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L’espace, nouveau champ de bataille économique

Devenu plus accessible que jamais, l’espace est un terrain où se livre une compétition économique. S’assurer d’y avoir accès et pouvoir y déployer ses infrastructures est devenu un enjeu stratégique pour les Etats. Mais aux acteurs traditionnellement présents se sont joints une multitude d’autres, dont les ambitions mènent à une complexification de la compétition.

L’échec de l’avion spatial de Boeing

En janvier, Boeing a annoncé se retirer du programme « Experimental Spaceplane », pourtant jugé stratégique par les autorités américaines. Son objectif était la mise au point d’un lanceur spatial léger, pouvant mettre sur orbite basse des satellites miniaturisés. Sa mise en œuvre aurait été particulièrement rapide, ne nécessitant que quelques jours, voire heures et permettant jusqu’à 10 lancements en 10 jours. Réutilisable et de la taille d’un avion d’affaire, son coût de lancement aurait été bien inférieur à celui d’un lanceur classique.

Ce projet devait donc doter les Etats-Unis de la capacité de placer en orbite des satellites dans des laps de temps extrêmement courts, à moindre coût et ainsi compenser rapidement la perte potentielle de satellites, dont dépendent de plus en plus les économies. Or, l’accès à l’espace s’est profondément transformé depuis plusieurs années, fracturant la domination américaine. Ces changements ne font que s’accélérer aujourd’hui, à travers l’action de nouveaux acteurs aux ambitions démesurées. Sur fond de tensions géopolitiques et d’intérêts économiques toujours plus importants, l’autonomie de l’accès à l’espace est un enjeu plus que jamais stratégique pour les Etats. La domination de cet espace, qui offrira un avantage compétitif conséquent à celui qui l’atteindra, implique désormais une compétition acharnée au sein de laquelle de nouveaux acteurs se mêlent aux anciens.

 

Les enjeux de la nouvelle course à l’espace

La nouvelle course à l’espace est duale, à la fois militaire et civile, avec un partage des technologies et des moyens entre les deux sphères. De fait, la nature militaire du programme de l’avion spatial de Boeing ne doit pas occulter les enjeux économiques qui sont liés au développement de l’accès à l’espace, car en parallèle d’une militarisation à marche forcée de l’espace s’y déroule une compétition économique non moins acharnée.

L’espace est devenu depuis le début des années 2000 un terrain d’affrontement économique privilégié entre les Etats et entre les entreprises. En effet, le poids de ce secteur dans le système économique mondial a décuplé et continue de croître. Des secteurs aussi stratégiques que les télécommunications, la cartographie et l’aide à la navigation, mais aussi l’observation météorologique et la surveillance des catastrophes naturelles, dépendent des satellites. Ces derniers remplissent toujours davantage de fonctions, et de manière de plus en plus précise. Aujourd’hui nécessaires aux pays développés pour maintenir leur puissance économique, ils sont également devenus de véritables leviers de développement pour les Etats en développement. Un nombre grandissant d’Etats cherchent ainsi à se doter de leurs propres satellites, tandis que ceux qui en possèdent continuent à en mettre en orbite de nouveaux, plus performants. Derrière cette course effrénée, les Etats et les sociétés privées se livrent une concurrence féroce pour obtenir les commandes de lancement et de mise en orbite des satellites.

L‘importance grandissante de ces derniers s’explique aussi par le fait qu’ils constituent des atouts précieux dans la guerre économique. Le cas du véhicule autonome l’illustre parfaitement. La constellation de satellites que SpaceX met actuellement en orbite a pour objectif de fournir une couverture Internet mondiale, y compris dans les endroits les plus isolés. Or, le réseau Internet peut faire fonctionner les véhicules autonomes, comme les lignes téléphoniques,  opérés  via  de infrastructures déployées par les entreprises chinoises ZTE et surtout Huawei. D’où l’intérêt pour les Etats-Unis de pouvoir dans le futur s’appuyer sur les satellites de SpaceX. Par ailleurs, le dirigeant de SpaceX, M. Musk est notamment connu pour être aux commandes du fabricant de voitures Tesla, qui travaille justement sur le véhicule autonome. SpaceX et ses concurrents comme OneWeb, constituent alors autant d’atouts non négligeables pour les Etats-Unis. Ce pays est en effet engagé dans un affrontement commercial avec la Chine autour de Huawei, qui en est la clef de voûte, que les Etats-Unis souhaitent empêcher d’installer les réseaux 5G chez eux et chez leurs alliés. 

