Ces 20 dernières années, le marché de l’art est devenu un enjeu majeur de soft power pour les pays. Avec ses 277 milliards de chiffres d’affaires en 2021 (rapport d’Artprice) portés en grande majorité par l’art contemporain, les œuvres d’art n’ont jamais engrangé autant de bénéfices pour les acteurs du marché.
Évolution de la distribution géographique
L’entrée fracassante du marché chinois
Dans le segment contemporain principalement, la création de places tournantes incontournables en Asie depuis les années 2000 constitue l’un des changements majeurs du marché. Nathan Drahi, fils de Patrick Drahi, est nommé à la direction générale du marché asiatique de Sotheby’s en avril 2021. Il accède à 26 ans aux commandes d’une activité qui représente 20 % des ventes totales de la maison détenue par son père, signe révélateur de l’attention que portent désormais les investisseurs occidentaux au marché de l’Est.
Absent des salles de ventes et des classements mondiaux, le marché chinois s’est imposé en quelques années comme un acteur clé et rivalise avec les plus grandes maisons de ventes aux enchères comme Phillips (États-Unis), Drouot (France), Lempertz (Allemagne), etc. Selon le Rapport sur le Marché de l’Art Contemporain d’Art Price de 2021, “Hong Kong s’impose comme la deuxième ville de l’art Contemporain après New York”. En sachant que ce secteur représente 40 % du produit des ventes d’art contemporain mondial, ses performances en font un véritable hub qui attire autant les artistes occidentaux qu’asiatiques.
Grâce aux ventes en ligne qui ont fortement participé au décloisonnement géographique des transactions, les acheteurs chinois ont tout d’abord eu accès aux salles de ventes américaines et européennes. En plus de cela, la dévaluation du yuan en 2015 aurait en partie conduit les Chinois à investir dans l’art pour extraire leur argent de Chine selon Pearl Lam, galeriste et autorité de référence sur le marché de l’art contemporain asiatique. La chute de la devise a eu pour effet de stimuler la demande d’art occidental. À ce phénomène économique se sont ajoutées la mondialisation et la numérisation du marché qui ont à leur tour fait exploser le nombre de personnes aisées en Asie, multipliant le nombre d’acheteurs potentiels. Le volume de ventes a donc augmenté et les œuvres d’artistes occidentaux ont envahi la production culturelle contemporaine asiatique. Cependant, face à cette domination des modèles de vente des maisons de l’Ouest, la réponse de la Chine ne s’est pas faite attendre.
En 1993 est inaugurée la China Guardian, maison de vente aux enchères désormais classée quatrième du Top 5 aux côtés de Christie’s et Sotheby’s. La maison a été fondée par l’homme d’affaires Chen Dongsheng, petit-fils par alliance de Mao Zedong. La troisième place du podium en 2021 est occupée par la maison de vente Poly International Auction, fondée en 2005. Filiale du China Poly Group Corporation Limited, la maison est une entreprise d’État placée sous la supervision de la Commission SASAC (State-owned Assets Supervision and Administration Commission) du Conseil d’État. Cette maison est un outil incontournable de soft power qui participe à une stratégie économique et culturelle offensive de la part des Chinois sur le marché de l’art. Elle veille entre autre à garder la main sur son monopole dans la vente aux enchères de vins rares, de thés, de peintures anciennes et de calligraphies chinoises, empêchant les entreprises étrangères de développer ces segments.
En matière d’art Contemporain, la Chine cherche cependant des partenariats avec d’autres maisons, sans pour autant tourner complètement le dos à sa politique protectionniste. En 2013, Christie’s, propriété de François Pinault, est la première à obtenir une licence pour exercer de façon indépendante en Chine, à condition de ne pas pénétrer le marché des peintures chinoises anciennes. Forte de ses multiples musées, Pékin dispose du « plus grand marché d’œuvres anciennes » au monde et entend conserver son monopole. Les peintures et calligraphies chinoises représentent 56 % du marché chinois et sont autant d’actifs stratégiques culturels à contrôler. Du côté de sa rivale, Sotheby’s a elle aussi pu accéder au marché chinois au cours d’une opération de joint venture avec la Beijing GeHua Art Company, selon Les Echos. L’objectif principal de Sotheby’s était de bénéficier du projet de port-franc que GeHua construit au sein de la zone de libre-échange Tianzhu à Pékin. Véritable enjeu économique, les ports-francs sont la clé de voûte du système financier artistique : les biens entreposés dans les ports-francs étant introduits en franchise de TVA et de droits de douane, tous les services et transactions effectués en leur sein ne sont assujettis à aucune taxe, ni contrôle des douanes. On observe ainsi un véritable contrôle des acteurs chinois sur les maisons étrangères, qui n’ont toutefois pas d’autres choix que de composer avec cet état. L’ancienneté des entreprises occidentales, tout comme leur portefeuille de clients et d’artistes sont à la fois drainés par Pékin, mais aussi la condition sine qua non de la vitalité de ce nouveau marché asiatique.
