Le Dr Helene Lavoix est la fondatrice du cabinet de conseil et think tank, The Red Team Analysis Society, site de prospective stratégique, de veille et de prévention des risques, et également politologue en relations internationales et spécialisée en prospective stratégique et alerte précoce (SF&W) pour les questions de sécurité. Dans le cadre du Strategic Foresight & Warning, elle a accepté de répondre aux questions pour le club OSINT de l’Ecole de Guerre Économique.
Le SFW : entre approche, enjeux et dynamiques
1) Quelle définition donneriez-vous au « Strategic Foresight and Warning » (SF&W), ou autrement dit en français, la « Prospective stratégique et alerte précoce » ?
Dr Hélène LAVOIX (HL) : Il y a pour moi deux volets dans la définition de la Prospective stratégique et alerte précoce qu’il est nécessaire d’aborder. C’est tout d’abord un processus. Pour reprendre les termes de la définition de Thomas Fingar, cette discipline est « un processus organisé et systématique » qui a pour but de « réduire l’incertitude ». C’est par ailleurs un travail d’analyse et une méthodologie : en fonction d’une problématique que l’on a formulée, l’objectif que l’on se fixe est de produire une analyse minutieuse, tournée vers le futur, à l’intention de décisionnaires. Ce travail s’insère aussi dans une temporalité, celle qui permet de rendre les décisions pertinentes et en adéquation avec les évènements en temps réel.
2) Quelle type d’analyse permet-elle de produire ?
HL : La Prospective stratégique et alerte précoce (SF&W) est un jugement sur le futur. C’est un travail d’analyse. C’est donc un “tout en un” : un processus, une méthodologie et une analyse qui à eux trois produisent des éléments permettant de conseiller et d’informer les décideurs afin qu’ils prennent les meilleures décisions et ce, au moment propice.
Pour aller plus en détail, en utilisant les faits, ainsi que notre connaissance d’un phénomène, on recrée un modèle cognitif. Tout le travail de prospective ou d’alerte précoce consiste à replacer les faits dans leur contexte et à ensuite les analyser sans biais, ou du moins, avec le moins de biais possible.
Le travail produit n’est jamais de l’information brute : il y a toujours un traitement de l’information collectée par de l’analyse.
3) Quelles sont les techniques sur lesquelles ce travail repose ?
HL : Il y a beaucoup de moyens de produire une analyse. Pour moi, la plus puissante des méthodologies est celle qui va permettre aux récipiendaires du travail fourni de prendre des décisions au moment propice. C’est tout l’enjeu d’avoir, pour utiliser un anglicisme, une alerte “actionnable”. En ce qui me concerne, l’outil le plus puissant est le scénario. Et plus précisément, le scénario probabilisé et accompagné de ses indicateurs. Cette méthode qui consiste à créer des scénarios et à les utiliser avec les indicateurs d’alerte permet d’avoir une vision relativement précise de ce qui pourrait arriver, pourquoi et à quel moment. Elle permet aussi, et c’est primordial, d’alerter à ce sujet en temps utile.
Afin d’attendre l’objectif d’une alerte ‘’actionnable”, le mieux est d’élaborer tout d’abord une cartographie de la problématique – le modèle. Cette cartographie nous donnera deux choses : les scénarios probabilisés et des indicateurs séquencés. En effet, dans notre cartographie, chaque facteur impactant est une variable, chaque variable est aussi, en fait, un indicateur. Grâce à un bon modèle vous pourrez élaborer vos scénarios avec le plus de justesse possible. Et vous aurez déjà vos indicateurs d’alerte. Cela vous permet donc aussi de gagner du temps.
Une étape clef est donc de créer un modèle avec le moins de biais cognitifs afin de rendre votre cartographie la plus pertinente possible.
Lors de mes interventions, c’est d’ailleurs intéressant de voir que les personnes que je forme font, sans le savoir, le mapping dans leur tête. Instinctivement, nous réalisons des cartographies et des modèles en fonction de deux choses au moins. D’une part, les informations objectives que nous avons. Et d’autre part, des a priori ou biais que nous avons sur certains sujets. Ces modèles sont implicites. Le travail d’analyse que nous réalisons est de rendre ce modèle explicite. Je vous invite d’ailleurs à entreprendre la lecture de l’essai « Why model ? » de Epstein (2008) si le sujet vous intéresse.
4) Comment avez-vous découvert le Strategic Foresight and Warning ?
