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« L’influence précède l’action », entretien avec Thierry Vautrin, Chef de secteur au SGAE

A l’heure où bon nombre de décisions politiques et économiques sont d’abord prises au niveau de l’Union Européenne, les Etats constitutifs ont-ils toujours vocation à défendre leurs intérêts ?

Chef de secteur au Secrétariat Général des Affaires Européennes, Thierry Vautrin est chargé du suivi de la présence française dans les institutions européennes. A ce titre, il assure notamment la publicité des vacances de postes et le suivi de l’affectation des experts nationaux détachés (END). Il a accepté de répondre aux questions du Portail à ce sujet.

Pensez-vous que les pouvoirs publics aient conscience de l'importance de l'influence française dans les institutions européennes ? 

Il est indéniable qu’aujourd’hui les questions d’influence sont au cœur des réflexions et des stratégies des pouvoirs publics en France notamment dans les institutions européennes. Ces questions d’influence revêtent une acuité supplémentaire à l’aune des prochaines élections européennes. Pourquoi ? Tout simplement, parce que nous sommes désormais inscrits collectivement dans une guerre d’influence avec des acteurs plus diversifiés qu’autrefois.

L’influence, comme chacun le sait, précède l’action. L’évolution dans ce domaine a été progressive en France mais est néanmoins indéniable. On se souviendra que la prise de conscience des pouvoirs publics a été un long processus qui a atteint désormais un stade d’entière maturité. Pendant longtemps, en effet, les pouvoirs publics ont considéré que la présence française dans les institutions européennes permettait largement de s’exonérer d’une réflexion stratégique en matière d’influence. Le schéma était un peu réducteur et se résumait à compter le nombre de compatriotes par Direction générale, comme l’on compte ses propres divisions dans une armée, tout en essayant de placer de bons candidats pour les postes les plus hauts dans la hiérarchie bruxelloise.

Désormais, une stratégie de plus en plus élaborée est mise en place par les pouvoirs publics et notamment par le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), en lien avec notre Représentation permanente à Bruxelles et l’ensemble des ministères et opérateurs. Le SGAE a en effet un rôle de coordination interministériel essentiel dans ce domaine qui lui permet d’impulser avec l’aide de l’ensemble des administrations une stratégie en ce domaine. La priorisation des postes stratégiques pour la France est un élément clé de notre dispositif qui se décline sous la forme de visio-conférences mensuelles entre le SGAE, la Représentation permanente de la France à Bruxelles et les ministères et opérateurs concernés.

On relèvera également pour illustrer ce propos que le fait d’avoir créer dans l’organigramme du SGAE un secteur « Présence et influence françaises dans les institutions européennes » illustre bien l’importance que les pouvoirs publics attachent désormais à l’influence.

Selon vous, quel pays a le mieux compris l'importance des enjeux d'influence au sein de ces institutions ?

Il est clair que les grands Etats membres de l’Union européenne disposent d’un avantage comparatif en termes d’influence. Du fait de l’importance de leurs services publics et la capacité d’accéder en nombre dans les institutions européennes soit par la voie des concours communautaires, soit par celle des experts nationaux détachés ou encore celle des stagiaires ou des contractuels, ils ont ainsi la capacité de mieux faire prendre en compte leurs positions nationales sur certains dossiers qui leur sont stratégiques que les autres Etats membres. Lorsqu’un fonctionnaire de nationalité allemande tient la plume sur un dossier dans une unité d’une Direction générale de la Commission européenne, il est clair que les éléments de position seront plus proches de ceux défendus par Berlin que par Paris.

Désormais, il faut également considérer que tous les Etats membres ont compris leur intérêt et l’importance de s’appuyer sur des relais essentiels au sein de ces institutions. Certains disposaient, déjà bien avant la construction européenne, d’une expérience avérée dans la constitution de réseaux organisés et de stratégies clairement identifiées. J’en veux pour preuve la période de la guerre froide.

La capacité de mettre à disposition 100 ou 200 experts nationaux détachés (END) au sein des institutions européennes dans des directions et à des postes stratégiques est l’une des composantes clé de ce choix stratégique, pour certains Etats membres, de renforcer leur présence et d’influencer de manière pérenne. Dans un contexte budgétaire complexe, certains ont déjà tendance et d’autres réfléchissent encore à ce stade à reconsidérer le niveau de leur présence et à réduire cet effort pour des questions d’ordre purement budgétaires. L’avenir viendra certainement nous confirmer que les Etats membres qui sauront maintenir leur effort pendant cette période difficile auront une plus grande capacité à peser sur les décisions des instances européennes pendant cette décennie.

