenté par l’U.E. et la Commission Européenne,
déployant des budgets de plus en plus conséquents dédiés au spatial).
Cette multiplicité de niveaux peut être une force mais la faiblesse de
cette gouvernance est qu’il n’y a pas encore suffisamment de répartition
claire des rôles et des responsabilités dans ce secteur, et qu’il
manque d’initiatives pour travailler communément sur ce secteur. Il
m’apparait indispensable que nous nous rendions compte que nous, l’ESA
et les Etats membres qui la composent, si nous parlons de politique
industrielle en Europe, nous pouvons la soutenir par des activités
techniques et technologiques, par des dialogues avec les industriels,
mais il nous manque un outil que seule l’U.E. possède, qui est l’outil
règlementaire. Si on veut que l’industrie européenne fasse jeu égal avec
ses partenaires, il faut des réglementations appropriées et seule
l’Union peut les faire. La faiblesse est donc ce manque de coopération
étroite entre les différents niveaux de gouvernance dans le domaine du
spatial pour mettre en œuvre une vraie politique industrielle du spatial
qui soit cohérente.

 

C. M. : A
votre avis, comment mettre en place une synergie plus efficace entre
les différents acteurs opérant dans ce secteur sur le plan
européen ?

G. N. :
Le dialogue me semble être la première solution, dialogue qui doit
continuer à s’établir entre les différents niveaux de cette gouvernance
du spatial, de manière officielle, mais aussi déployer des travaux
communs, pas à pas. La meilleure façon de coopérer est de fixer des
objectifs communs et de travailler ensemble sur des activités concrètes.
Il ne suffit pas d’écrire un papier fleuri, il est nécessaire de
travailler à obtenir ce que l’on souhaite, comment le faire. Par
exemple, sur le volet règlementaire, il s’agirait d’établir un texte
établissant le besoin d’une préférence européenne en matière d’industrie
du spatial, reconnaissant qu’il s’agit de la responsabilité de l’U.E de
faire ce texte. Nous avons aussi besoin de développer des technologies
au soutien de la compétitivité de l’industrie, ce que nous faisons, mais
l’U.E. a pour sa part un budget de R & D/R et T avec un grand volet
spatial, ce qui devrait nous amener à travailler ensemble sur les
objectifs définis par ces recherches. Pour éviter que nous ne
travaillions sur des programmes « doublons », travaillons sur
la cohérence et la complémentarité de nos activités respectives. Il faut
donc se parler, régulièrement, à tous les niveaux mais ça présuppose
aussi qu’on soit bien d’accord sur les rôles et les responsabilités de
chacun, la précondition d’un dialogue efficace.

 

C. M. : L’ESA
est à l’origine de la volonté d’établir un Code de Conduite
international pour pallier au manque de cadre juridique entourant le
développement des activités spatiales en orbite terrestre basse. En quoi
cette initiative est-elle aujourd’hui indispensable ?

G. N. :
L’exemple de la collision manquée entre un satellite de la
constellation de SpaceX et le satellite d’observation européen Aeolus
démontre à quel point c’est indispensable. On entend constamment parler
de « méga constellations », de possibilités de lancer des
milliers de petits satellites. Or, plus vous lancez de satellites, plus
vous lancez de débris potentiels car si vous n’avez pas prévu dès le
départ comment ces satellites en fin de vie seront désintégrés, ou
éventuellement mis sur une autre orbite, vous polluez de plus en plus
l’orbite. Or, les orbites sont une ressource rare, elles ne sont pas
infinies et il est donc indispensable de les protéger pour permettre un
avenir des activités spatiales dans le monde, ce qui est aussi
applicable aux fréquences, car là aussi il y a un autre sujet de
« pollution » éventuel. Il semble à ce titre évident que
désormais, tout ce qui est lancé dans l’espace doit avoir une fin de vie
prévue et organisée. Lorsque l’on lance un satellite, aussi gros ou
petit soit-il, il faut être capable de dire ce qu’il se passera à la fin
de la vie de ce satellite. C’est d’ailleurs ce que nous faisons à
l’ESA, c’est même systématique. Nous réfléchissons aussi de plus en plus
à la réutilisabilité des lanceurs, ce qui veut dire une récupération de
certains éléments du lanceur. Mais ce qui est aussi clair, c’est qu’un
Code de Conduite n’a de sens que s’il est international car on ne peut
continuer à être seulement nous, les bons élèves et rester face à des
gens qui font n’importe quoi et qui polluent les orbites. A la réunion
ministérielle qui vient de se terminer, nous avons une activité qui
démarre qui s’appelle « ClearSpace » et un outil appelé ADRIOS, ou « Active Debris Removal In-Orbit Services »
permettant d’aller en orbite pour démontrer que nous avons la capacité
de « nettoyer » les orbites. Il s’agit donc tout d’abord de
montrer que nous savons et que nous pouvons capturer les débris gênants
que nous savons identifier et que nous surveillons. Les manœuvres
d’évitement sont par ailleurs constantes : nous avons parlé
d’Aeolus mais la Station Spatiale Internationale elle aussi réalise tous
les mois des manœuvres d’évitement de débris. Il s’agit donc d’une part
de surveiller ces débris, puis de s’en débarrasser tout en s’assurant
d’autre part que nous n’en créons pas plus que nous ne pouvons en
enlever. Ce sont les deux aspects d’une politique relative aux débris
spatiaux et à la préservation de l’outil spatial. 

 

(suite prochainement)