En plus d’un contrôle strict des activités des entreprises occidentales sur son sol, Pékin cherche aussi à déployer sa puissance en dehors de ses frontières. Fait marquant, la compagnie d’assurance chinoise Taikang Life a acheté 13,8 % des actions de Sotheby’s en 2016, devenant le premier actionnaire de l’entreprise nord-américaine. Cette même compagnie est dirigée par Chen Dongsheng, le fondateur précédemment cité qui se trouve à la tête de la deuxième plus grande maison de vente en Chine, China Guardian.
La stratégie culturelle et de soft power de la part de Pékin avance donc tambour battant. La publication en 2012 d’un plan culturel qui fixait l’objectif – atteint – d’un musée pour 250 000 habitants en 2020 illustre la volonté du pays d’accroître son influence artistique et sa présence culturelle. Ces musées furent remplis grâce à une politique d’acquisition éclair de milliers d’œuvres qui ont permis au pays de pénétrer le marché de façon brutale. Les catalogues de vente asiatiques présentent aujourd’hui les artistes les plus cotés comme Richard Prince et Basquiat, les maisons connaissent un taux d’œuvres invendues le plus bas au monde (10 %, contre 30 % pour la moyenne mondiale) et de jeunes artistes occidentaux comme Nicolas Party ou Salman Toor choisissent l’Asie pour faire s’envoler leur carrière.
Toutefois, ce marché d’une rentabilité insolente sur lequel lorgnent New York et Paris, ne peut plus masquer les difficultés majeures auxquelles les acteurs asiatiques doivent aujourd’hui faire face. Entre l’augmentation des falsifications sur un marché opaque, les manipulations de prix et les retards et défauts de paiement pourtant assumés par le Poly, ce jeune marché perd de précieux points face aux maisons de vente occidentales. Le lancement en 2013 par Xi Jinping d’une campagne de lutte contre la corruption qui devait aussi toucher le marché de l’art, visait juste. Il n’a néanmoins pas fait l’unanimité au sein des acteurs du secteur qui critiquent aujourd’hui à mi-voix une politique responsable selon eux du ralentissement de la croissance du marché.
À l’inverse, les records économiques historiques d'un secteur en plein boom permettent d’occulter ces difficultés : les Non-Fugible Tokens (NFTs). Conscients du potentiel de cette nouvelle forme d’art, les collectionneurs asiatiques semblent avoir pris une longueur d’avance par rapport à ses concurrents. Le 11 mars 2021, ils font l’acquisition pour 69,3 millions de dollars du NFT de l’artiste Beeple, Everydays – The First 5 000 Days, démontrant par là leur puissance désormais incontournable sur le marché de l’art.
Explosion des ventes en ligne et des ventes de NFTs
En un an, les NFTs sont devenus la nouvelle obsession du marché et pour cause : ils représentent un tiers du marché de ventes en ligne, soit d’ores et déjà 2 % du marché de l’art global en 2021 – un chiffre supérieur aux enchères de photographies. Pulvérisés par la création de Métavers et les transactions en crypto-monnaies, ils bouleversent notre façon d’appréhender une œuvre et de l’acheter.
Les NFTs constituent des titres de propriété numérique, stockés sur une blockchain. Chaque NFT produit est associé à un objet virtuel et tient lieu de certificat d’authenticité. Ils contiennent la preuve numérique de provenance, sont uniques et inviolables. Par conséquent, même en cas de partage de l’œuvre, l’acheteur du NFT est le seul propriétaire de son contenu.
