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[CONVERSATION] (1/2) Quand le business de l’engagement rejoint l’influence – Sarah Durieux, directrice de la plateforme de pétition Change.org

À l’occasion de la sortie du livre de Sarah Durieux Changer le monde : manuel d’activisme pour reprendre le pouvoir, le Portail de l’IE s’est interrogé sur un contre-pouvoir en mutation. L’activisme, si vieux soit-il, n’aura jamais occupé une place si prépondérante auprès des décisionnaires. Et pour cause, c’est en s’appuyant sur les mêmes armes propres à la guerre économique que la pétition citoyenne s’est constitué une influence redoutable.

Analyse de l’association change.org

Portail de l’IE : Quels sont les procédés d’influence qui ont rendu change.org puissant ? Peut-on parler de lobbying ?  

Sarah Durieux: Nous n’avons pas de problème à parler de lobbying, car c’est un lobbying citoyen. C’est-à-dire l’action d’influencer les responsables politiques pour leur permettre d’aller vers une solution qui convainc et fait que cet acte de “lobbying” influence. Aujourd’hui, certains groupements ont un lobbying très actif, mais il n’est pas toujours efficace ou alors il est efficace, mais n’est pas visible. Chez change.org il est visible et sert l’intérêt citoyen.

Portail de l’IE : Quels sont pour change.org les défis à relever, notamment en termes de financement et de neutralité ? Y a-t-il une priorité de l'un sur l'autre ?

Sarah Durieux : La manière dont on fonctionne chez change.org s’approche du “crowd funding”. C’est la masse des tout petits qui compte, donc de l’ensemble de nos membres, dont les contributions sont de l’ordre de 2 ou 3 euros. Donc c’est une contribution qui est vraiment répartie et qui ne dépend pas d’un seul gros donateur, mais d’une multitude, qui contribue à garder la plateforme ouverte. De ce fait, il n’y a personne en particulier qui nous influence. Pour vous donner une idée, on a aujourd’hui 9 000 contributeurs mensuels en France qui soutiennent la plateforme. En plus de ces contributions mensuelles, nous avons aussi la promotion des pétitions, des centaines de personnes promeuvent avec quelques euros leurs pétitions chaque jour.

On a fait une levée de fonds en 2016 qui nous a permis de garder l’organisation à flot et de changer de modèle économique. Après cette levée de fonds, Reid Hoffman, le fondateur de LinkedIn est devenu actionnaire majoritaire de la plateforme en s'engageant à redonner ses parts à une fondation lorsque nous serons durables. 

Portail de L’IE: À l’antenne de France Inter, vous nommiez “philanthropes” les investisseurs ayant fait naître change.org. L’image du philanthrope, de Rockefeller à Elon Musk a pourtant eu mauvaise presse côté activiste, souvent taxés de blanchir leurs images en faisant du “greenwashing”, de s’infiltrer dans les politiques publiques, ou d’étendre leur empire. Pensez-vous que ces philanthropes soient les seuls leviers d’investissement pouvant amener l’activisme à la table des décideurs ?

Sarah Durieux : La responsabilité de toutes les organisations est d’avoir une gouvernance qui permet de s’assurer qu’il n’y a pas de “greenwashing de l’engagement”. Le financement de l’action civique est une vraie question en France. Il n’y pas de fonds de dotation développé par l’État pour financer l’activisme et la participation citoyenne… Même pour des mouvements comme le climat se sont financés par des fondations européennes ou étrangères plutôt que par l’action publique d’État. Est-ce qu’il ne faudrait pas qu’il y ait un financement de l’action civique au même titre que pour les campagnes politiques ? Car l’activisme participe à l’action publique. En effet, il faudrait chercher à avoir un investissement public avec un modèle de financement transparent. Mais c’est l’inverse que l’on voit : en France les MJC (Mouvement des Jeunes et de la Culture) mettent la clé sous la porte faute de financement…

Perspectives et prospectives de l’activisme  

Portail de l’IE: Comment expliquez-vous la professionnalisation du secteur de l’activisme ? Ont-ils de la concurrence ? Comment réagissent-ils face à leurs adversaires ?

Sarah Durieux : Je ne suis pas sûre que l’on puisse parler de professionnalisation, car c’est de l’activisme qui se fait sur le temps libre ce n’est donc pas une activité professionnelle en soi. Des gens dont c’est le métier comme moi, font plutôt figure d’exception. En revanche, il y a un développement de l’expertise, avec l’émergence de nouveaux mouvements. La force du digital à permis de connecter les gens, comme par exemple le mouvement féministe Nous toutes, où il y a une approche très “bottom up”, avec la diffusion des pratiques activistes auprès du plus grand nombre. Mais cela reste encore maîtrisé seulement par quelques associations, quelques collectifs … L’ambition que j’ai d’ailleurs avec le livre que j’ai écrit : Changer le monde – Manuel d’activisme pour prendre le pouvoir, c’est de rendre ces pratiques accessibles à un maximum de personnes. Donc oui, on est sur un activisme qui se développe vers des actions plus directes menées par les premiers et premières concernées. Néanmoins, je ne pense pas que l’on puisse parler d’une vraie professionnalisation de l’activisme, car cela reste le lot d’un petit nombre de personnes pour qui cela reste une activité annexe. 

Portail de l’IE : Comment se structure l’activisme au sens large ? Comment fonctionne l’activisme de gauche, celui de droite? Quelles sont finalement les règles de “bonne pratique", les limites de certaines pétitions que vous jugez dangereuses?

Sarah Durieux : Ce qui est certain, c'est qu'il y a des mouvements ultraconservateurs qui ont développé leur capacité notamment sur l’activisme en ligne ces dernières années. Néanmoins, ce n’est pas organique, cela reste très hiérarchique et centralisé par certaines figures de ces mouvements. Alors que sur d’autres sujets, notamment sur l'antiracisme ou le féminisme, l’organisation activiste est plus décentralisée, plus répartie, et donc probablement plus appropriée.

Nous sommes une plateforme ouverte, non partisane. Il nous arrive de supprimer des pétitions, si elles vont à l’encontre de nos règles d’utilisation : si elles sont des appels à la haine, qu’elles discriminent des personnes sur la base de leur âge, de leur sexe, de leurs origines ou de leur religion … Nous voulons être une plateforme “sûre” pour les gens. Il y a des pétitions contradictoires sur la plateforme, provenant aussi bien d’éleveurs qui veulent abattre les loups qui menacent leur élevage et de l'autre ceux qui ne veulent pas pour préserver la biodiversité. Cela fait partie de l’idée d’une plateforme ouverte. Nous supprimons toute pétition qui pourrait donner lieu à du harcèlement également. Notre principe, comme on dit en anglais est “do not harm”. C’est-à-dire : Ne pas blesser les gens. Certains groupes de haine ont su activer les codes de l’activisme pour développer leur présence et leur influence sur les politiques publiques donc c’est important de rééquilibrer en donnant les mêmes outils à toutes et tous. 

Clémentine Balayer

 

Suite le mardi 6 avril 2021

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