L’industrie musicale française est florissante depuis que le hip hop a fait sa percée et intéresse d’autres acteurs que… ceux du hip hop. La musique tricolore vit des heures glorieuses grâce au rap, qui a aidé cette industrie à se relever. Une industrie qui parle ostensiblement de puissance, et qui l’incarne.
En 2019, le rap représentait déjà 40% à 50% des ventes mondiales du Top 200 Albums, selon les chiffres de la SNEP. Depuis une dizaine d’années, le « phénomène hip hop » a propulsé sur le devant de la scène des rappeurs rentables qui ont contribué à augmenter les revenus mondiaux de la musique enregistrée de 18,5% en 2021. En France, à la même date, 60% des 20 albums les plus performants proviennent du rap. Le genre a conquis un marché qui pèse aujourd’hui 250 millions d’euros, soit 30% du total de l’industrie musicale tricolore. Cette industrie est devenue une « machine à cash » dont les revenus et recettes affichent une progression constante. Une pareille dynamique mérite de prêter une oreille sur ce que cet écosystème peut révéler en matière de stratégies de conquête de marché, et de guerre économique. Bienvenue dans le cercle.
Le décollage d’une industrie française
Né au sein des communautés noires du Bronx dans les années 80, le rap s’est exporté de l’autre côté de l’Atlantique dans les années 90. Depuis les révélations NTM et IAM, la France s’est progressivement appropriée cette expression artistique pour en faire un puissant outil de soft power, devenant la deuxième terre du genre musical. Conscient et acteur de la force de son rayonnement culturel, l’État français lui offre aujourd’hui une caisse de résonance via des soutiens financiers et des accompagnements. La liste des structures est fournie : elle compte la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique), le CNM (Centre National de la Musique), le FCM (Fonds pour la création musicale), l’Adami (Société civile pour l’administration des droits des artistes), etc. Ces institutions contribuent à la diffusion du rap français en dehors de l’hexagone. Hormis la rappeuse aux succès retentissants Aya Nakamura qui a réussi à se faufiler dans les charts américaines (haut des classements musicaux), les États-Unis ne constituent pour l’instant pas une terre promise pour le hip-hop francophone. En revanche, ce dernier dispose d’une force de frappe en Europe et dans les pays limitrophes qui reconnaissent régulièrement puiser leur influence chez les artistes français, comme l’italien Capo Plazza ou l’espagnol Kid Keo. En 2018, un événement a confirmé la notoriété du genre tricolore au-delà de ses frontières, asseyant un peu plus sa puissance culturelle : le titre Djadja d’Aya Nakamura occupe la première place du classement néerlandais. La dernière française à avoir réussi cet exploit n’était autre qu’Édith Piaf, en 1961. Maîtres du jeu en Europe, les artistes françaises et français sont reconnus pour la qualité musicale de leurs instrumentales (le morceau sans la partition vocale) qui permettent de surmonter aisément la barrière de la langue. Il n’est plus rare désormais de croiser un Norvégien qui connaisse les plus grands tubes du duo des frères PNL (ndlr : les images de leur clip “Au DD” filmé en haut de la Tour Eiffel a fait le tour du monde, parvenant même à pénétrer le marché américain).
En plus du succès des rappeurs US qui ont contribué à son émergence internationale, le rap français doit également sa visibilité à la loi Toubon votée en 1994. Destinée initialement à protéger le patrimoine linguistique français, la loi Toubon a imposé aux radios privées de diffuser au moins 40% de contenu francophone afin d’éviter que les ondes ne soient le terrain de jeu d’artistes et labels étrangers – principalement américains. Alors que l’offre en chansons francophones se réduit à petit feu depuis 2015, les rappeurs ont su profiter de cette fenêtre pour asseoir le genre dans les grilles et programmes des stations de radio. Le foisonnement de radios spécialistes autant publiques que privées comme Mouv’, Skyrock, Urban Hit ou Générations, révèle par ailleurs un engouement financier nouveau. Mais l’intérêt économique pour le rap ne se cantonne pas qu’aux radios.