HL : Ayant vécu Cambodge de 1992 à 1994, j’ai voulu comprendre pourquoi la guerre avait déchiré ce pays et comment il aurait pu être possible de la prévenir. Le Cambodge a du faire face au désastre de la seconde guerre mondiale, à la première guerre d’Indochine (1946-1954) qui s’est aussi déroulée sur son territoire, puis à la seconde guerre d’Indochine (1955-1975) plus connue comme “guerre américaine contre le Vietnam”, au terrible génocide des Khmers Rouges, à l’invasion vietnamienne et à la guerre qui a continué jusqu’en 1991. Puis, la mission des Nations Unies au Cambodge pour y apporter la paix s’est avérée amener également de véritables catastrophes, même si cette opération tend à être considérée comme une réussite.
A l’époque, tenter d’aider ce pays était passionnant, mais cela me transformait aussi en observatrice des différents impacts de ces longues années de tragédie, ce qui était également lourd en questionnements tant ce que j’avais sous les yeux était terrible. Dans ce cadre, il m’est venu la vocation de vouloir étudier et prévenir de tels phénomènes. C’est idéaliste, mais tellement nécessaire. C’est alors que j’ai découvert le Strategic Foresight and Warning.
5) Quels peuvent être les sujets d'étude du Strategic Foresight and Warning ?
HL : Aujourd’hui, j’ai fondé mon propre cabinet de conseil et think tank : The Red Team Analysis Society. Je peux vous dire que tous les sujets présentant un aspect stratégique peuvent faire l’objet d’une étude poussée en alerte précoce. Notre champ est la “sécurité nationale et internationale” conçue de façon conventionnelle et non-conventionnelle. En d’autres termes, tout ce qui peut constituer une menace pour les sociétés (les pays) ou plus largement de l’incertitude. Récemment, mon équipe et moi-même nous sommes penchés sur le sujet de la COVID-19 par exemple, ce qui va plutôt de soi. Nous abordons aussi les sujets plus classiques en relations internationales, notre cœur de métier, comme par exemple la relation États-Unis – Chine ou l’influence de la Chine dans la région arctique ou encore des sujets plus “futuristes” comme l’anticipation de l’impact de l’IA et de la physique quantique sur le monde de demain.
Strategic Foresight and Warning, l’OSINT et la veille
On peut définir l'Open Source Intelligence (OSINT) et la veille de la façon suivante : L’OSINT, aussi connu en français sous le diminutif ROSO (renseignement d'origine source ouverte) est une méthode qui consiste à collecter et analyser des informations à partir des sources publiques sur internet. La veille consiste en ce même travail de recherche d'informations, mais cette fois, sur tout support et de façon automatisée et renouvelée sur un même sujet.
6) Selon vous, l'OSINT et la veille sont-elles des méthodes de recherche faisant partie intégrante du Strategic Foresight and Warning ? Sont-elles complémentaires à ce travail ?
HL : Je pourrais simplement vous répondre par la positive. Mais j’attire votre attention tout d’abord sur la distinction entre OSINF (Open Source Information), qui reste de l’information brute, et l’OSINT (Open Source Intelligence) qui comprend ou devrait comprendre une analyse.
D’autre part, il est nécessaire de différencier l’”intelligence”, ou autrement dit le renseignement, du Strategic Foresight and Warning (Prospective stratégique et alerte précoce ou SF&W). Les exigences se recoupent car il s’agit de récolter de l’information, de la traiter et de l’analyser afin de produire un document fini.
La différence que l’on peut remarquer cependant, est que le renseignement répond à la demande d’un commanditaire – le besoin établi par l'autorité de décision, lequel émane finalement du politique le plus souvent. Par contre, le Strategic Foresight and Warning va devoir prendre l’initiative et proposer – en effet alerter – sans qu’une demande précise sur un sujet spécifique ne lui ait été confié. Bien entendu, cela se fait dans le cadre d’une mission large de prospective et d’alerte qui lui aura été attribuée par le politique. Il y a néanmoins entre les deux activités une différence fondamentale. On pourrait dire que l’agenda du renseignement dépend de celui du commanditaire alors que celui du Strategic Foresight and Warning est plus libre et proactif, dans le cadre de sa mission bien entendu.
C’est bien entendu une considération générale, et il y a diverses façons de concevoir le cycle du renseignement, plus ou moins proche du SF&W. Par exemple, le cycle du renseignement qui était utilisé par les services de renseignement néo-zélandais comportait six étapes et ressemblait au Strategic Foresight and Warning notamment dans ses composants ‘’identification des menaces’’ et ‘’réévaluation des menaces’’.
Depuis l’Intelligence and Security Act de 2017, il a été remplacé par une approche plus classique en cinq étapes : priorités, début de l’investigation, collecte, analyse, distribution. Le cycle américain est aussi en cinq étapes et un peu différent – direction, collecte, traitement, analyse, dissémination. A l’inverse, celui de l’OTAN – direction, collecte, traitement, dissémination – en la matière reste très proche de l’OSINF.