Le marché s’en voit entièrement renouvelé. D’un point de vue géographique, les frontières sont pulvérisées. Les acheteurs ne sont plus contraints de se rendre dans les salles de vente ou de dépendre d’une zone géographique relativement stable et propice aux transactions d’œuvres d’art. Le premier acheteur de NFT de l’histoire des enchères publiques est un millionnaire indien qui a fait fortune dans la crypto-monnaie. Il détient aujourd’hui la société Metapurse, un des principaux fonds d’investissements en NFTs, et concurrence directement Sotheby’s et Christie’s. Bien que les mastodontes historiques du marché des enchères aient créé leur propre plateforme (Metaverse chez Sotheby’s), les ventes via la blockchain remettent en question leur légitimité à servir d’intermédiaire entre les acheteurs et vendeurs. Cette forme d’art se passe d’établissements et échappe au système marchand développé depuis 200 ans. Elle laisse la place à de nouveaux acteurs, différents tant par leur fonctionnement, que par leur identité.
Les générations X et Y, qui boudaient en effet les salles de vente jusqu’à présent, représentent une véritable manne dans le marché des NFTs. Sur 22 millions de connectés, ils étaient par exemple 60 % lors de la vente d’Everydays – The First 5 000 Days à avoir moins de 40 ans.
De façon tardive, les maisons se sont lancées dans le numérique et les transactions en crypto-monnaies. Dirigée par Patrick Drahi, Sotheby’s multiplie ses projets technologiques grâce aux activités connexes du millionnaire. En mai 2021, la maison accepte le Bitcoin pour l’acquisition à 12,9 millions de dollars de Love is in the Air de Banksy. Sur ce terrain, la France a cependant un train de retard par rapport à ses confrères. Le Conseil des Ventes (organisme de contrôle du marché) applique la législation française et le code du commerce pour veiller à l’encadrement et la sécurisation des ventes et cantonne encore la vente publique aux seuls biens matériels. Or, les NFTs étant impalpables et intraçables, le Conseil interdit leur vente sur le sol français ce qui pénalise et bride fortement le marché. Les artistes préfèrent passer par les maisons de ventes à Bruxelles ou bien contourner cette interdiction en créant des nouvelles formes d’art hybride comme l’œuvre digitale sur toile. Il est cependant important de faire remarquer que cette nouvelle combinaison entre œuvre digitale et support matériel fait le bonheur d’une frange de l’écosystème, à savoir les galeristes. Ils disposent en effet d’un bien physique dont la traçabilité, la garantie et la provenance leur sont connues, choses qui leur sont tout à fait impossibles avec les NFTs et qui rassurent certains clients.
Le Marché de l’art Contemporain se tourne enfin vers le continent africain
Enfin, on ne peut traiter des évolutions du marché de l’art sans mentionner l’intérêt croissant des investisseurs pour les créations afro-américaines, afro-britanniques et du continent africain. Mettant poussivement un terme à la sous-représentation de ces artistes, les stratégies de ventes ont été révisées pour augmenter le volume d’œuvres d’une part, et le nombre d’acheteurs potentiels qui s’assimilent aux identités peintes par ces artistes d’autre part. La hausse des prix sur le second marché s’en ressent. Kerry James Marshall a par exemple vu son tableau Past Times adjugé à 21,1 millions de dollars chez Sotheby’s en 2018.
Sans cesse à l’affût de nouveaux débouchés, le marché a enfin permis à la “Renaissance artistique Noire”, expression utilisée par Tina M Campt dans A Black Gaze Artists changing how we see, de se faire une place et de modeler à son tour les catalogues de ventes et les murs des salons d’exposition. Cette révolution, autant culturelle et sociale qu’économique reflète une demande qui ne cesse d’augmenter.
Un secteur à investir et consolider reste toutefois les infrastructures comme les galeries et les musées dont les financements devraient être initiés par des initiatives privées. Comme le souligne Flavie Dannonay, chercheuse dans le domaine de l’art contemporain africain, “les retombées économiques sont certaines” pour les acteurs en termes de création d’emplois, de rayonnement culturel et d’attractivité touristique. L’enjeu de demain pour ce nouveau marché sera sa structuration, qui s’accompagnera nécessairement d’un changement de regard de l’Occident sur les cultures du continent africain.
Olivia Luce
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