Ces intérêts économiques et les conflits qui en découlent poussent les Etats à mettre en place de nouveaux moyens pour accéder à l’espace afin d’en garantir leur autonomie.

 

L’affirmation de nouveaux acteurs étatiques

Américains, Russes et européens sont les acteurs traditionnels de la course à l’espace, que les deux premiers ont lancé dans l’après-guerre. Mais aujourd’hui, de nouvelles puissances spatiales s’affirment, et parmi elles se distingue la Chine. Cette dernière a réalisé un bond considérable dans le domaine spatial ces 20 dernières années. En effet, son programme spatial a connu dans les années 1990 une nouvelle impulsion. Dès 2003, le pays envoie uniquement avec ses propres moyens, un homme dans l’espace. Seuls trois nations ont à ce jour réalisé cet exploit. L’objectif affiché est désormais la mise en orbite d’une station spatiale dans les années 2020, puis que le premier Chinois marche sur la Lune la décennie suivante. La Chine est également parvenue, la première, à faire se poser une sonde d’exploration sur la face cachée de la Lune. Au-delà, le pays se positionne aussi dans l’aventure vers Mars. Ces progrès chinois impressionnants ne peuvent pas cacher ceux réalisés dans les autres domaines, notamment les télécommunications. Ainsi, la Chine a lancé son propre concurrent au GPS américain, le système Beidou. Et c’est surtout le pays qui place le plus de satellites en orbite : elle a effectué en 2019 34 lancements, devant les Etats-Unis (26) et les européens (6). En 2018, elle en avait réalisé 39. La Chine a parfaitement compris que le futur de sa croissance économique se base aussi sur son accès à l’espace, elle qui rattrape à vive allure son retard dans les télécommunications et notamment la 5G. Cependant, ses succès impressionnants ne doivent pas occulter la façon dont ils sont en partie obtenus. Comme pour les autres secteurs économiques, la Chine n’hésite pas à recourir à l’espionnage et à la contrebande de pièces stratégiques, surtout à l’encontre de son grand rival, les Etats-Unis.

Derrière la Chine, de façon plus discrète et modeste, avance le programme spatial indien. L’Inde a développé ses lanceurs, qui lui permettent de placer en orbite de nombreux satellites de communication. Grâce à ces derniers qui forment l’Indian National Satellite System, le géant asiatique a créé l’Indian Regional Navigation System, l’équivalent local du GPS. Mais l’Inde voit plus loin, avec un premier vol habité dans l’espace en 2022, et en ligne de mire une expédition sur la Lune. Quoique donnant peu de publicité à ses réalisations, l’Inde est pleinement consciente qu’elle ne doit pas se faire distancer dans les technologies spatiales, afin de garantir son autonomie et de ne pas grever sa croissance économique.

