Dans le cadre du portrait du mois de novembre de sa newsletter « MAG’OSINT », le club OSINT & Veille donne la parole à des experts de l’Intelligence économique afin de découvrir leur parcours, leur rapport au renseignement d’origine sources ouvertes (OSINT), leur vision du métier et leur avenir professionnel.
Pour évoquer ces sujets, nous avons rencontré Camille Dolé, détective privée, directrice de l’agence ART’THENA, spécialisée dans le marché de l’art.
Club OSINT et Veille (COV) : Bonjour Camille, pouvez-vous vous présenter et raconter votre parcours à nos lecteurs ?
Camille Dolé (CD) : Voulant faire ce métier depuis la sortie du bac, j’ai décidé de m’engager vers un parcours assez particulier dans le but d’obtenir les bases et les compétences nécessaires à cette profession, ainsi qu’à cette spécialisation. J’ai donc fait une licence de Droit de l’Art et une licence d’Histoire de l’Art, un master 1 et 2 de droit du Numérique, mention cybersécurité, et j’ai fini mon cursus par la formation d’enquêteur privé, à Montpellier. Pour faire le métier de détective privé, il faut être à l’aise avec les règles de droit. Toutes nos capacités d’intervention sont régies par les textes, je savais donc qu’il était important que je maîtrise ces notions. Et ayant depuis longtemps une petite appétence pour l’informatique, et avec l’évolution des technologies, je me suis dit que ce serait un plus d’avoir les bases sur la sécurisation d’un système d’information (SI), sur ce qui est légal ou non, lorsque l’on obtient des informations et comment faire en sorte que tout cela soit recevable potentiellement devant un juge.
COV : Qu’est-ce qui vous a poussé à fonder votre propre agence de renseignement privé ?
CD : Principalement le fait que je ne connaisse aucune autre agence spécialisée dans le marché de l’art. C’est un domaine de niche, qui regroupe généralement toujours les mêmes personnes… Mais j’avais pour ambition de monter mon agence depuis le début donc il était naturel que je le fasse à la sortie de ma formation.
COV : Pouvez-vous nous parler de votre rapport aux sources ouvertes (OSINT) et la veille dans vos missions au quotidien ?
CD : La veille et l’OSINT font partie intégrante de ma profession. Je sais que ce n’est pas le cas de tout le monde, mais me concernant c’est une phase que je ne peux occulter dans mes missions. C’est celle qui précède le terrain en réalité. Elle me permet de mettre en place la mission, les lieux, les personnes, leurs modes de vie, l’environnement, identifier les points d’intérêt, les dangers, etc. C’est primordial.
COV : Quelle est votre méthodologie et comment utilisez-vous les techniques d’investigations en sources ouvertes dans le cadre d’enquêtes privées sur le trafic d'œuvres d’art ?
CD : Ça dépend de la mission. Il y a beaucoup de missions différentes dans le marché de l’art. Prenons l’exemple d’une fraude à l’assurance sur un objet d’art : une personne a souscrit une assurance sur ses objets d’art. Elle déclare un sinistre ayant détruit ou endommagé ses biens, et demande donc à être indemnisée. L’assurance a un doute sur la véracité du sinistre, et suspecte une fraude. Dans ce cas-là, je vais devoir me renseigner sur l’assuré et sur l’objet d’art. Je vais donc faire mes recherches sur cette personne, m’intéresser à ses réseaux sociaux, ses sites internet, ses activités, et si je peux déceler certaines coïncidences qui n’en sont peut-être pas. Concernant l’objet d’art, je vais essayer de trouver des informations qui pourraient remettre en cause la déclaration de sinistre, comme le fait de le voir en photo à la vente sur un site alors que cette vente a lieu après le sinistre, etc.
La recherche en sources ouvertes me permet de dégrossir une première fois le travail, et de me donner des points d’entrée pour mettre en place ma phase de terrain : faire une liste des personnes concernées, des lieux, replacer la chronologie d'événements et trouver des points suspects.
