“Ce n’est pas dans l’intérêt des noirs, mais dans celui des blancs, qu’on détruit l’esclavage aux États-Unis” Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840). Le 6 novembre 1860, Abraham Lincoln est élu seizième Président des États-Unis d’Amérique. Avant l’entrée en fonction du nouveau chef d’État, sept États du Sud vont faire sécession en guise de protestation à cette élection. Cela va plonger le jeune pays dans une grave crise constitutionnelle qui évoluera en guerre civile, fera plus de 650 000 morts et se terminera par la victoire des États du Nord, l’Union.
Dans le moment charnière entre la création de la nouvelle constitution de 1787 et la Guerre de Sécession, une lutte pour l’abolition de l’esclavage prend forme. Sous l’impulsion du Nord, elle devient en quelques décennies une question de premier ordre. En effet, elle est souvent présentée comme une lutte morale et l’une des raisons principales de la Guerre de Sécession. L’ abolitionnisme, bien qu’ayant des origines morales, rentre dans un schéma plus large où les États du Nord ne cesseront d’imposer leur propre conception du pays, y compris leur modèle économique.
Dans quelle mesure l’abolitionnisme s’est-il développé aux États-Unis ? Comment a-t-il gagné en influence et à quel point a-t-il permis au Nord d’imposer sa conception de l’économie sur le pays entier ?
Les deux visages de l’Amérique
L’Amérique du début du XIXème siècle fonctionne selon deux systèmes d’organisation distincts de la Société. En effet, dès la fin de la guerre d’indépendance contre les Britanniques, le Nord et le Sud vont prendre des trajectoires différentes.
Les États du Sud sont régis par une économie de type agraire et vivent notamment de l’exportation de coton vers le reste des États-Unis et vers l’Europe. Comme cette économie repose sur l’exportation, la tendance va vers le libre-échange. Elle est composée d’un establishment aristocratique prédominant de riches familles blanches propriétaires terriennes reposant sur un socle d’esclaves qui constituent la main-d’œuvre nécessaire à l’économie locale.
Les États du Nord quant à eux, se sont rapidement industrialisés et urbanisés depuis l’indépendance. La migration venant d’Europe y est très forte. L’esprit est plus démocratique qu’au Sud. L’économie repose davantage sur du travail mécanisé et afin de se protéger des industries plus développées d’Europe de l’Ouest, le Nord a intérêt à mettre en place une politique protectionniste.
L’abolitionnisme comme vecteur d’influence
Né dans les années 1830, le mouvement abolitionniste américain est l’héritier de deux événements majeurs. D’abord celui des idéaux égalitaires de la révolution américaine puis celui du Slavery Abolition Act qui est une loi du parlement britannique votée en 1833 mettant fin à l’esclavagisme au sein des 19 colonies de l’Empire.
C’est dans de ce contexte que des mouvements abolitionnistes structurés voient le jour aux États-Unis et accroissent progressivement leur influence. L’un de ces mouvements est l’American Anti-Slavery Society fondé par William Lloyd Garrison et Arthur Tappan respectivement homme d’affaires et éditeur américain.
En 1840, il existait 2 000 sociétés auxiliaires de cette association pour un total de 150 000 à 200 000 membres. Ces sociétés avaient comme cahier des charges de parrainer des réunions, adopter des résolutions, faire signer des pétitions anti-esclavagistes à envoyer aux grandes institutions, publier des journaux, solliciter des signatures, imprimer et distribuer de la propagande en grande quantité, et finalement envoyer des agents et des conférenciers pour transmettre le message abolitionniste au Nord.
De tels mouvements étaient principalement financés par de riches industriels du Nord. Le cas du Hovey Fund est particulièrement intéressant. En effet, ce fonds nommé d’après l’homme d’affaires Charles Fox Hovey a fourni une grande partie des fonds nécessaires à l’American Anti-Slavery Society. Entre autres, le fonds paya Susan B. Anthony, l’une des figures de proue du mouvement abolitionniste, qui coordonnait la plus importante pétition que les États-Unis avaient connu jusqu’alors, ce qui mènera plus tard au 13e amendement et mit fin à l’esclavage.
