Alors que Viktor Ianoukovitch était destitué par le Parlement ukrainien le 22 février 2014, la Russie perdait l’un de ses derniers soutiens politiques dans ce pays qu’elle a toujours considéré comme disposant d’une souveraineté limitée. La nécessité d’organiser une riposte devenait une impérieuse nécessité pour Vladimir Poutine tant sur le plan de la politique interne qu’en matière d’affaires internationales.
La destitution de Viktor Ianoukovitch, consécutive à sa fuite, a marqué la fin du contrôle de la Russie sur l’Ukraine. Bien que relativement indépendant, Viktor Ianoukovitch a été obligé d’opter pour un accord avec Moscou en novembre 2013 s’il voulait demeurer à la tête de l’Ukraine. Toutefois, il a été obligé de céder aux revendications pro-européennes et plus globalement à celles de la mise en place d’un Etat de droit. Ces événements ont mis en échec la politique de rapprochement de la Russie dans laquelle le Président Poutine s’est impliqué personnellement. Il ne pouvait se permettre de rester sans réponse vis-à-vis de son peuple.
La Crimée : parfait instrument d’affaiblissement des nouvelles autorités ukrainiennes
La formation d’une identité nationale et la volonté de bâtir un Etat fort sont nées au sein du mouvement de Maïdan. C’est précisément tout ce que Vladimir a toujours refusé de voir émerger en Ukraine. Il en va de la réussite de son projet d’Union eurasienne (qu’il ne peut pas réaliser sans l’Ukraine) aussi bien que de la pérennité de sa légitimité comme dirigeant.
La Crimée, par la forte proportion de russophones et la présence autorisée par les accords de Kharkiv signés en 2010 de 14 000 soldats russes, était le territoire le plus abordable pour Moscou. De plus, il s’agit d’une position stratégique disposant d’un port en eaux profondes donnant un accès aux mers chaudes.
La Russie a testé une nouvelle méthode, reproduisant le scenario géorgien. Sauf que cette fois-ci, l’armée locale n’a pas cédé à la provocation et la Russie a dû monter un scénario inédit pour justifier son ingérence. Il a profité de quelques manifestations opposant des pro-russes et des pro-ukrainiens pour engager un processus bien calculé. La prise de contrôle de l’hémicycle du Parlement de Crimée par des hommes armés faisant élire comme premier ministre un personnage qui ne représente que 4% des votes lui a permis de mettre en place un pseudo processus aux apparences démocratiques.
Le rattachement de la Crimée à l’Ukraine en 1991 a été mal vécu par l’opinion publique russe qui dans une large majorité la considère comme sienne. Khrouchtchev dirigeant l’URSS depuis quelques mois seulement est souvent accusé d’avoir lui-même décidé de ce rattachement car il était considéré comme ukrainien. Il fut certes le dirigeant de la République socialiste soviétique d’Ukraine, mais il a grandi en Russie jusqu’à l’âge de 14 ans et il est issu de parents russes. De plus c’est le Presidium du Soviet Suprême qui a décidé de transférer la Crimée à la République socialiste soviétique d’Ukraine et promulgué le décret.
Les thèmes utilisés dans la guerre de l’information contre la présence ukrainienne en Crimée
Le « gouvernement de Maïdan » est illégal. Les russes parlent d’un putsch dans la mesure où toute loi doit être promulguée par le Président de la République pour être opposable. Le Parlement a voté toute une série de mesures, comprenant notamment le retour à la Constitution de 2004 (parlementaire), qui n’ont pas été promulguées par Viktor Ianoukovitch. Le Parlement a désigné son Président fraichement élu, Olexander Tourtchinov, comme Président par intérim de l’Ukraine en vertu de la constitution de 2004 après la destitution de Viktor Ianoukovitch. Or la loi permettant le retour de la Constitution de 2004 n’avait pas été promulguée et ce n’était donc pas au Président du Parlement de devenir Président par intérim mais au Premier Ministre en vertu de la constitution de 2010 toujours en vigueur.
Même si cet argument semble juste d’un point de vue stricto-sensu, on peut considérer que Viktor Ianoukovitch s’était engagé à promulguer la loi permettant le retour en vigueur de la Constitution de 2004 lors de l’accord signé avec l’opposition et les ministres des affaires étrangères du Groupe de Weimar (Allemagne, France et Pologne) le 21 février (soit la veille de cette nomination). En dépit d’une procédure de destitution parfaitement légale au regard du droit et adoptée à une écrasante majorité (328 voix pour et 0 contre), la Russie s’obstine à considérer Viktor Ianoukovitch comme la seule autorité légitime de l’Etat ukrainien.