COV : La traçabilité fait partie intégrante du marché de l’art, elle peut augmenter considérablement la valeur d’un bien, ou compromettre sa vente. Quels sont les outils et sources indispensables dans votre domaine d’activité ?
CD : Concernant le marché de l’art, il y a différentes sources que j’exploite de façon quasiment automatique. Toutes les archives de catalogues de ventes par exemple, ou encore les bases de données d’objets volés, perdus ou spoliés. Il y a différentes techniques très utiles aussi, comme la recherche par image inversée lorsque que je fais des recherches sur un objet d’art. Cela me permet de trouver des sites ou des forums spécialisés sur l’artiste, le courant artistique ou encore des groupements de collectionneurs. Les réseaux sociaux sont aussi très utiles, car ils recensent beaucoup de groupes : ventes aux enchères, ventes entre particuliers, demandes de conseils…. J’utilise aussi beaucoup les Google Dorks (ndlr: une requête Google Dork est l’utilisation de termes de recherche qui intègrent des opérateurs de recherche avancés pour trouver des informations sur un site internet qui ne sont pas disponibles à l’aide d’une recherche classique), lorsque je cherche des inventaires, des archives ou encore des revues. L’opérateur “filetype:pdf” est mon meilleur ami en général ! Tout cela me permet de gagner un temps fou, plutôt que de me déplacer dans les bibliothèques aux quatre coins de la France (ou plus loin parfois).
COV : Selon l'Unesco, la vente de biens historiques mal acquis représente près de 10 milliards de dollars chaque année et représente « une source de revenu majeure pour les organisations criminelles et terroristes ». Devant l'ampleur de ce trafic constituant l'un des plus grands marchés noirs au monde, quelles sont les difficultés liées au cyber dans votre lutte contre le trafic de biens culturels ?
CD : La masse d’informations je dirai. Ce n’est pas que dans mon domaine bien entendu, mais il y a tellement d’informations et de sources que cela demande beaucoup de temps. C’est pour cela que je me forme continuellement pour optimiser mon travail. L’une des grandes difficultés, c’est le fait que des ventes illégales d’objets d’art se font sur les réseaux ou sur le marché noir très rapidement, et sont quasiment impossibles à contrôler. Depuis 2011, après le Printemps Arabe, on a pu observer une croissance fulgurante des groupes spécialisés dans la vente d’objets archéologiques, sur Facebook notamment. Très souvent localisés au Moyen-Orient, ils revendaient des objets pillés sur des sites archéologiques suite à la crise. Certains groupes recensent plusieurs centaines de milliers de personnes et les transactions sont conclues en quelques heures, c’est un vrai business.
Avec les nouvelles technologies et le fait que désormais les transactions peuvent se faire sans même que les personnes se rencontrent, on a également beaucoup de problèmes avec les faux ou la contrefaçon. Falsifier un acte d'authenticité, changer la provenance, ou affirmer une attribution par un comité d’artistes en reprenant le modèle de leurs actes est devenu très simple aujourd’hui. Le nombre de sites de ventes aux enchères en ligne a explosé ces dernières années, notamment avec le COVID. Les ventes s'enchaînent alors que les experts n’ont même pas pu expertiser correctement les œuvres, voire pas du tout. Les acheteurs se retrouvent donc avec une œuvre qui peut très bien être une contrefaçon, qui sera revendue probablement plus chère ou au même prix, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on découvre qu’il s’agisse d’un faux. Malgré le fait qu'elles soient certainement de bonne foi, ces personnes ont cependant participé au trafic.
COV : Avez-vous quelques exemples récents d'enquêtes résolues grâce à l'OSINT ?