 

Le New Space bouleverse les règles du jeu

On appelle New Space l’écosystème formé par les sociétés privées américaines qui conçoivent et utilisent leurs propres lanceurs, et peuvent opérer des flottes de satellites. L’acteur le plus important du New Space est l’entreprise SpaceX, créée en 2002 et dirigée depuis par Elon Musk. SpaceX a la particularité de maîtriser toute la chaine de valeur : elle fabrique ses satellites puis les met en orbite grâce à ses propres lanceurs, avant de les exploiter. Elle déploie actuellement le réseau de satellites Starlink, tout en étant le leader mondial en nombre de lancements avec 21 en 2018 et 13 en 2019. Ceci grâce à des fusées en partie réutilisables, qui font baisser ses coûts. SpaceX constitue aujourd’hui un partenaire-clé de la NASA, pour qui elle transporte du fret vers la station internationale, et bientôt des passagers. L’armée américaine lui fait également confiance, puisqu’en 2018 SpaceX a placé en orbite un satellite militaire. Elle bénéficie d’un puissant soutien étatique, car de nombreux lancements lui sont commandés par les institutions américaines au nom de la préférence nationale. En faisant payer plus cher ces institutions, SpaceX peut proposer des prix compétitifs sur le marché international, ce qui en séduit certains, européens compris, comme SSE. L’opérateur luxembourgeois de télécommunications a en effet confié à SpaceX la mise en orbite de ses nouveaux satellites.

Dans le segment des lanceurs SpaceX est concurrent avec Virgin Orbit, qui devrait lancer cette année un lanceur réutilisable depuis un avion de ligne. De plus, il faut souligner l’arrivée prochaine sur le marché des lanceurs de satellites de Blue Origin. Existant depuis 2000, il s’agit d’une société dirigée par Jeff Bezos. Sa fusée New Glenn devrait connaître son premier lancement en 2021. En parallèle, la concurrence s’exacerbe dans le domaine des satellites. Derrière SpaceX on trouve ainsi One Web, qui prévoit de faire entrer en service fin 2021 la constellation de satellites qu’il déploie à marche forcée.. One Web travaille d’ailleurs avec le Launcher One, de Virgin Orbit.

D’autres constellations de satellites sont en projet, portées par les géants que sont Amazon (Kuiper), Boeing et Samsung. Ces projets, s’ils se concrétisent, auront besoin, tout comme OneWeb, de recourir aux capacités de lancements des Russes (Roscosmos) et des Européens (Arianespace).

 

Après un recul, une volonté européenne de rebond

Ces dernières années Arianespace a clairement marqué le pas au niveau du nombre de lancements de fusées : 11 en 2018, à peine 6 en 2019. Or, face à une concurrence qui ne fera que s’accroître à court terme, il semble que les décideurs européens aient pris conscience du problème. Pour ne pas se laisser distancer, ils ont doté l’Agence Spatiale Européenne d’un budget de 14,4 milliards d’euros pour la période 2020-2024 : un record. La nouvelle fusée Ariane 6, dont le premier tir est prévu pour cet été, cristallise les espoirs. Elle devrait donner un nouveau souffle à l’activité spatiale européenne grâce à un lanceur capable de rivaliser avec les moyens du New Space.

Car l’Europe peut compter sur ses ressources pour continuer à peser dans la course économique à l’espace. Ainsi, Airbus a fabriqué une partie des satellites de One Web, dont certains ont été lancés depuis la base de Kourou. Mais depuis peu la société One Web est en cessation de paiement, et le futur de sa coopération avec Airbus et Arianespace est indécis.  Cette nouvelle situation risque donc de peser sur les acteurs européens. Mais Arianespace peut s’appuyer sur une longue expérience, et de nombreuses coopérations, dont une des plus importantes est celle avec la Russie. Pour renforcer cette position, le ministre français de l’économie a récemment émis l’idée de la création d’un consortium européen de l’espace avec Arianespace (co-entreprise de Safran et Airbus), Avio et OHB, qui travaillent tous sur Ariane 6. L’objectif serait de créer un champion industriel européen capable de tenir la dragée haute à la concurrence. La société française Thalès est également un poids lourd de ce secteur, surtout sur l’aspect cybersécurité des engins.

L’Europe a donc clairement des atouts pouvant lui permettre de maintenir son autonomie d’accès à l’espace. Et donc de préserver des forces précieuses dans la guerre économique qui se joue, notamment avec les Etats-Unis et la Chine.

 

Luc SAWAYA