Mais les enjeux d’influence sont ceux également liés aux questions linguistiques. La langue est un vecteur essentiel de l’influence porteur d’un message et d’une culture. L’importance que prend aujourd’hui l’anglais dans les travaux et les textes de la Commission européenne, du Parlement européen, du Conseil ou encore du Service européen d’action extérieure tout comme dans l’ensemble des agences européennes doit nous amener à réfléchir sur le poids que nous entendons peser demain au sein de ces institutions. La disparition progressive de l’usage du français à Bruxelles, à Luxembourg et à Strasbourg est de ce fait un indicateur d’alerte extrêmement préoccupant. Devons-nous être à la pointe du combat pour le respect des langues de travail et pour le multilinguisme ?

L’organisation des réseaux ou tout simplement des organisations internes de chaque Etat membre en matière d’influence est intéressante à comparer pour se faire une idée assez précise de qui est le plus performant en matière d’influence et quel Etat membre pèse davantage sur le processus décisionnel des instances européennes et sur le processus d’élaboration des normes par exemple.

Plutôt de considérer quel Etat membre pèse davantage que d’autres, il est important de se resituer dans un contexte d’enjeu global où chacun des acteurs pèse qu’il soit public mais aussi privé. Etre en capacité d’anticiper les enjeux est là aussi un élément essentiel.

Que préconiseriez-vous pour que la France gagne en influence ?

Collectivement, nous avons parfois encore une vision un peu simpliste des réalités européennes, nous manquons également de continuité dans l’action et nous négligeons parfois le travail en amont. Au-delà de ces efforts que nous avons à mener ensemble, et plus généralement, il est important que chacun des acteurs de l’influence française ait connaissance du projet national que nous défendons et puisse répondre à la question de  « quelle Europe voulons-nous » ?

Dans nos organisations, la nomination d’une personnalité en charge de l’influence dans chaque ministère et opérateur semble en effet essentielle aujourd’hui. Une  Madame  ou un Monsieur « Influence » permettrait, du fait de son positionnement, de mettre la réflexion stratégique au cœur des processus décisionnels et de tisser un lien avec les objectifs que chaque structure décline. Comme cela a été mentionné auparavant, l’action politique ou économique doit être précédée par des actions d’influence et notre tentation est trop fréquemment celle d’agir sans tenir compte de cet impératif ce qui peut nous obliger de temps à autre à changer nos stratégies pour parvenir à des résultats parfois éloignés de ceux escomptés.

Outre l’optimisation de nos ressources et de nos organisations dans un contexte budgétaire contraint, il est primordial que les autorités françaises se dotent de plusieurs outils indispensables :

– dans un premier temps, la constitution au niveau interministériel d’un groupe de réflexion stratégique public/privé sur l’influence de la France dans les institutions européennes qui aura à définir un plan d’action pluriannuel et d’en assurer la mise en œuvre concrète ;

– la création d’un réseau de « référents influence» au sein des directions générales des institutions européennes mais aussi plus largement de référents dans chaque secteur de la société civile (think tanks, universités, chercheurs, grandes écoles, grandes entreprises, fédérations professionnelles, collectivités territoriales, fédérations sportives, organismes consulaires…) ;

– la question de l’organisation même de nos réseaux ne va pas sans une réflexion plus fondamentale qui est celle de leur animation. La tenue sur un rythme annuel de rencontres avec nos hauts fonctionnaires dans les institutions européennes ou de nos experts nationaux détachés comme de tous nos compatriotes travaillant à Bruxelles est essentiel ;

– des actions de formation (linguistique, négociation, interculturelle,…) permettraient de renforcer nos positions ;

– le défi de l’ouverture à l’extérieur apparaît également important.

Au total, la stratégie et les objectifs doivent être coordonnés au sein d’une structure placée auprès du Premier ministre qui aurait vocation à réunir toutes les Mesdames et tous les Messieurs « influence » des administrations et opérateurs concernées.

Pour la France, 2013 constitue une formidable fenêtre d’opportunité à la veille des prochaines échéances électorales. Remettre à plus tard cette nouvelle politique d’influence serait une erreur stratégique de tout premier plan qui nous ferait perdre de cinq à dix ans car cette guerre d’influence est devenue majeure avec un jeu d’alliances au sein des 27, bientôt 28, beaucoup plus important que par le passé.

In fine, et vous l’aurez bien compris, nous devons mettre en place un dispositif souple et extrêmement réactif afin d’être en capacité de redéployer nos forces là où nous en aurons le plus besoin. Réactivité, cohésion, confiance et stratégie doivent être les maitres mots de notre volonté de peser davantage dans les institutions européennes.

Interview réalisée par Manon Vermenouze