La stratégie industrielle spatiale européenne à l’ère du New Space.
C. M. : Quelle définition faites-vous du New Space et pensez-vous que ce concept est adaptable au contexte industriel et économique européen ?
G. N. : Quand on parle de New Space, on a tendance à opposer « Old Space » à ce dernier. Il semble que ça n’a pas lieu d’être car si vous regardez les budgets, les financements, ce qu’on appelle New Space reste encore assez marginal par rapport aux initiatives spatiales traditionnelles, même aux Etats Unis où le New Space représente moins de 10% du budget spatial. Ce n’est donc pas l’essentiel du budget spatial. A l’ESA, nous sortons d’une conférence ministérielle (27 et 28 novembre 2019) où l’on a récolté 14,4 milliards d’euros pour les années à venir, ce qui est aussi la démonstration que les « vieilles » agences spatiales ont encore de beaux jours devant elles. Cela étant, ce qui est très intéressant dans le New Space et qui vient effectivement des Etats Unis, c’est une différente approche, une façon différente de voir les choses, ce dont nous pouvons aussi pleinement profiter. Si nous ne sommes pas comme les Etats-Unis c’est d’abord parce que nous n’avons pas de géants d’Internet, c’est clair. Nous n’avons pas de Jeff Bezos, ni d’Elon Musk qui a fait sa fortune personnelle avec PayPal et a par la suite investi dans le spatial. Ce sont donc les géants de l’Internet qui s’intéressent au spatial : nous parlions des orbites, il est vrai que pour transmettre et collecter des données, l’outil spatial est absolument crucial. Ce n’est pas pour rien qu’ils s’y intéressent. A côté de cela, il y a un intérêt plus philosophique dirai-je, sur l’idée que le futur de l’Humanité passe par l’Espace et on voit bien, que ce soit Bezos ou Musk, que ce sont des gens qui s’intéressent à l’exploration spatiale et non pas simplement à l’exploitation spatiale, ce qui est intéressant. En Europe, nous n’avons pas ce profil là, pas de multimilliardaires prêts à investir leur fortune pour faire du spatial. Mais on voit que même en Europe, il y a de plus en plus d’industriels qui s’y intéressent, de start-ups qui se créent et que l’investissement privé dans le spatial augmente, même si on n’est pas encore au niveau américain. Je considère que le New Space c’est donc une nouvelle façon de faire du spatial. Par exemple, c’est s’intéresser plus aux services qu’à l’infrastructure qui va fournir ces services. C’est aussi mettre l’accent sur les coûts les plus bas possibles, minimiser au maximum les coûts de production. Et donc, une façon de produire industriellement, qui est complètement différente. J’ai pu voir la ligne d’assemblage OneWeb à Toulouse, ça n’a rien à voir avec la façon dont on fait un satellite individuellement. C’est un travail à la chaine, très impressionnant. Aussi, le New Space c’est le fait que l’Espace est accessible à tous : quand j’étais élève ingénieure, pour faire du spatial, il fallait entrer dans une agence spatiale ou une grande entreprise. Maintenant les élèves ingénieurs créent une startup ou une entreprise étudiante et font des cubesats… Ce qui est formidable parce que dès l’école, ils ont déjà la main à la pâte et font des petits objets spatiaux qui vont être lancés, ce qui n’existait pas auparavant. C’est vraiment l’impact du New Space : l’espace n’est plus le privilège des grandes agences ou des grands industriels. Enfin, le New Space c’est aussi l’irruption de secteurs non spatiaux dans le spatial. C’est-à-dire, l’irruption de secteurs tels que le digital mais aussi tout ce qui a trait à la connectivité, à la mobilité dont de nombreux domaines comme l’énergie ou la santé, vont profiter. Jusqu’à présent, le spatial était un petit monde à part, un peu fermé sur lui-même et le New Space vient ouvrir ces portes. De ce point de vue, l’Europe peut tout à fait gagner de cette nouvelle approche et s’en inspirer.
C. M. : Ces dynamiques modifient-elles la politique industrielle de l’ESA ?
G. N. : Oui, parce que nous regardons la manière de mieux travailler avec les secteurs non-spatiaux, nous avons mis en place le « Grand Challenge », qui vise à définir avec un secteur, comme la métallurgie, quel serait un défi que ce secteur aurait à relever, qui pourrait être réalisé dans le secteur spatial et nous décernons un prix à l’entreprise ou la start-up qui va réussir ce défi, comme par exemple l’extraction de ressources lunaires ou la vérification de la pureté des minerais extraits sur un astéroïde. C’est aussi une nouvelle approche qui vient du New Space, c’est-à-dire qu’au lieu de financer un programme ou un projet, on monte un prix et nous décernons ce prix à celui qui parviendra à relever le défi imposé afin de soutenir financièrement la mise en place d’un projet, comme le schéma du Lunar X-Prize par exemple, ce qui constitue une approche innovante et qui fonctionne assez bien. Comme nous l’avons évoqué, nous avons aussi une politique dédiée aux PME et aux start-ups, pour encourager les petites entreprises à travailler avec nous en mettant en place des formations, des portails industriels leur permettant de se faire connaitre auprès des grands industriels pour intégrer la chaine de valeur et aussi des mesures financières, comme des paiements en avance et rapides, pour leur permettre une certaine viabilité financière. Donc oui, ces dynamiques nous obligent à évoluer et à devenir nous-mêmes plus dynamiques, plus rapides, plus réactifs, car si les grands industriels ont les épaules assez larges pour attendre un contrat pendant une certaine durée, une PME meurt si elle n’a pas le contrat signé tout de suite.
