Quelle place pour l’Asean dans le futur conflit sino-américain dans le Pacifique ?

Depuis 2012, et malgré les récentes déclarations amicales de Washington et Pékin, on observe une montée des tensions dans le Pacifique. Parallèlement, l’Asean refuse de prendre position, tiraillée en interne entre partisans américains et chinois. Dans le cadre d’ un éventuel conflit, quelles seraient alors les options de l’organisation asiatique?

Le sommet informel de juin 2013 entre Barack Obama et son homologue chinois Xi Jinping a laissé entrevoir la possibilité d’un apaisement des tensions dans les relations sino-américaines comme en témoigne la déclaration du président chinois qui souhaite voir émerger une nouvelle ère de relations bilatérales basées sur la paix, la tolérance et la coopération. Néanmoins, les nombreux incidents qui ont émaillé la fin de l’année 2013 (instauration chinoise d’une zone aérienne d’identification en mer de Chine de l’Est et d’une zone de pêche contrôlée en mer de Chine du Sud, incident entre le navire militaire américain Cowpens et une frégate chinoise) laissent plutôt penser que l’affrontement stratégique entre Pékin et Washington dans le Pacifique est sérieux et s’inscrit dans le long terme. A côté des deux premières puissances mondiales, la puissance régionale montante, l’Asean, créé en 1967 à Bangkok, tente de résoudre pacifiquement les conflits et de prévenir l’escalade des tensions impliquant la Chine et une majorité de ses dix Etats membres. Si l’organisation a jusqu’à présent toujours réussi à empêcher la naissance d’un conflit armé, quel serait son rôle dans un affrontement sino-américain ?

Les raisons laissant penser à un futur conflit

De retour en Asie du Sud-Est depuis 2011, les Etats-Unis ont officiellement justifié ce revirement géostratégique par la volonté d’assurer la liberté de navigation en mer de Chine. Officieusement, il s’agit surtout de contrer la politique offensive chinoise et de rassurer ses alliés japonais ou coréen. Retour sur les points sensibles de la zone Pacifique :

Situées à 90 milles nautiques à l’ouest d’Okinawa, les îles Senkaku sont une source de tensions récurrente depuis que la  République de Chine en dispute la souveraineté au Japon. Objet de tensions croissantes depuis 2010, l’aspect économique constitue le cœur du conflit dans la mesure où les eaux bordant l’archipel recèlent d’importants gisements d’hydrocarbures (champ gazier de Chunxiao) et de ressources halieutiques (bonite notamment). La nationalisation récente de l’archipel revêt une double importance pour Tokyo : faire étalage de sa puissance face au voisin chinois et tester son allié américain.

Les relations entre la Chine et le Japon se sont encore tendues fin novembre 2013 suite à la décision unilatérale chinoise d’instaurer une « zone aérienne d’identification » (ZAI) dans l’espace aérien des îles Senkaku. En réaction, Tokyo a pour la seconde fois depuis 2010 modifié sa stratégie de défense, en accroissant l’intégration et la mobilité de son armée. Cette nouvelle stratégie permettrait au Japon de reprendre les îles du Sud-Ouest de l’Archipel dans l’hypothèse d’une invasion chinoise. Parallèlement, Washington a immédiatement réagit en envoyant deux bombardiers B52 survoler la zone. Si l’annonce, le 31 Janvier dernier, par le quotidien japonais « The Asahi Shimbun » de l’intention chinoise d’instaurer une nouvelle ZAI dans la partie sud de la mer de Chine s’avérait réelle, on peut se demander comment réagirait Washington qui a déjà refusé de reconnaitre la première zone.

L’instauration chinoise d’un accord préalable de pêche : Le 1er Janvier dernier, Pékin a annoncé la mise en place d’un accord préalable de pêche pour tout navire étranger souhaitant pêcher dans les eaux de mer de Chine du sud. Officiellement mise en œuvre pour préserver les ressources halieutiques de la zone et  protéger la pérennité de l’industrie de pêche, cette décision s’est accompagnée de l’envoi de patrouilleurs dans la zone ainsi qu’en Malaisie.