Devant l’ampleur du phénomène hip hop en France, les mastodontes de l’industrie médiatique ont aussi avancé leurs pions. Les programmes et séries télé se multiplient sur des chaînes grand public comme Arte (Dans le Club), Canal+ (Reines, Validé) et france.tv (Diana Boss), qui deviennent dans le même temps producteurs et diffuseurs de contenus rap. L’arrivée tambour battant des plateformes de streaming Netflix et Amazon sur ce segment, avec notamment l’émission-concours Nouvelle École, témoigne de l’appétence économique que peut susciter cette industrie. Son essence et son identité artistique intrinsèque permettent à ses acteurs de faire preuve de largesses créatives en termes de stratégie économique – un luxe qui n’est pas permis dans tous les segments de marché traditionnels. Sous couvert de développement et d’expression artistique, la panoplie d’outils, de ressources et de méthodes marchandes est illimitée.
L’industrie du hip hop : un terrain de guerre économique qui ne dit pas son nom
L’industrie du rap est dopée par la surreprésentation des jeunes de moins de 25 ans. Cette population composée aujourd’hui 80% du public en France, qui s’avère être les utilisateurs majoritaires des plateformes de streaming, elles-mêmes investies massivement par les rappeurs. Dès ses débuts, le hip hop a habilement pris le coche de la révolution numérique qui lui a ouvert des espaces de création de valeur privilégiés. À l’heure où TikTok dispose de sa propre plateforme de streaming et que Spotify propose des playlists personnifiées, les radios n’ont plus l’exclusivité de la diffusion musicale. Même boycottés par la radio spécialiste du rap Skyrock, les rappeurs Rohff, Booba ou Damso ont pu compter sur les réseaux sociaux comme solution de repli pérenne. L’industrie du rap gagne en effet en fluidité et en souplesse en supprimant les relais intermédiaires. Internet lui offre aujourd’hui des possibilités de promotion pour échapper aux règles des médias traditionnels. Le rap est donc moins cher, et plus facile à produire.
En quelques années, les stratégies de conquête des territoires musicaux se multiplient et s’intensifient. D’un côté, les rappeurs se battent pour investir les territoires matériels – comme les bacs de vente de CD, les stades, les festivals, les affiches publicitaires – et de l’autre, pour investir un espace immatériel hautement concurrentiel : le “rap game”. Ce milieu est divisé en plusieurs catégories qui correspondent chacune à un public ciblé. La concentration de rappeurs à l’entrée est telle, que l’hyper-compétitivité augmente la valeur globale de l’industrie. Les catégories correspondent au registre ou au style de musique. Elles modulent en fonction des beats et des lyrics choisis. À titre d’exemple, Kaaris et Gradur sont classés dans la catégorie « gangsta rap », alors que PNL intègre celle du « cloud rap ». Choisissant la transversalité pour répondre aux attentes du public et conquérir de nouveaux marchés, des artistes comme Niska flirtent avec différents styles tels que le « gangsta rap », « l’afro rap » ou encore la « drill ». Comme sur n’importe quel marché, l’objectif est de s’imposer en tant que numéro 1.
La deuxième caractéristique inhérente à cette industrie est la mise en place de stratégies de conquête de marchés visibles à deux niveaux : réel et symbolique.
