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L’externalisation militaire en France : une histoire de désamour ?

« Le maintien de notre autonomie stratégique […] impose de conserver les moyens nous conférant une autonomie d’appréciation, de planification et de commandement, ainsi que de privilégier les capacités critiques qui sont à la base de notre liberté d’action. Il s’agit de celles qui sont indispensables à la défense de nos intérêts vitaux ».

Ces quelques lignes tirées du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 réaffirment la doctrine, ancrée depuis plusieurs années en France, de l'externalisation rationnelle et rationnalisée, effectuant un distinguo entre secteurs stratégiques et non stratégiques pour les intérêts vitaux du pays.

L'externalisation, ou outsourcing dans son origine américaine, est une pratique de gestion et de management pour faire face aux nouveaux défis que les souverainetés étatiques ont à connaître, et répartir dans une logique de performance les attributions et compétences entre les divers acteurs qui sont les plus à même de les remplir, y compris au sein du privé. Le Ministère de la Défense français la définissait en 2003 comme une "opération contractuelle impliquant un partenariat plus ou moins étroit, par lequel un organisme de la Défense décide de confier ou de transférer avec obligation de résultats à une structure externe au département, une fonction, un service ou une activité".

Dans un contexte de dématérialisation des champs d'intervention, avec le développement de la cyberguerre et la perméabilité de plus en plus grande entre le milieu économique et les sphères de souveraineté des Etats, la professionnalisation des armées impose à la fois réduction et spécialisation des effectifs. Par la succession des crises financières, puis économiques et enfin de dettes souveraines depuis 2008, ce changement de paradigme s'accompagne nécessairement d'une épuration drastique des finances publiques, et donc d'une réduction des moyens alloués à la Défense.

Le but premier recherché dans l'externalisation est celui d'une meilleure efficacité

La distinction déterminante posée par la France a ainsi été fixée entre missions de combat et missions d'appui. Se refusant à voir naître des sociétés militaires privées à la française, au statut juridique et moral parfois incertain, la République a strictement cantonné ses partenariats avec le privé aux fonctions de soutien, d'intendance, de logistique, dans les technologies à évolution dite rapide, de ravitaillement, de fournitures – même si contre toute attente la fonction habillement est restée en interne selon une décision récente – ou d'entretien des locaux ou des appareils.

De fait, une partie non négligeable des fonctions administratives de base et de maintien en condition opérationnelle des infrastructures et matériels passera par des entreprises privées dont l'expertise technique est jugée supérieure, ou pour le moins équivalente et suffisante, pour garantir le bon fonctionnement de la machine militaire. Par ce partage des tâches, les moyens humains et financiers seraient réorientés vers des postes plus stratégiques, dont l'exploitation et la sensibilité ne peuvent revenir qu'à des militaires directement rattachés aux services de l'Etat.

L'autre versant de la politique d'externalisation en termes d'enjeux repose sur les économies réalisées. Dans un contexte budgétaire serré, et ce quelles que soient les majorités au pouvoir, les projets de loi de finances et autres lois de programmation doivent s'accorder avec les principes d'équilibre budgétaire et d'assainissement des finances posés par la LOLF, notamment au travers du principe de fongibilité asymétrique entre les différents postes budgétaires du Ministère. La réduction des effectifs confirmée et accentuée par la nouvelle Loi de programmation militaire, la politique de cession de biens immobiliers ou de fréquences 790 MGH, la poursuite de la mise sous cocon des avions Rafale déjà livrés et la dilution dans le temps du reste des commandes, semblent démontrer que le repositionnement vers le privé dispose en premier lieu davantage de l'exigence de rigueur budgétaire que de l'augmentation de la performance de nos armées.

Ainsi, cette tendance à la spécialisation des fonctions peut aussi être la porte ouverte à la dépendance vis à vis des acteurs privés disposant de l'expertise ou du savoir-faire nécessaire au bon fonctionnement du bras armé de l’Etat

Compétences qui ne seraient pas rentables en termes d'investissement et de durée de formation à enseigner à nos militaires. Ainsi, comme le présentait Sami Makki, "la numérisation du champ de bataille, la demande en services et en systèmes d'informations et de communication pour mettre en réseau les plateformes existantes ou à venir, exige une expertise avancée que seul le privé possède". Rendre dépendantes nos armées, à l’heure de la guerre informationnelle et immatérielle, de sociétés privées dans des domaines aussi sensibles que les nouvelles technologies d’information et de communication, notamment en théâtre opérationnel, constitue un enjeu majeur.

