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Les jeux vidéo : une nouvelle machine à laver l’argent sale

Jeux vidéo en ligne sur mobile, console et PC : aucune plateforme n’est épargnée ! Misant sur la volonté des joueurs, notamment pour avoir une expérience de jeu personnalisée, les fraudeurs n’hésitent pas à revendre des objets virtuels mal-acquis pour blanchir leur argent. Entre chemins financiers complexes et fraudes, le secteur vidéoludique est devenu le nouveau terrain de jeu des criminels.

Les jeux vidéo aujourd’hui  

Le jeu vidéo est un média bien intégré dans notre société. Présent à la fois sur console, ordinateur mais aussi sur nos téléphones, nous sommes pour la majorité « joueur » de par cette capacité des jeux vidéo à être multiplateforme. Aussi, plusieurs modèles économiques existent au sein de ces produits vidéoludiques. Du jeu payant au jeu gratuit, la personnalisation de l’expérience se présente notamment par le biais de possibles microtransactions. Changer l’apparence d’un personnage, l’équiper de nouveaux équipements et la possibilité de le faire évoluer par exemple sont maintenant des services monétisés dans certains jeux vidéo.

Par ailleurs, une composante de jeux de hasard peut venir s’y greffer grâce aux systèmes de gacha ou de lootbox (boîte contenant divers éléments de personnalisation). Ces jeux, notamment dans le cas de ceux gratuits (free to play), comme League of Legends, ont été capables de faire grandir leur communauté de joueurs et leur notoriété, notamment grâce à l’e-sport, les plaçant alors comme plateformes privilégiées pour blanchir de l’argent par la revente de comptes et d’objets virtuels  « mal acquis ».

Les jeux vidéo peuvent aussi avoir différents systèmes économiques internes avec des monnaies que l’on pourra ou non convertir en argent réel. Dans le cas d’Apex Legends, le joueur doit dépenser de l’argent afin d’obtenir une monnaie virtuelle (les pièces Apex), qui lui permettra d’obtenir différents objets en jeu sans passer par les lootbox (impossible à obtenir avec la monnaie gratuite). Si celle-ci ne peut être transformée en argent réel, a contrario des jeux comme Entropia Universe ou encore Second Life, ayant une économie propre. C’est-à-dire que la monnaie obtenue dans le jeu peut être convertie en monnaie réelle, se rapportant au principal moyen pour blanchir des fonds via un jeux vidéo.

Mais si les jeux vidéo soient au cœur de la problématique, on remarque aussi que le blanchiment d’argent peut aussi se faire sur certains objets entourant le monde vidéoludique : des goodies collector exclusifs et billets d’entrée pour des événements marquants, comme de l’e-sport par exemple, peuvent s’arracher à prix d’or. Dès lors, l’achat et revente de ces biens peuvent être réalisés avec de « l’argent sale » dans le but de le blanchir. 

Qu’est-ce que le blanchiment d’argent ?

Le blanchiment est défini par le Code pénal (article 324-1) comme un délit. Comme il est cité dans ce Code : « cette action consiste à faciliter la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un crime ou d’un délit pour donner à cet argent “sale” une apparence honnête ». Ce faisant, pendant, le contrevenant risque 5 ans de prison ainsi qu’une amende s’élevant à 375 000 euros. Le blanchiment se déroule souvent en trois phases successives : le placement, l’empilage et l’intégration. De ce fait, les criminels introduisent dans le système financier des fonds revenant d’opérations délictueuses. Ensuite, ils « empilent » afin de brouiller les pistes grâce à la multiplication des opérations bancaires successives en faisant intervenir divers comptes. Pour finir, ils investissent les fonds dans les circuits légaux et en tirent des bénéfices. En 2014, il a été constaté par le Fonds Monétaire International (FMI) que le volume du blanchiment des capitaux dans le monde se situe entre 2% et 5% du Produit Intérieur brut (PIB) mondial. 

Aujourd’hui, il existe de nombreuses typologies de blanchiment de capitaux qui englobent différentes méthodes et techniques réinventées en permanence afin d’éviter le contrôle des autorités, comme le « schtroumphage » ou smurfing en anglais, qui nécessite le dépôt multiple de sommes en espèces dans des comptes bancaires par différentes personnes. D’autres techniques sont à prendre en compte comme la complicité bancaire (lorsqu’un employé de la banque s’est impliqué criminellement afin de faciliter le processus du blanchiment d’argent) ou le raffinage (technique consistant à échanger de petites coupures contre des grosses dans le but d’en diminuer le volume). De nombreuses autres méthodes non citées existent depuis des années et ne cessent de se développer en fonction de la réglementation imposée. Par ailleurs, la complexité de ce « fléau » financier est aussi issue du fait qu’il touche tous types de secteurs d’activité, de l’immobilier aux casinos, et désormais les jeux vidéo.