Tout d’abord, les affrontements réels et économiques se jouent, comme toute entreprise dans les bureaux, à base de rachats de contrats et de négociations complexes entre labels. Un cas emblématique est celui du rappeur et producteur Gim’s : il est entré en contrat de distribution avec le major Sony Music, mais également avec Warner Music France à travers le label Play Two, ainsi qu’avec deux labels indépendants détenus par le rappeur, Géante Rouge et Indifférence Prod. Cette diversification de contrats auprès des deux mastodontes, couplées à l’indépendance que lui confèrent ses propres labels, lui permettent d’établir un rapport du fort au faible vis-à-vis de Sony et Warner. Bien que disposant du plus solide roster (ou liste) d’artistes hip hop contemporains, l’effritement des contrats ne permettent pas à ces majors de détenir l’exclusivité et exercer un contrôle total sur la stratégie de l’artiste. Cependant, ce rapport de force s’inverse radicalement lorsque les labels font face à des artistes plus jeunes musicalement. D’autres choisissent également de contourner les labels : à ses débuts, le rappeur Hatik ne s’était par exemple pas tourné vers de grandes maisons de disques pour lancer sa carrière. Épaulé directement par d’autres rappeurs comme Disiz la Peste ou Medeline, il a misé sur les collaborations musicales pour pénétrer directement le milieu. Après un détour par le cinéma et la série Validé, le rappeur a su revenir dans les bacs en offrant un hit à désormais 127 millions de vues, le tout sans passer par la case Universal ou Sony.
Les stratégies de conquête de marchés des poids lourds de la production restent néanmoins similaires : diversifier son portefeuille d’artistes en termes de catégories, de styles et d’images pour ratisser large et toucher des publics variés. Universal l’a bien compris et noue aussi bien des contrats d’artiste avec Wejdene (rappeuse R&B tout droit sortie de TikTok), Gradur (ancien militaire qui rappe dans la catégorie “trap”) ou Rilès (chanteur et rappeur dont les influences s’étendent de la musique kabyle, à la pop et la capoeira). Cet éclectisme suppose pour les labels d’être présents et savoir jouer sur tous les fronts.
L’exploration de nouveaux rapports de force
Caractéristique du hip hop, la théâtralisation des rapports de force dans le milieu du rap est un passage inévitable pour mieux comprendre sa culture. Elle est figurée à travers une représentation symbolique, verbale ou physique de l’agressivité au cours de clashs et de battle médiatisés. Les émissions et vidéos spécialistes regorgent de ce type d’affrontements qui créent le buzz, façonnent l’image des artistes et contribuent immanquablement à fortifier ou créer une fanbase. Exercice typique et incontournable, le but de ces battle est de mettre à terre son adversaire – de façon musicale, évidemment. Cependant, prises à la loupe, les relations entre artistes peuvent se décliner en quatre catégories :
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la coopération, se noue via des featuring intra-sectoriels comme le hit Bande organisée dans lequel apparaissent plusieurs rappeurs marseillais de registres différents comme Jul et SCH. L’objectif est de souder la communauté de fans existante et d’élargir dans le même temps à de nouvelles cibles qui se positionnaient sur d’autres segments ;
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l’affrontement, place quant à lui les acteurs sous le feu des projecteurs. Le clash entre les rappeurs Booba et Kaaris à l’aéroport d’Orly est sans aucun doute la rixe ayant fait couler le plus d’encre en France ;
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l’évitement, vise à bâtir l’image d’un artiste indépendant, authentique et à renforcer la fanbase. C’est le cas d’Orelsan qui poursuit son ascension en solo depuis plus de 10 ans ;
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la coopétition. Extrêmement courante, elle consiste à considérer ses concurrents comme des partenaires, et ses partenaires comme des concurrents. C’est par exemple le cas de Niska et Fresh, produits en duo sur Allez dehors mais qui restent parallèlement de fervents compétiteurs de la même catégorie rap.
Grâce à ces stratégies concurrentielles et économiques, l’industrie du rap a su tirer son épingle du jeu et développer sa culture auprès d’un auditoire toujours plus large. Elle reconnaît et revendique bien volontiers l’omniprésence des rapports de force – parfois de la violence – entre acteurs et compétiteurs. La notion de « puissance », généralement absente du processus de pensée de nombreuses élites contemporaines, est ici assumée par les artistes les plus streamés de Spotify ! Un terme qui semble toucher la corde sensible d’un public qui ne cesse de grossir ses rangs dans un espace musical, politique et économique.
Olivia Luce
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