CD : Arthur Brand, un détective Néerlandais spécialisé dans le marché de l’art, a retrouvé il y a peu une statue romaine de Bacchus volée en France voilà 50 ans. Elle est arrivée entre ses mains par le propriétaire actuel de la statue qui souhaitait en connaître un peu plus. Il a commencé à faire ses recherches sur Internet et s’est rapidement rendu compte qu’une statue similaire avait été volée en France 50 années auparavant. Il a recensé plusieurs articles de l’époque, des photos etc. et les a ensuite partager avec les services Français de l’Office Centrale de lutte contre le trafic de Biens Culturels (OCBC) pour vérifier qu’il s’agissait bien de la même statue volée et afin de retrouver les déclarations de vol, etc. Grâce à ses démarches, la statue a pu être restituée à son musée.
Il y a également un autre exemple plutôt original, que j’aurais le plaisir de présenter à la fin du mois, lors d’une conférence à l’Ecole de Guerre Economique. Comment une simple photo Instagram de la star américaine Kim Kardashian prise à côté d’un sarcophage à pu amener à la découverte d'un vaste trafic d'œuvres pillées.
Pour ma part durant les périodes de confinement, j’ai eu l’occasion de tenter de résoudre une enquête entièrement grâce à l’OSINT. Je devais faire des recherches concernant une statue. J’ai pu consulter les états civils de toute la famille propriétaire, les actes fonciers des maisons où la statue avait été détenue, pour ensuite retrouver des archives localisées aux Etats-Unis, consulter des photographies d’époque, etc. J’ai réalisé toute mon investigation uniquement depuis mon bureau. Désormais, je pense que l’OSINT est une phase obligée lorsque l’on fait des recherches, même si on ne l’appelle pas forcément comme cela, on fait parfois de l’OSINT sans le savoir !
COV : Pour reprendre les propos du spécialiste Matthew Bogdanos surnommé “le justicier de l’art”, « Il y a une explosion de l'intérêt, beaucoup de gens ont soudain réalisé que tous ces objets sont irremplaçables ». D’après-vous, comment les services étatiques peuvent-ils s'appuyer sur des internautes ou des agents de recherches privés pour les aider dans leurs enquêtes ?
CD : Deux éléments sont à considérer au préalable :
Premièrement, la part du trafic illicite sur le marché de l’art est très difficile à quantifier parce qu’il est constamment mélangé au marché licite. Pendant 20 ans, une œuvre peut circuler sur le marché de l’art de façon totalement légale, puis un jour on se rend compte qu’elle a été pillée ou volée et devient donc “illégale”. Les chiffres sur le trafic sont une estimation, mais je pense qu’il s’agit tout de même d’un problème colossal.
Deuxièmement, le marché de l’art réunit une grande variété d’acteurs, en demeurant un domaine de niche. Le bouche à oreille, le réseau et la confiance entre des profils qui régissent d’ailleurs, c’est un petit monde en soi. C’est ce qui rend notamment ce marché très opaque, et difficile d’accès. En effet, ni les acteurs concernés, ni les institutions étatiques ne pensent à faire appel en premier lieu à des professionnels de l’enquête dans le cadre de recherches de provenance poussées ; au contraire, ils restent bien souvent dans leurs acquis. Certains pays veulent mettre en place des mesures pour lutter contre le trafic et souhaitent trouver de nouvelles solutions. Beaucoup de pays ont désormais une unité de police dédiée au trafic d'œuvres d’art, comme l’OCBC en France. Il existe aussi une unité spécialisée à Interpol, l’unité Work of Art. L’Europe tente de mettre en place de nouvelles directives pour réglementer le marché de l’art. Mais a contrario, certains pays participent peu voire pas à l’effort international.