Fraude fiscale et jeux vidéo

Le circuit du blanchiment de l’argent dans les jeux vidéo suit dans la grande majorité des cas le schéma simplifié présenté ci-dessous. Dans un premier temps, l’obtention de l’argent sale se réalise par diverses méthodes, comme le vol de carte bancaire ou la réalisation de microtransactions d’un compte bancaire piraté vers l’un des comptes bancaires du pirate. Cet argent sale ainsi collecté servira à acheter des items dans un jeu comme dans les divers exemples cités plus haut. Cependant, ces objets pourront soit être achetés sur des nouveaux comptes ou alors sur certains comptes piratés. Par ailleurs en 2018, d’après le journal le point, ce processus de création de compte et d’achat de certains objets en jeu auraient été automatisés pour des jeux comme « Clash of Clans », « Marvel Contest » et « Clash Royale ».

Ensuite vient l’échange de ces objets dans le jeu, si ce dernier permet l’échange et/ou la conversion de monnaie virtuelle en argent réel. Si cela n’est pas le cas, alors, les objets sont revendus sur le net, sinon le compte est directement revendu. Les échanges peuvent se faire entre plusieurs comptes avant une quelconque transaction afin de brouiller les pistes. La revente quant-à-elle se passe aussi bien sur les réseaux sociaux comme Facebook que sur le dark net ou encore sur des sites « spécialisés » dans ce genre d’échanges commerciaux. L’argent pourra transiter par de multiples sites internet afin de compliquer le traçage des flux monétaires. Il pourra notamment passer par des sites de loterie / casino afin de pouvoir réaliser facilement le versement sur un compte bancaire.

Illustration : Circuit du blanchiment de l’argent dans les jeux vidéo (réalisée par Alexandre Simeray)

L’exemple de ce circuit a notamment été observé dans le cas du jeu « Fortnite » par le biais des V-Bucks (monnaie interne du jeu) mais aussi sur « Counter Strike: Global Offensive » (CS:GO). En jouant à ce dernier, il était possible de débloquer des clés permettant d’ouvrir des conteneurs dans lesquels le joueur pouvait trouver des objets avec un degré de rareté plus ou moins élevé. Il n’était alors pas rare de voir des échanges entre les joueurs, des achats dans les boutiques en ligne ou encore du trafic de ces clés sur le darknet. Certaines de ces récompenses pouvaient même atteindre des sommes très importantes du fait de leur rareté. Suite à cela, Valve Corporation, développeur et éditeur de jeux vidéo américain, a publié un communiqué dans lequel il annonçait interdire la vente et l’échange de ces clés, citant la fraude comme principale raison, et notamment le blanchiment d’argent.

Des indices pour repérer les fraudeurs

Valve Corporation n’est pas le seul acteur à avoir pris des mesures et s’être armé contre le blanchiment d’argent dans cette industrie. D’après Frédéric Simottel, le comportement économique des fraudeurs, qui disposent d’un compte sans jouer, peuvent être mis à défaut suite à leur achat en masse de produits revendus à perte. De même, les larges lots d’adresses IP communes  peuvent induire une fraude tout comme le fait d’atteindre le plafond de monnaie qui transite sur le jeu trop fréquemment. 

Quand bien même, le secteur vidéoludique subit l’augmentation de l’investissement de fonds pour blanchir de l’argent du fait de sa réglementation moins importante par rapport à d’autres secteurs économiques ; la FATF (Financial Action Task Force) a proposé des recommandations pour lutter contre le blanchiment d’argent, ce dernier pouvant notamment financer le terrorisme. Elle préconise par ailleurs de réglementer les transactions virtuelles et de mettre en place des fournisseurs de service d’actifs virtuels (VASPs). 

Les acteurs institutionnels et privés tentent de corriger cette situation pouvant se révéler catastrophique sur de multiples plans et notamment sécuritaire si le circuit de blanchiment permet in fine d’alimenter le terrorisme. Cependant, même si le secteur souhaite limiter l’expansion de la situation, il n’est pas sans compter que ce fléau est l’équivalent d’une hydre : il n’est pas impossible qu’une législation plus forte du secteur vidéoludique ne cause un déplacement des activités de blanchiment vers un secteur plus lucratif et moins réglementé.

Alexandre Simeray et Emeline Strentz