s bouleversements liés à la pandémie de Covid-19 ont révélé l’incapacité des entreprises à anticiper les crises. Doit-on se résigner à subir les prochaines pour autant ? Une approche ouverte et méthodique des risques émergents permet d’améliorer notre capacité à anticiper les crises et décrypter leurs implications. Dans cette perspective, un retour sur les pertinents concepts de « cygne noir » et de « rhinocéros gris » est nécessaire.
Un risque n’est jamais isolé, et génère toujours des conséquences à plus ou moins grande échelle. Pourtant, ni le risque ni ses implications ne sont inévitables ; un radar des risques émergents permet par exemple de détecter les risques à plus long terme. En parallèle, une cartographie des opportunités permet également de repérer et exploiter les possibilités futures. Mais ces méthodes peuvent être complétées par une approche plus fine d’un concept largement utilisé : le cygne noir. En effet, le concept de rhinocéros gris permet de nuancer les types de risques et de tirer de la cartographie des risques une analyse plus fine, pour une meilleure anticipation.
Détecter les risques prévisibles
Dans un rapport publié en 2011 intitulé « Future Global Shocks : Improving Risk Governance », l’OCDE soulignait déjà l’importance des risques systémiques, ou autrement dit de la propagation des risques. Les "global shocks" comme la crise financière de 2008 ont conduit les décideurs des secteurs public et privé à réexaminer leur préparation et la résilience de leurs organisations à de tels évènements. Le rapport s’appuie sur cinq études de cas relatives à différents types de crises qui ont déjà prouvé leur capacité à produire des chocs d’ampleur mondiale, dont une crise sanitaire. Un global shock peut être défini comme un évènement soudain qui génère plusieurs conséquences disruptives sur au moins deux continents. Face aux "global shocks", le rapport préconise aux risk managers de développer des outils qui mettent en lumière les interconnexions et des modèles capables d’évaluer la probabilité de la transmission du risque à travers des systèmes dépendants. De tels outils pourraient alors servir de systèmes d’alerte afin de contenir les risques avant qu’ils ne se diffusent à différents secteurs et qu’ils ne multiplient les pertes.
Ne pas négliger les risques imprévisibles
Le risque de pandémie n’était pourtant pas ignoré, mais si peu envisagé comme une possibilité sérieuse qu’il a surpris tout le monde. Le World Economic Forum estime dans son « Global Risks Report » de 2020 la criticité (probabilité, sur une échelle de 1 à 4, multipliée par l’impact, sur une échelle de 1 à 4 également) du risque de diffusion d’une maladie infectieuse à 8,75. Cela ne permet pas de le classer parmi le top 5 du classement. L’année précédente, le rapport estimait la criticité de ce risque à 10,5. La diffusion de maladies infectieuses à travers le monde n’a donc pas vraiment été présentée comme le risque le plus critique, mais il était néanmoins largement cité par les nombreux rapports du même type (AXA, Baromètre Risk 2030 d’Arengi et de l’AMRAE, Allianz). Il s’était également vu confirmer (épidémie de SRAS en 2002/2003, grippe de Hong Kong en 1969). En 2015, le WEF classait déjà le risque de diffusion rapide et massive d’une maladie infectieuse au 2e rang des risques les plus importants en termes d’impact, mais ne le mentionnait pas dans son top 5 des risques en termes de probabilité. Le phénomène n’était donc pas ignoré. Comment alors aurait-on pu prendre en compte le risque de pandémie au sein d’une organisation ?
Dans une conférence donnée à l’IFACI en février dernier, les équipes de gestion des risques de Sanofi et de Naval Group présentaient chacun leurs méthodes.
