Le chemin de fer est un puissant levier de développement. Il est considéré comme le moyen de transport de choix pour réduire la facture climatique. C’est aussi un moyen de conquête et d’influence dans le monde. L’Europe, leader, aussi bien, sur le plan technologique que de l’innovation et des processus de normalisation, pourra-t-il encore conserver ce poids économique et stratégique devant l’avancée inéluctable de pays d’Asie et des États-Unis ?
Une étude a récemment démontré que la marge de progression du marché mondial du secteur ferroviaire est considérable. Il n’aurait atteint que 10% de sa capacité, au regard des avancées qu’il connaîtra dans les 30 années à venir. Beaucoup d’innovations restent encore à découvrir et son potentiel de développement est considérable.
Depuis 2018, le réseau ferroviaire mondial a été étendu de 23 300 kilomètres et le nombre de véhicules a augmenté de 20 000 unités supplémentaires. Les experts s’attendent à un taux de croissance annuel moyen de 2,3% jusqu’en 2025. Le volume total du marché devrait donc atteindre 204 milliards d’euros d’ici 2025, contre 177 milliards d’euros à la fin de 2019.
Parmi les acteurs en lice, l’Union européenne place ses pions. Elle possède aujourd’hui son grand marché ferroviaire avec le projet Rail Baltica : l’un des grands projets d’infrastructure ferroviaire en Europe dont on parle si peu. Il est destiné à relier la Finlande, l’Estonie à la Pologne en passant par la Lettonie et la Lituanie. Ce sera le premier projet européen avec des voies à écartement standard UIC de bout en bout. Ce projet a émergé depuis 1994, mais a mûri très lentement. Même si le rapport de la Cour des comptes européenne, publié en juin 2020, épingle les délais et coûts de financement du projet : quatre ans de retard prévu pour une finalisation en 2030 au lieu de 2026 et un dépassement de budget, sept milliards d'euros au lieu de cinq initialement.
La percée de la Chine et une croisée avec le marché européen
Sur ses talons, la Chine multiplie les offensives. En termes de répartition du marché ferroviaire, la CRRC (China Railway Rolling Stock Corp) arrive avec 30 milliards d'euros de chiffre d'affaires environ (dont 4 ou 5 milliards à l'international) et donne de fortes raisons d'inquiétude à Alstom et Siemens. Depuis deux ans, CRRC a gagné quasiment tous les contrats de métro et de tramway aux États-Unis, à l’exception de celui de Washington. La CRCC se déploie de plus en plus à travers le monde, présente dans des pays et régions avec 83% des pays équipés de lignes ferroviaires. Derrière elle se trouvent les constructeurs Alstom Transport, Siemens Mobility et le canadien Bombardier, avec des chiffres d'affaires d’environ 8 milliards d'euros.
Lors de la crise de 2008, la Chine a fait le choix d’investir massivement dans les infrastructures pour la circulation de trains à grande vitesse dans le but de stimuler sa croissance. Le rapport de la banque mondiale révèle une expansion spectaculaire de son réseau ferroviaire au cours des 30 dernières années. La moitié de l’ensemble du réseau LGV ferroviaire mondial s’y trouve désormais.
Le développement rapide de son transport ferroviaire se poursuit aussi bien dans le transport de marchandises que celui de passagers, au sein d’une structure fortement centralisée. À noter toutefois, que le secteur n'est pas complètement monolithique et fait participer plusieurs grandes entreprises de chemins de fer, des réseaux industriels et des entreprises de chemins de fer locaux dans le cadre de joint-ventures. À la fin de 2015, le réseau chinois avait déjà atteint 121 000 km, avec 50 % du réseau doublé et plus de 60% électrifié. À la mi-2016, la Commission Nationale chinoise de Développement et de Réforme (CNDR) a publié le plan quinquennal de développement pour les chemins de fer chinois, révisant son objectif à 175 000 km de lignes d'ici 2025.
Cette croissance fut impulsée par des objectifs et des agendas politiques et géostratégiques. Elle bénéficie aussi de leviers économiques très avantageux, notamment les coûts de main-d’œuvre et d’acquisition de terrains moins chers en Chine. À titre de comparaison, 1 km de TGV coûte en Europe entre 25 et 39 millions de dollars, environ 59 millions aux USA, et 17 millions en Chine.
« Présent dans 102 pays et régions, couvrant 83 % des pays équipés de lignes ferroviaires, la CRRC frappe à la porte de l'Europe et s’apprête à “l’avaler”. S'il n'a glané jusqu'ici que quelques contrats en Serbie, en Macédoine ou en République tchèque, il a échoué par deux fois à s'offrir une entreprise (l'italien Ansaldo d'abord et le tchèque Skoda ensuite) pour se constituer sur le Vieux Continent une tête de pont – certains diront un cheval de Troie. ». Aujourd’hui, il est clair que le chinois CRRC souhaite entrer en Europe, et vise dans le même temps le marché mondial. L'acquisition en mai 2020 par la CRRC du groupe allemand Vossloh, spécialisé dans les infrastructures ferroviaires, est un signal qu’on ne fera pas semblant d’ignorer. “L'exemple d'Alstom-Siemens doit être un exemple emblématique de ce qu'il ne faut plus faire, c'est-à-dire nous empêcher de nous rassembler pour peser face aux géants chinois ou face aux géants américains". Quels échos à ces mots du ministre Français des Finances Bruno le Maire ?