Émergences de références culturelles
Pendant ce temps, une véritable floraison culturelle associée à l’abolitionnisme voit le jour. Certains récits d’esclaves s’étant échappés des griffes de leurs maîtres font beaucoup parler d’eux. Ainsi, l’autobiographie publiée en 1845 Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, de Frederick Douglass, ancien esclave s’étant émancipé en fuyant vers le Nord et devenu l’un des orateurs les plus actifs de l’American Anti-Slavery Society, est un succès commercial et captive les cercles de pensée anti-esclavagistes américains.
D’autres récits relatant des conditions de vie des esclaves au Sud vont connaître d’immenses succès. C’est le cas de Uncle Tom’s Cabin, roman écrit par Harriet Beecher Stow et qui sera le livre le plus vendu aux États-Unis au 19e siècle, après la Bible, avec 300 000 exemplaires la première année. L’impact de ce roman est si important qu’Abraham Lincoln, en ayant rencontré Harriet Beecher Stow, aurait déclaré : “ C’est donc cette petite dame qui est responsable de cette grande guerre”.
Effets sur les États du Sud
Le militantisme des mouvements organisés tels que l’American Anti-Slavery Society lié au développement d’une conscience anti-esclavagiste au Nord poussera les États du Sud à se raidir de manière croissante face à un Nord perçu comme envahissant. Le Sud, voyant son mode de vie mis en péril, multipliera les tentatives pour faire valoir le droit des États, c’est-à-dire donner davantage de poids aux États plutôt qu’à l’État fédéral.
Par ailleurs, les tensions entre les deux parties du pays se matérialisent déjà avant le début de la Guerre de Sécession. Les événements du Bleeding Kansas, une série de confrontations entre les partisans de l’abolition de l’esclavage et partisans de son maintien se déroulent dans les années 1850. Ces luttes ne seront qu’annonciatrices de la guerre civile qui vient et dont l’élection d’Abraham Lincoln, un abolitionniste convaincu et opposant au libre-échange, comme président des États-Unis sera le basculement.
Après la guerre
La victoire du Nord donnera naissance à la Reconstruction Era, une période de 12 ans durant laquelle l’esclavage est aboli et les mêmes droits civiques sont donnés, en théorie, aux Noirs qu’aux Blancs. Cependant, la main d’œuvre blanche des États industrialisés ne voudra pas qu’une partie de la population, dorénavant capable de se déplacer et surtout moins chère à employer, ne la concurrence. Quant aux industriels, financiers et marchands du Nord, ils sont fortement dépendants du coton peu cher venant du Sud. Ainsi, Andrew Johnson, le nouveau président des États-Unis après l’assassinat d’Abraham Lincoln, réoctroiera les terres aux aristocrates sudistes qui bénéficieront à leur tour de la généralisation du métayage. Les moyens pour faire disparaître les inégalités tant décriées avant la guerre ne seront jamais mis en place et la ségrégation deviendra structurelle.
Finalement, le taux de tarif douanier élevé à 44% dont le Nord s’est doté pendant la guerre civile va pouvoir être imposé dans tout le pays, lui permettant de protéger et développer sa propre industrie au détriment des exportations du Sud. Ainsi, l’historien Alfred Eckes dans son ouvrage Opening America’s Market: US Foreign Trade Policy Since 1776 relève en ces termes le succès de cette politique pour l’industrie nordiste : « de 1871 à 1913, le tarif moyen des États-Unis sur les importations passibles de droits de douane n’est jamais descendu en dessous de 38 % [et] le produit national brut (PNB) a augmenté de 4,3 % par an, soit deux fois plus que sous le régime du libre-échange en Grande-Bretagne et bien plus que la moyenne des États-Unis au XXe siècle. »
Antoine Bovet pour le Club Influence de l’AEGE
Pour aller plus loin :