Pékin a aussi répliqué à la mise en place de la stratégie américaine « Air Sea Battle » par le déploiement de missiles anti-navires dans le cadre de sa stratégie « A2/AD ». Cette décision est vécue par Washington comme la volonté chinoise d’empêcher, dans le cadre d’un futur conflit, toute progression américaine dans la zone.

Enfin, la lutte pour le contrôle de la voie maritime Sulu-Sulawesi-Makassar-Lombok oppose chinois et américains à propos d’une faille sous-marine traversant l’archipel des Spratleys d’Ouest en Est. Contrôler cette faille permettrait à Washington ou Pékin de posséder une alternative au détroit de Malacca en cas de crise internationale. Cela permettrait également d’avoir un œil sur la mer de Sulu et notamment le détroit de Balabac, qui est depuis 2012 au centre des préoccupations australienne, philippine et américaine. Ce point stratégique permet de contrôler les flux des sous-marins chinois dans la zone. Ce n’est d’ailleurs pas innocent si les Etats-Unis ont inauguré il y a peu une nouvelle base à Darwin en Australie.

Quelles conséquences pour l’ASEAN ?

Les tensions sino-américaines, directes ou indirectes, ont des répercussions inévitables sur l’Asean. Si les Etats membres de l’organisation ont toujours refusé de choisir entre Washington et Pékin, afin de préserver ses valeurs d’unité et de neutralité, cet « Asean way » est à l’heure actuelle soumis à rude épreuve. En effet, depuis le retour des Etats-Unis dans la zone Pacifique, plusieurs pays membres de l’Asean comme le Vietnam ou la Birmanie s’en sont rapprochés pour contrer la menace chinoise. Ces stratégies ont des répercussions au sein de l’Asean qui voit son unité menacée entre les «pro-chinois » d’une part (Cambodge, Laos) et les pro-américains d’autre part (Vietnam, Philippines). Quels sont alors les scenarii envisageables pour l’organisation dans ses relations avec la Chine et les Etats-Unis ?

 – Un rapprochement avec la Chine pour approfondir la coopération économique. L’Asean reconnait elle-même que « l’Asean + 3 » (Chine, Japon et Corée Sud) est l’architecture diplomatique la plus à-même de bâtir une communauté est-asiatique. Dans ce scénario, les Etats membres se rapprocheraient du voisin chinois avec lequel ils ont déjà planifié des projets d’intégration économique et de développement notamment dans les domaines touristiques, technologiques et d’infrastructures. Choisir Pékin plutôt que Washington relèverait donc d’une stratégie économique visant à développer l’intégration économique et profiter des énormes débouchés offerts par la croissance chinoise. Etant donné que les Etats-Unis refusent de s’impliquer dans les affaires internes de l’Asean, ce scénario ne pourrait être exclu à l’avenir.

 – Un rapprochement avec les Etats-Unis pour contrer la menace militaire et l’influence grandissante de Pékin. Dans ce scenario, les Etats membres de l’Asean opteraient pour la protection militaire offerte par Washington dans le cadre des conflits territoriaux en mer de Chine. Certains pays comme les Philippines ou le Vietnam ont d’ailleurs déjà effectué de choix. Coté économique, ce rapprochement pourrait aboutir à terme à la mise en place du partenariat Trans-Pacifique. Quatre pays (Vietnam, Brunei, Malaisie et Singapour) participent actuellement aux négociations. Cela pourrait également accélérer la mise en place de l’initiative E3 « Expanded Economic Engagement » qui vise à accroitre le commerce et les investissements entre les Etats-Unis et l’Asean.

 – Rester dans ligne directrice historique du « non alignement ». La troisième option reste le statu quo et l’arbitrage entre les influences américaine et chinoise. Cette stratégie a déjà fait ses preuves par le passé mais est de plus en plus dangereuse à l’heure d’une montée des tensions dans la rivalité sino-américaine. De plus, cet arbitrage pourrait à terme menacer l’unité de l’organisation. Pour William Toe, professeur à l’université nationale australienne, la stratégie de « l’Asean way » de l’Asean doit être remise en question si l’organisation ne veut pas imploser.

Charles CASTA