Ce secteur est un domaine où la collaboration et la recherche de nouveaux profils devrait être systématique, néanmoins elle reste encore un peu timide à mon goût. Je pense que ce ne sont pas les institutions qui font appel à des internautes ou des enquêteurs, mais plutôt ces derniers qui interpellent les institutions lorsqu’ils ont mis la main sur une information cruciale qui pourrait débloquer une enquête. Or, combien sont les passionnés, les particuliers et les individus, qu’on imaginerait “en dehors” de ce marché, qui lorsqu’ils se saisissent d’une affaire, s’avèrent être d’une aide précieuse ! Depuis quelques années, la collaboration entre pays et institutions se renforce positivement. Les forces publiques s’entraident, les musées également et la communauté internationale tente petit à petit d’encadrer au niveau juridique le marché de l’art. J’ai bon espoir quant à la naissance de nouveaux métiers et de nouvelles méthodologies de travail pour lutter de façon efficace contre le trafic d'œuvres d’art. Je pense sincèrement qu’il est temps d’ouvrir ce marché à des profils variés qui pourront apporter une expertise toute particulière. Certaines personnes font des choses incroyables grâce à l’OSINT, je ne vois pas pourquoi le marché de l’art n’en aurait pas besoin !
COV : A l’occasion de l’OSINT Village du Hack Paris en juin dernier, vous avez animé un atelier intitulé : « Combiner lʼOSINT et l’enquête de terrain pour un détective privé ». Quelle part de renseignement d'origine humaine (ROHUM/HUMINT) réservez-vous dans vos enquêtes ?
CD : C’est une grosse part de mon travail. Les gens ne se doutent pas que leurs réseaux sociaux sont si facilement accessibles et que l’on peut facilement retracer leur vie, voire anticiper leurs actions. L’OSINT me permet de gagner beaucoup de temps en général. Par exemple, si je dois surveiller les activités d’une personne, il est judicieux d’optimiser mes heures de surveillance. Cela est possible grâce à l’OSINT car je peux potentiellement me rendre compte que la personne concernée vit plutôt la nuit, qu’elle sort beaucoup mais qu’elle travaille la journée chez elle. Arriver le matin à 8h n’est donc peut-être pas la meilleure option. Je peux déceler ses loisirs, ses activités non professionnelles, savoir si elle a des enfants, quels sont les membres de sa famille, etc.
L’OSINT permet d’anticiper et d’avoir une meilleure vue d’ensemble. Parfois ça ne tient pas à grand-chose, mais l’intuition vient souvent de ce que l’on connaît sur la personne. Il m’est arrivé une fois de suivre une personne jusqu’à une gare, puis de la voir prendre un train. En regardant la destination, je me suis rappelée avoir vu une adresse sur un site semblable aux pages jaunes, dans la ville desservie par ce train. Ne pouvant pas prendre de billet à temps, j’ai joué la carte d’y aller directement en voiture. En arrivant, elle y était. Ça m'a permis de ne pas me faire potentiellement repérer en étant avec elle durant tout le trajet, de rester indépendante, et de ne pas perdre du temps car j’avais déjà fait les recherches me permettant de savoir exactement où aller.
COV : Pour conclure, quel regard portez-vous sur l’avenir de votre profession ? Que suggéreriez-vous à quiconque voudrait poursuivre une carrière dans ce domaine aujourd'hui ?
CD : J’ai réellement espoir que notre profession soit plus reconnue. Beaucoup pensent que l’on exerce une profession discrète, qu’il ne faut pas se faire connaître au risque de ne plus faire notre métier correctement. Je pense cependant qu’il y a un fossé entre faire connaître la profession dans son ensemble, et être reconnue dans la rue… Notre métier peut être un atout dans beaucoup de situations : entreprise, droit de la famille, droit pénal, renseignement, intelligence économique, concurrence déloyale, et j’en passe. Nous sommes complémentaires avec beaucoup d’autres métiers, comme les professions juridiques ou les forces de l’ordre. Le problème est que les gens ne savent pas qu’ils peuvent faire appel à nous, et j’espère que cela changera avec le temps.
Pour ceux qui veulent être enquêteurs privés, je dirai d’abord qu’il faut réellement avoir envie de faire ce métier. On peut être tenté par ce que l’on voit dans les médias ou les séries, avec de l’action et des rebondissements incroyables, mais il faut garder à l’esprit que notre travail c’est aussi de l’attente, et des pistes qui ne mènent nulle part. La patience fait partie intégrante du métier !
Propos recueillis par Steven Deffous pour le Club OSINT & Veille de l’AEGE
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