Pour les premiers, l’élaboration d’un « radar des risques émergents » permet d’anticiper les changements et d’étendre le regard de l’équipe de gestion des risques à plus long terme. Cette méthode consiste à réaliser un bilan annuel des nouvelles tendances en se basant sur la littérature publique, ainsi que sur des entretiens avec ceux qui, au sein de l’entreprise, ont une vision long terme et externe (stratégie, intelligence économique, veille réglementaire…). Cette étude permet de générer une liste de risques qui sont positionnés sur le radar selon trois critères : leur probabilité, leur impact et leur vélocité (autrement dit l’estimation du temps avant l’impact). Les risques qui ressortent sont transférés dans la cartographie des risques classiques.
Pour les seconds, il s’agit plutôt de repérer les opportunités et de les saisir au bon moment. La méthode mise au point pour cela consiste en premier lieu à déterminer l’attractivité d’une opportunité repérée au préalable par les veilleurs ou les équipes de la stratégie, en se posant les bonnes questions : quels grands problèmes cela va-t-il résoudre ? Y a-t-il des facteurs de différenciation ? Disposons-nous des ressources et des capacités pour le faire ?, etc. Il faut ensuite déterminer l’horizon de capture, c’est-à-dire à quelle échéance l’entreprise peut saisir l’opportunité (2 ans, 10 ans, 30 ans…). Ces critères permettent d’obtenir une liste d’opportunités intéressantes et de choisir parmi celles-ci. Les opportunités restantes font l’objet d’un plan de capture.
Distinguer les risques prévisibles des risques imprévisibles
Il est difficile de dire si la Covid aurait pu être mieux gérée grâce à ces méthodes. Comme le souligne Benoît Bougnoux, consultant pour Arengi, l’ampleur de la pandémie et la vitesse de développement de ses impacts ont automatiquement soulevé des questions sur l’adéquation des outils du risk management. Le concept de cygne noir a été largement utilisé pour illustrer cet évènement que l’on aurait, à priori, pas pu prévoir. Pourtant, le concept de « rhinocéros gris » peut y être opposé. à quoi ces deux concepts font-ils donc référence et pourquoi sont-ils essentiels pour l’anticipation des risques futurs ?
Nassim Nicholas Taleb définit en 2007 le cygne noir selon trois éléments : un impact majeur qui transforme les grilles de lecture (il y a un avant et un après), un caractère radicalement imprévisible, mais a posteriori tout à fait explicable.
Dans une tribune de 2013 adressée au forum de Davos, Michèle Wucker utilise quant à elle l’image d’un rhinocéros en train de charger pour représenter un évènement caractérisé par le même impact majeur que celui du cygne noir, mais une très forte prévisibilité. Le rhinocéros provoque cependant la même surprise qu’un cygne noir faute d’avoir su le prendre en compte. La pandémie de Covid est-elle donc plutôt un cygne noir ou un rhino gris ? Michèle Wucker répond par le rhino. En effet; le plan pandémie de février 2009 et son très polémique stock de masques n’invitaient pas à considérer une pandémie virale comme une possibilité réelle et sérieuse.
Si l’on ne peut prévoir le cygne noir, le seul investissement à faire, semble être celui qui renforce la résilience de l’organisation. Mais si l’on accepte que certains risques relèvent plus du « quand » que du « si », les risques envisageables via cette grille de lecture sont partout. Quid par exemple d’une nouvelle crise financière, d’un black-out électrique d’origine humaine ou naturelle, d’une crise géopolitique majeure en mer de Chine, ou, plus modestement, d’une crue centennale de la Seine. Benoît Bougnoux propose la réponse méthodologique suivante : puisqu’une cartographie des risques tend à appliquer un découpage thématique à une réalité plus systémique et interconnectée, un rhino gris peut se cacher dans différents risques. Il serait donc intéressant de faire davantage ressortir dans l’analyse les grands facteurs de risques et les tendances transverses.
Le cygne noir jusqu’ici largement utilisé n’est pas à abandonner pour autant ; mais il est certainement à compléter par celui du rhino gris. Il est également à intégrer dans des méthodes dédiées à la gestion, non pas des risques actuels, mais des risques émergents, afin de sécuriser les activités à plus long terme.
Florine Maureau pour le Club Risques de l'AEGE