La veille quant à elle, est naturellement un processus faisant partie du Strategic Foresight and Warning car elle permet d’actualiser les modèles, les rendre plus pertinents et d’en créer de nouveaux.
Quand je cherchais à traduire le terme d’Horizon Scanning, qui est un processus inclut dans la discipline du Strategic Foresight and Warning, le mot qui m’est venu est celui de veille stratégique. Cependant, la veille stratégique, stricto sensu, telle qu’elle a été élaborée en France à la fin des années 1980, par exemple avec le travail de H. Lesca, est différente de l’Horizon Scanning. Cela vient des différents processus qui les constituent. La veille stratégique, initialement, ne comporte pas un travail d’analyse. Elle est axée sur la collecte d’information, et son traitement, mais d’un point de vue informationnel et non pas analytique. L’Horizon Scanning par contre recherche des signaux faibles, c’est à dire des indications émergentes “de quelque chose”. Pour comprendre ce “quelque chose”, il faut de l’analyse. En cela il est donc directement lié à l’analyse. Comme la veille, cependant, il repose sur un processus itératif où l’on vient récolter de l’information de manière régulière et répétée. Il fait partie d’un processus plus global d’analyse des phénomènes tournée vers le futur, dans lequel l’information s’inscrit. De fait, l’information collectée puis traitée est plus pertinente car ancrée dans une analyse travaillée et qui essaye de plus, autant que possible, de réduire les biais cognitifs.
Une autre différence que l’on peut également remarquer : la veille est une discipline marquée dans son évolution par les besoins de l’entreprise. Le besoin est défini en avance – ce qui se rapproche plus du renseignement – et les phénomènes observés sont, en général, moins complexes. La veille répond donc elle aussi à un besoin, et aussi d’une certaine manière, à des intérêts commerciaux.
Ce que l’on peut retenir également c’est que dans le cadre de la veille, le cœur du travail et sa difficulté résident dans le fait de trouver l’information, ou plus exactement la bonne information. C’est l’information qui est la clé.
En SF&W ou en relations internationales ou science politique d’ailleurs, c’est la compréhension du phénomène qui est au cœur du travail, donc l’analyse. C’est là que réside la difficulté. Bien entendu, l’information est également importante et ne doit pas être négligée, mais parfois il n’y a pas juste une seule bonne information. Il serait donc vain de rechercher cette “information idéale”. Le sens vient de la mise ensemble de nombreux fragments d’information, organisés en fonction du modèle de compréhension.
Donc ces disciplines sont sans nul doute complémentaires, et elle se renforcent aussi mutuellement.
Strategic Foresight and Warning, l’OSINT, la veille et l’aide à la décision
9) Pensez-vous que le SFW peut ou devrait jouer un rôle dans l'aide à la décision, que ce soit pour les administrations publiques spécialisées, ou les entreprises ?
HL : Je ne peux que vous répondre oui ! C’est là tout le but de l’alerte précoce et de la prospective : aider à planifier toute action en avance de manière pertinente. Initialement, l’alerte précoce a pour objectif de déclencher une série de mesures afin de pouvoir anticiper la réponse à un évènement qui devrait se produire dans le futur, en fonction d’évènements indicateurs de ce futur possible. Il s’agit alors de préparer, planifier, et ensuite guider et conduire l’action.
En regardant ce qui nous arrive aujourd’hui avec cette crise due à la pandémie de COVID-19, il y aurait tellement de choses à dire. Avec tous les moyens que nous avons, la connaissance accumulée et les outils élaborés à notre disposition, il est, par exemple, totalement inadmissible qu’il n’y ait pas eu de systèmes d’alerte précoce sur les phénomènes de pandémies mondiales.
Lorsque j’étais coordinatrice de la communauté d’intérêts sur la prospective stratégique et l’alerte précoce du Global Futures Forum, nous avions déjà identifié cette problématique et commencé des travaux. Tout l’enjeu était de préparer les politiques à l’analyse de menaces sanitaires de ce type.
Avec ce que je sais sur ce sujet, je peux vous assurer que ce que nous vivons actuellement n’était pas du tout une fatalité et que nous aurions pu être préparés sur de nombreux aspects. Cette pandémie n’est pas un “black swan”. Je ne dis pas que la tâche était facile, mais nous aurions pu être prêts. D’ailleurs l’alerte précoce et la prospective stratégique devraient être utilisés également maintenant pour la gestion de la pandémie et pour préparer au mieux le futur.
Sarah Maréchal, Club OSINT, AEGE
Pour aller plus loin :
- [Conversation] OPENFACTO, l’association qui développe l’OSINT en France
- Les risques d’espionnage pour les voyageurs : une menace pour la sécurité de la mission