Comme le soulignait Renaud Maurin, "s'il est admis qu'une externalisation bien menée peut réellement recentrer les personnels de la défense sur leur cœur de métier et amener parallèlement une gestion financière plus efficace, il peut sembler aussi admissible qu'il y a des risques encourus à déléguer une partie de ces activités". En effet, au delà des risques purement capacitaires qu'engendrerait une politique d'externalisation globale, y compris des fonctions de combat, ce qui ne semble pas, et c'est heureux, être le positionnement de la France, plusieurs points d'accrochage potentiels se font jour.

Par exemple, un acteur privé, société animée par la recherche du profit et non une quelconque forme de patriotisme, n’est pas par nature lié aux mêmes exigences qu’un organe public, en termes de contrôle de légalité, de hiérarchie ou encore de moralité. Ainsi, suite aux scandales des sociétés militaires privées essentiellement américaines, comme Blackwater, mais aussi des expériences aux résultats peu concluants en France dans les années 1990 à la RATP avec l’affaire des Bikers, la politique stratégique française est de lutter contre la marchandisation de la guerre. La République se veut même à l’avant-garde de la régulation de ces pratiques, pour mettre fin à l’incertitude juridique qui entoure ces sociétés, en se basant sur une démarche proactive d’extension et d’application du Document de Montreux de 2008.

L’externalisation représente également un calcul politique potentiellement à risque

Il peut être tentant pour le politique, surtout en période électorale, de recourir à des contractants privés dans le domaine de la Défense. En effet, en vertu de l’article 35 de la Constitution française, la déclaration de guerre, impliquant l’envoi de forces nationales à l’étranger, requiert l’approbation de la représentation nationale. L’envoi de contractants privés, qui passe plus inaperçu dans l’opinion publique, échappe à ce contrôle et a également comme avantage de ne pas entrer dans le calcul des lignes budgétaires du Ministère. La voie stratégique empruntée par la France, en cantonnant l’externalisation aux fonctions de soutien et secteurs non vitaux, semble démontrer le rejet, en général, de cette éventualité, en cultivant notamment depuis les années 2000 la transparence de l’action publique.

Néanmoins, la constance en politique varie sensiblement au gré des circonstances d'espèce. Si la tendance générale en France est au rejet du recours aux "armées privées", l'actualité récente de la libération des derniers otages d'Arlit au Mali par une opération combinée du Ministère de la Défense et des forces de la société de sécurité privée française Amarante de Pierre-Antoine Lorenzi, dont le plan d'action a été approuvé par les plus hautes sphères de l'Etat, nuance ce dernier point. Mais peut-être est-ce ici une nouvelle illustration attestant du statut particulier des opérations dites spéciales, qui sous entendent nécessairement une certaine discrétion et liberté de manoeuvre ?

Enfin, l’immixtion d’acteurs privés au sein de la fonction régalienne de Défense, archétype même du service administratif à la française caractérisé par un fort esprit de corps, peut engendrer des tensions entre les divers intervenants, dont les statuts et les obligations diffèrent. Ce phénomène, dit de civilianisation, est souvent décrié par les militaires qui constatent des distorsions flagrantes dans les conditions de travail et d’esprit dans la réalisation de celui-ci entre eux et les partenaires privés.

Cette pratique d’externalisation, dont la pertinence en termes d’économie fait l’objet d’un certain scepticisme de la part de la Cour des comptes, cumule peut-être trop de risques par rapport aux éventuels gains qu’elle procure. Le choix politique français de développer en parallèle le principe de mutualisation pourrait être une voie médiane salutaire. Les expériences positives de rapprochement capacitaire, notamment pour les hélicoptères, entre Police nationale et Gendarmerie, devraient servir d’exemple afin d’adapter notre appareil militaire aux nouveaux enjeux de notre monde, tout en préservant son efficacité, en optimisant ses performances via des politiques adéquates. 

Johan CORNIOU-VERNET