A l’occasion de la sortie de la nouvelle série d’Amazon “Le Seigneur des anneaux : Les Anneaux du pouvoir”, le Portail de l’Intelligence Économique interviewait Paul Margaron, diplômé de l’EGE en influence, afin de comprendre les rouages de la stratégie commerciale du GAFAM.
Portail de l’Intelligence Économique (PIE) : en guise d’introduction, pourriez-vous nous parler plus en détail de l’engouement autour de cette série ?
Paul Margaron : 24 heures après sa sortie, « Le Seigneur des anneaux : Les Anneaux de pouvoir » avait déjà été vu par 25 millions de personnes. Il s’agit du meilleur lancement d’une série pour la plateforme Prime Vidéo d’Amazon.
Il convient cependant de s’interroger sur la finalité du milliard de dollars investi par Amazon pour la réalisation de cette série. Il est évident que la firme entend vraiment rentabiliser cet investissement. Mais au-delà d’une opération purement commerciale, n’y a-t-il pas une démarche stratégique de plus grande ampleur ? Pour ne pas apparaître comme un conquérant agressif, Amazon utilise une technique d’encerclement cognitif très habile afin d’attirer de plus en plus de consommateurs vers l’ensemble de ses plateformes marchandes. L’attrait de ce type de fiction est une arme cognitive, non seulement de satisfaction massive mais aussi de lien transgénérationnel, Le Seigneur des Anneaux étant mondialement connu. Le marketing d'Amazon joue ainsi sur le pari de l‘attirance durable par la magie de l' "entertainment". Cette démarche facilite par la suite l’ouverture vers une gamme très diversifiée d'offres en tout genre.
PIE : Il paraît souvent grossier de constater à quel point les acteurs du marché de la vidéo à la demande reproduisent des anciens best-sellers cinématographiques afin de profiter de leur célébrité, pourtant le résultat demeure incontestablement un succès assuré. Comment analysez-vous l'utilisation de ces produits d'appel ?
Paul Margaron : Avant de répondre à cette question, il faut rappeler que le marché de la vidéo à la demande (VOD) est un oligopole dans lequel quelques firmes (Netflix, Disney+ et Amazon Prime Vidéo) se battent pour capter les consommateurs. Et si une certaine partie des consommateurs sont adeptes du multihoming, c’est-à-dire qu’ils sont abonnés à plusieurs de ces plateformes qui fournissent un service similaire, une part considérable des consommateurs ne deviennent adeptes que d’une seule de ces plateformes. Dans ce contexte, l’enjeu consiste à diffuser le contenu le plus attractif pour attirer les consommateurs sur sa propre plateforme.
On peut ainsi considérer qu’en rachetant les droits de produire une série s’inspirant du Seigneur des Anneaux, Amazon entend utiliser un produit d’appel pour attirer les consommateurs sur sa plateforme. La renommée du Seigneur des Anneaux donne en effet l’assurance que certaines personnes s’abonnent au service d’Amazon ne serait-ce que pour regarder cette série. A titre de comparaison, Amazon Prime Vidéo avait capté 1,15 million de nouveaux clients en produisant la série « The Man in the High Castle ».
Cette stratégie, qui peut sembler anodine tant elle est commune aux grandes plateformes de streaming, cache cependant un système fondamentalement différent de celui des autres plateformes de VOD.
PIE : L'ampleur du phénomène autour de la sortie du Seigneur des Anneaux permet-elle de mettre de le doigt sur la stratégie d'Amazon ?
Paul Margaron : La stratégie d’Amazon est fondée sur la création d’un “univers Amazon” gravitant autour des habitudes de vie du consommateur. Le développement de l’univers est continuellement financé par un cash-flow dégagé lui-même par certains services du groupe, et ainsi de suite. Ainsi, le mode opératoire d’Amazon pour entretenir ce cercle vertueux s’articule en trois phases, qui s’illustre par l’exemple du Seigneur des Anneaux.
En premier lieu, la plateforme de VOD – et tant d’autres services comme le service livraison en un jour – constitue un cheval de Troie pour attirer toujours plus de consommateurs dans le giron du groupe. Vous aurez sans doute noté, dans la bande d’annonce, cette courte phrase : « seulement pour les membres Amazon Prime », loin d’être anodine. Cette stratégie diffère de celle des autres plateformes de VOD puisque celles-là n’ont pas de plateformes sœurs.
Alors, dans un deuxième temps, Amazon s’emploie à élaborer un “univers” complet, reposant sur la complémentarité des ses plateformes. Des services de stockage de données au jeu vidéo, en passant par la marketplace et la plateforme de streaming, les services de la société sont si divers que “moins de 1 % des abonnés au service Prime vont sur des sites concurrents” selon D’Onfro. On comprend donc aisément que l’enjeu pour Amazon n’est pas nécessairement de faire d’Amazon Prime Vidéo une entreprise rentable mais bien davantage d’augmenter la synergie entre ses différentes entreprises, synergie alimentée par la captation et l’analyse massive des données en vue d’améliorer l’expérience utilisateur. Vijay Ravindran, ancien directeur technique d’Amazon, confessait d’ailleurs que : « Ça n’a jamais été une question d’argent. Il s’agissait surtout de changer la mentalité des gens pour les empêcher d’aller voir ailleurs ». Alors, quand on ajoute que le taux de rétention est supérieur à 90%, il est évident que la firme est gagnante… Ce phénomène de gravitation autour d’Amazon se justifie d’autant plus que son activité E-commerce ne génère presque pas de marges, contrairement à celle d’Amazon AWS qui représentait en 2021 55,6% des marges totales du groupe.
Enfin, le développement d’Amazon est financé par ses clients et la croissance simultanément. En effet, Amazon est payée par ses clients avant de n’avoir à payer lui-même ses fournisseurs. Le cash-flow est tel, que cela lui donne suffisamment de liquidités à court terme pour investir dans le développement de ses projets. Cette situation est extrêmement problématique puisque, grâce à cette stratégie, le groupe Amazon est en mesure d’absorber des pertes extrêmement colossales dans ses projets de R&D, car elles sont largement couvertes par les gains engrangés par les nouveaux services.
Toutefois, la limite de ce modèle repose sur une croissance continue. A l’exemple de Rome, l’empire Amazon est forcé de conquérir sans cesse de nouveaux territoires s’il ne veut pas s’effondrer.
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