Positionnement technologique et économique du ferroviaire européen
Que fait l’Europe face aux stratégies des pays qui tiennent aujourd’hui les devants en matière de matériels et solutions ferroviaires en cybersécurité et IA ? Qu’en est-il des stratégies européennes face à la concurrence asiatique ? D’après l’étude 2021 de ResearchAndMarket, bien que la croissance de la zone Asie-Pacifique soit la plus rapide, les équipementiers tels que Thales Group (France), Siemens AG (Allemagne), Alstom (France), Wabtec (États-Unis) et Nokia Networks (Finlande) et leurs investissements dans la cybersécurité ferroviaire sont les principaux moteurs de la croissance de ce marché à l’échelle mondiale.
Le leadership mondial de l’industrie ferroviaire européenne est mis à l’épreuve par le nouvel entrant qu’est l’Asie sur le marché. En août 2021, le rachat par Hitachi de la branche Signalisation ferroviaire de Thalès est révélatrice d’une vision centrée sur la croissance économique et non sur une véritable stratégie européenne à long terme. “L'État français, actionnaire du groupe, ne s'opposera pas à cette opération, quoique cette activité sorte du giron européen.”…
Le 20 décembre 2020, après sept ans de négociation, un accord d’investissement entre l’Union européenne et la Chine a été signé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Cette dernière déclarait qu’il serait dans l’intérêt géopolitique et économique de l’Union, ainsi que pour son autonomie stratégique, d’accompagner activement le développement logistique eurasiatique et non de le subir. Reste à savoir si cet accord global, qui ambitionne de faciliter l’accès du marché chinois pour les entreprises européennes, permettra aux opérateurs ferroviaires européens et du monde, de pouvoir profiter pleinement des opportunités liées à l’émergence de plusieurs projets de chemin de fer suburbain en Chine. Les protagonistes se sont donnés deux ans après la signature pour achever la négociation sur la protection des investissements et le règlement des différends. Et déjà depuis mai 2022, une suspension en raison de désaccords majeurs sous fond de tensions politiques et notamment de non-respect des droits de l’Homme : “l’environnement politique n’est pas propice à la ratification de l’accord”.
La meilleure réponse à ce défi concurrentiel passe par l’innovation, afin d’améliorer la qualité et la fiabilité des produits en réduisant les coûts du cycle de vie. Les investissements publics et privés dans Shift2Rail, ont un effet multiplicateur sur les efforts indispensables que doit fournir l’industrie pour mettre ces produits sur le marché et conquérir d’autres opportunités tant en Europe qu’à l’étranger.
Rappelons que Shisft2Rail, l’initiative majeure pour le chemin de fer de demain, ambitionne de réduire jusqu'à 50 % le coût du cycle de vie des transports ferroviaires, doubler la capacité ferroviaire, augmenter la fiabilité ainsi que la ponctualité à hauteur de 50 %. Avec une démarche commune, l’Europe pourra mutualiser les forces et moyens de production, renforcer la collaboration et le partenariat dans l’ensemble de l’industrie ferroviaire.
L’offre diversifiée de leur gamme de produits et de solutions, ainsi que leurs solides réseaux de distribution dans le monde entier, en font des acteurs majeurs malgré la poussée de la Chine ou des pays tels qu'Israël, comme le confirme Jean-Baptiste Renault, responsable Cybersécurité France à Alstom : « l’expertise du ferroviaire et la connaissance de nos clients que nous avons nous donnent tout de même encore une longueur d’avance ».
Il y a par ailleurs, au travers de partenariat entre leaders comme Airbus Cybersecurity et Alstom, une volonté de capitalisation sur les connaissances en cybersécurité industrielle pour le premier, et sur le ferroviaire pour le second. Leur objectif est de monter des offres de service à très haute valeur ajoutée. La bonne pénétration d’Alstom ou de Thalès sur les marchés asiatiques est un bon signe même si cela passe très souvent par des joint-ventures avec des entreprises locales chinoises comme nous le confirme Eddy Thésée, vice-président Cybersécurité Alstom Portfolio Produits et Services. Thalès est par exemple reconnue comme un acteur majeur du secteur du transport en Thaïlande et a déployé pour la première fois sa technologie ETCS en 2017 sur l’East Coast Line du réseau thaïlandais. L’entreprise est engagée dans plusieurs transformations majeures dans le ferroviaire du pays. Alstom est présente depuis plusieurs dizaines d'années en Asie avec plus de 4 000 personnes employées et 10 à 15% de son chiffre d'affaires dans cette région. En septembre 2021, un contrat de 720 millions d'euros a été signé portant sur le développement d'un système intégré de métro automatisé pour la ligne ceinturant la ville de Taïpei, à Taïwan.
Les challenges de demain
Parmi les préoccupations encore prégnantes au sein de l’UE, nous retrouvons la standardisation et l’harmonisation des normes techniques et des règles de sécurité ferroviaire, ainsi que celles relatives à la cybersécurité des différents pays traversés. Ces défis s’accompagnent également de la mise en œuvre de la RGPD, du Privacy-By-Design, d’une réflexion à mener sur l’utilisation des IoT (Internet of Things), des certifications des produits et solutions de cybersécurité ferroviaire, et enfin de l’évaluation de la maturité en cybersécurité des système d’information industriels.
Il reste un vaste chantier à propos de la réglementation sur les produits et services, ainsi qu’à propos d’une juridiction relative à la sûreté et la cybersécurité avec l’apport de l’intelligence artificielle d’une part, mais aussi au regard de la libre circulation des trains entre les différents pays aussi bien au sein de l’Europe qu’en dehors.
François Nguilla Kooh, Stéphane Doyen
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