Le nouveau gouvernement ukrainien est « nazi ». Seulement 3 membres de Svoboda le composent et aucun membre de Pravyi Sektor n’en fait partie. Il est important de rappeler que Svoboda, parti nationaliste ukrainien prône des valeurs très conservatrices au niveau des mœurs (contre l’avortement et la reconnaissance des droits des homosexuels) et discriminatoires en faveur des ukrainiens de souche (sur le modèle de la préférence nationale du FN et de la négation des droits des minorités). On fait parfois le procès de ce parti pour avoir tenu à l’origine des propos antisémites. Or depuis l’arrivée à sa tête d’Oleg Tiahnibok en 2004, le parti s’est éloigné des groupuscules néo-nazis qui le peuplaient et de toute référence antisémite. Igor Kolomoijskyi, Président de la communauté des juifs d’Ukraine a reconnu que Svoboda s’était clairement déplacé de l’extrême-droite au centre. De plus ce parti joue clairement le jeu parlementaire depuis qu’il a obtenu 37 députés aux législatives de 2012 et rejette toute forme d’action extrémiste.
Cet argument utilise le passé d’une minorité des membres du gouvernement pour en faire une généralité et jouer sur les représentations mentales forgées par les combats meurtriers de la deuxième guerre mondiale. Associer un régime au nazisme fait que ce régime ne peut être que mauvais et dangereux pour l’Ukraine et la Russie, d’où le recours à cette analogie pour persuader l’opinion publique.
Corriger une anomalie de l’Histoire. L’Ukraine et les ennemis de la Russie ont laissé la Crimée, territoire profondément ancré dans l’identité nationale, quitter le giron russe selon la rhétorique employée depuis la fin février 2014. L’arrivée au pouvoir de dirigeants pro-européens à Kiev soutenus par les services secrets occidentaux a pour but de séparer l’Ukraine de sa mère patrie qu’est la Russie, toujours selon la même rhétorique.
La Crimée fut conquise par l’impératrice Catherine II en 1783. Théâtre de la guerre opposant l’Empire ottoman, et l’Empire russe entre 1787 et 1792, qui voulait en récupérer la possession, elle fut la scène de violents combats entre 1854 et 1856 pour la guerre éponyme. Ces événements historiques font de la Crimée une terre pour laquelle de nombreux russes ont donné leur vie et donc lui confère une place symbolique très forte dans l’identité nationale russe. En ce sens, la laisser rejoindre « l’occident » serait désastreux pour Poutine. Il s’agit, en outre, d’un moyen visant à renforcer sa différenciation par rapport à Ieltsine qui a refusé de réintégrer la Crimée dans le giron russe lorsque celle-ci le lui a demandé. En définitive cet argument met en évidence la volonté d’effacer l’humiliante ère Ieltsine et de protéger des « populations russes » au sens de l’histoire par rapport au « gouvernement nazi téléguidé par l’occident ». Une rhétorique qui parle aux russes et les criméens.
Plus globalement c’est la légitimité de la souveraineté de l’Ukraine qui est remise en cause. A l’image de la Serbie qui invoque le fait que le Kosovo soit son berceau civilisationnel, la Russie met en avant son lien avec la Russ Kiévienne ayant existé entre 988 et 1125. Cette « Slavia orthodoxia » était une fédération de Principautés et peu de compétences étaient détenues par le pouvoir central. Comme le souligne l’historien Daniel Beauvois (référence en la matière en France), la Russie actuelle a toujours cherché à revendiquer cet héritage historique. Or le véritable héritage de la Russie actuelle est la Principauté de Moscovie qui n’a vu le jour qu’au XIVème siècle et qui n’est devenu un empire qu’à partir de la moitié du XVème siècle, date à l’époque où Ivan III décréta que la Moscovie était l’IIIème Rome. Des historiens ont cherché à prouver que la Principauté de Kiev avait fui vers Moscou alors qu’en fait elle s’était implantée en Galicie (Lviv) à la chute de la Rous. L’historiographie ne s’arrête pas là et avance que l’Union temporaire (Pereïaslav 1654) du chef des cosaques Bogdan Khmelnitskyi avec la Russie était en fait l’union des peuples ukrainiens et russes. Catherine II se fera nommer Princesse de Kiev un siècle plus tard. D’une autre façon, le rattachement de la Crimée à la république socialiste soviétique d’Ukraine en 1954 a été officiellement effectué pour célébrer les 300 ans de l’Union des deux peuples et officieusement pour revitaliser la presqu’île et la rapprocher du continent. Par ailleurs, l’historiographie est abondamment utilisée pour légitimer l’union eurasiatique rêvée par Vladimir Poutine qui elle-seule pourra assurer l’autonomie de la puissance russe vis-à-vis des autres pôles de puissance mondiaux.
Repousser la perversion. Poutine a, dès le début de son mandat, repris la tradition de l’école de pensée russe qui promeut une approche eschatologique de l’identité nationale. Il a noué des liens forts avec l’Eglise orthodoxe de Moscou à cet effet. Il utilise le construit social religieux pour dénoncer le modèle démocratique occidental qu’il accuse de propager la perversion dans la société russe.