C. M. : Quelles sont les priorités stratégiques de l’Europe en matière d’exploration/d’exploitation spatiale ? Comment celles-ci s’intègrent-elle dans le paysage global de ces nouvelles initiatives ?
G. N. : Effectivement, l’exploration et l’exploitation doivent être différenciés. L’espace comme outil pour répondre aux grands enjeux fait référence à l’exploitation, alors que l’espace comme but en soi fait référence à l’exploration. L’espace comme outil, nous l’avons vu au cours de la réunion ministérielle de l’ESA et nous le verrons grâce à la COP 25 : 40% des objectifs de développement durable ne sont possibles qu’avec les moyens spatiaux, car nous ne pouvons plus faire de la surveillance de l’environnement sans le spatial. On a donc toute une gamme de satellites sentinelles avec le programme Copernicus, qui est un programme de l’U.E. et de l’ESA, qui vise à avoir une surveillance de l’environnement dans tous ses composantes : l’atmosphère, les terres émergées, les glaces, océans et cætera. On a donc un système de surveillance de la santé de la Terre. A plus long terme, il s’agit aussi d’un système de vérification de l’efficacité des politiques des pays qui se sont engagés à un certain nombre d’objectifs chiffrés. L’espace comme outil fait aussi référence à l’utilisation des orbites et de l’espace comme relais de données. Autre exemple, la navigation : nous ne savons plus vivre sans la navigation par satellite, que ce soit GPS ou Galileo. Vous ne le savez sans doute pas mais vous bénéficiez sans doute actuellement du système Galileo, plus précis que le GPS. De plus en plus, tous les secteurs non-spatiaux se rendent compte qu’ils ont besoin du spatial pour remplir leurs objectifs : si demain nous faisons une voiture autonome, nous n’aurons d’autre choix que d’utiliser les télécommunications par satellites pour la faire fonctionner partout, car il existe un grand nombre de zones dans le monde, dont en France, où, si vous n’avez pas de connexion satellitaire, vous ne pouvez bénéficier de la TV ou d’Internet. L’espace comme outil est donc pleinement intégré dans la dynamique du New Space, comme le démontrent les projets de méga-constellations. L’exploration, ou l’espace comme but, ou comme fin en soi et aussi comme domaine d’étude, comprend la science et l’exploration. Pour la science, il s’agit de comprendre la création de l’univers, sa formation et son évolution, mais aussi du système solaire, ce qui rejoint l’exploitation de l’espace car la compréhension de comment notre système solaire a évolué peut nous aider à mieux comprendre notre planète. Et puis, il y a tout ce qui est du ressort des vols habités, vers la Lune ou Mars. Les Etats Unis ont déclaré leur intention de remettre l’homme et la femme sur la Lune et nous nous y associons car il n’y a pas d’exploration sans coopération internationale. Ça n’a pas de sens d’aller seul sur Mars ou sur la Lune ou plus loin. L’exploration, c’est un projet forcément en coopération internationale, comme le montre la station internationale. La prochaine étape se fera aussi dans un contexte de coopération internationale, avec le Gateway, qui sera la station lunaire en orbite autour de notre satellite, l’homme ou la femme sur la Lune et à plus long terme, Mars, avec le retour d’échantillons martiens et à très long terme, l’Homme sur Mars.
C. M. : Au sujet du budget de l’ESA, en augmentation, quel est l’impact pour sa politique industrielle ?
G. N. : Il s’agit tout d’abord d’un vote de confiance, car en période de budgets très contraints, on le voit au travers des problèmes économiques de l’Europe quotidiennement et même en période de Brexit, tous nos Etats y compris le Royaume-Uni ont augmenté leur contribution à l’ESA. Les activités de l’ESA et spatiales en général sont indispensables à notre futur et sont des activités qui correspondent à une industrie qui n’est pas délocalisable, qui produit encore sur le sol européen et fournit des emplois hautement qualifiés. C’est donc une prise de conscience que le futur de l’industrie de l’Europe ne se limite pas aux services mais est aussi une industrie manufacturière de très haute qualité et de très haute technologie. On ne peut pas être moins chers, mais on peut être plus avancés techniquement. C’est ce que je vois, cette prise de conscience qu’il faut investir massivement dans la technologie et dans les cerveaux.
Propos reccueillis par Christophe Moulin