Moyen de légitimer la nécessité de maintenir un clivage entre l’Occident et la Russie, la défense des valeurs religieuses et traditionnaliste a un écho fort aussi bien en Ukraine qu’en Russie et même dans le monde chrétien où le courant de pensée traditionnaliste est encore solidement implanté. La lutte contre la reconnaissance de l’homosexualité et la « destruction de la famille » sont des thématiques qui touchent tout un chacun. Les mobilisations de la « Manif pour tous » démontrent leur efficacité.
Les arguments légitimant l’intervention russe en Crimée
Protéger les populations russes. En écho à l’argumentation mise en place contre le gouvernement de Maïdan, les populations russes sont selon la rhétorique du Kremlin menacées et oppressées. La décision de supprimer la co-officialité du russe dans les régions où vivent plus de 10% de citoyens russophones (finalement non-promulguée) a contribué à l’efficacité de cet argument. Il est lié au caractère « nazi » et à l’arrivée de la « perversion » et plus globalement à la protection contre le mal absolu. Vladimir Poutine ne manque pas de le souligner lors de ses interventions publiques.
Légitimité et légalité des aspirations populaires. Deux axes de réflexion sont à distinguer dans ce cadre. Celui du droit, en particulier du droit à l’autodétermination mais aussi par rapport à la décision rendue par la Cour Internationale de Justice en 2010 qui a déclaré que l’indépendance du Kosovo était légale par rapport au droit international. La rhétorique employée par la Russie vis-à-vis du Gouvernement de Maïdan laisse entendre que les russophones sont victimes d’oppression. C’est justement sur ce point, que l’indépendance du Kosovo a été légitimée au regard du droit international. Si les violences et l’oppression sont avérées au Kosovo en raison du conflit armé violent, celles de la Crimée ne le sont pas et le refus de laisser venir des observateurs de l’OSCE (dont la Russie est un membre fondateur) en Crimée avant le référendum.
Demande de l’autorité légitime de l’Ukraine. Viktor Ianoukovitch est la seule autorité reconnue par Moscou pour les raisons énoncées plus haut. Durant son discours de Rostov-sur-le-Don, l’ancien président a demandé à la Russie d’intervenir pour protéger les populations russes d’Ukraine contre les « fascistes » et « putschistes » de Maïdan. La Russie légitime ainsi son action et renforce cet argument en affirmant que les mouvements militaires sont effectués dans le cadre des accords signés en 2010 à Kharkiv concernant la présence russe à Sebastopol. Or les autorités ukrainiennes ont évalué la présence militaire à hauteur de 25 000 – 30 000 soldats contre 14 000 autorisés.
Les canaux employés
La Russie mobilise tous les instruments existants pour irriguer l’opinion publique de sa rhétorique. Les chaines de télévisions russophones ou bien anglophone comme Russia Today contribuent à cet élan. Il en va de même pour les radios. Les médias froids ne sont pas en reste avec l’ensemble de la presse écrite, l’agence de presse Ria Novosti qui dispose d’importants relais ainsi que des sites internet russes, parfois traduit dans de nombreuses langues étrangères (la Voix de la Russie, Novopress …). Les sites internet à l’étranger de la mouvance conservatrice et traditionaliste relaient ces informations et influencent les opinions publiques. L’anti-atlantisme et l’antilibéralisme sont les valeurs dans lesquelles ils s’identifient à la rhétorique de Moscou. En France, ce sont le Front National, Aymeric Chauprade ou encore Jacques Sapir (qui est plutôt situé à gauche de l’échiquier politique) qui reprennent cette rhétorique. Parfois, ils agissent de la sorte pour préserver leurs bonnes relations avec Moscou comme Xavier Moreau qui est « business developer » en Russie. Ils mettent en évidence leur accès direct à l’information pour délégitimer les médias occidentaux et la communauté scientifique.
Sur place, l’affichage et le visuel occupent une place très importante dans la guerre informationnelle russe. On y retrouve les arguments et les thématiques évoquées plus haut et l’analogie de type pavlovien y occupe une place très importante. Du coté des réseaux sociaux, la rhétorique occupe une place importante sur les réseaux sociaux occidentaux où des personnes relaient les informations des canaux cités plus haut mais aussi sur les réseaux sociaux de la sphère d’influence russe comme VKontakt ou encore Odnoklassniki (qui signifie camarade de classe en russe).
En définitive, la tradition d’affrontement informationnel de la Russie se vérifie à nouveau au détour d’une « crise criméenne » qui pourrait bientôt s’étendre à d’autres parties de l’Ukraine. Consubstantielle à l’avenir et aux desseins politiques de Vladimir Poutine, l’Ukraine est le théâtre d’un affrontement aux conséquences que nul ne peut aujourd’hui prédire.
Anthony PIERINI