Dans le cadre du portrait du mois de février de sa newsletter « Mag’OSINT », le club OSINT & Veille de l’AEGE donne la parole à des experts de l’Intelligence économique afin de découvrir leur parcours, leur rapport au renseignement d’origine sources ouvertes, leur vision du métier et leur avenir professionnel.
Pour évoquer ces sujets, nous avons rencontré Thibaud BIELLI, auditeur de la 27ème promotion en management stratégique de l’Ecole de guerre économique, à l’initiative du concours du « 11 novembre 2020 » alliant OSINT et devoir de mémoire.
Club OSINT & Veille (COV) : Bonjour Thibaud, pouvez-vous vous présenter et raconter votre parcours à nos lecteurs ?
Thibaud BIELLI (TB) : Bonjour, bravo et merci pour votre engagement pour la grande famille AEGE. J’ai 33 ans et suis responsable marketing stratégique au sein du groupe AGPM. Mon parcours pré-EGE est assez classique, avec des études techniques puis un master en école de commerce. Après quelques années dans le conseil en aérospatial et défense, j’ai toutefois ressenti un profond décalage entre le monde tel qu’on me l’avait enseigné et les réalités concrètes. C’est en cherchant à comprendre que j’ai découvert l’Intelligence économique et l’École de guerre économique. J’ai intégré l’EGE en 2017 et j’ai voulu expérimenter tout le triptyque IE, à savoir la recherche, l’analyse et l’influence. Jusqu'à fin 2020, j’ai exploré les sous-sols de la décision politique et du lobbying avant d’être recruté par la MACIF qui recherchait un profil polyvalent pour renforcer sa direction marketing. La mayonnaise a pris et j’ai pu accéder à mon poste actuel.
COV : Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce métier ?
TB : Je dirais que c’est d’abord une question de caractère. De tempérament curieux et persuasif, j’éprouvais le besoin d’analyser le dessous des cartes dans mon environnement. . Je suis donc passé du technique au commercial pour peser davantage sur le cours des choses et c’est le même désir qui a animé mon pivotement vers l’intelligence économique. Nous sommes dans la société de l’immatériel. Qui contrôle la captation de l’information, son analyse et sa diffusion crée de facto le cadre cognitif de la décision. Nous pouvons faire autorité sur le pouvoir et peu de métiers peuvent en dire autant. Cela dit, davantage d’influence veut aussi dire davantage de responsabilités. Dans nos métiers, le recul est un engagement fondamental : il ne faut surtout pas confondre ses idées avec la réalité des faits, nous devons penser hors de nous-mêmes et ne pas confondre l’instinct, qui est la médaille de l’expérience, avec le réflexe, qui est son revers.
COV : Avez-vous l’impression que le concept de guerre économique infuse et s’étend à tous les secteurs stratégiques du monde de l’entreprise ?
TB : Je crois que le concept de réalité est intimement lié aux croyances personnelles. Si votre prénom est Charles mais que tout le monde est persuadé que c’est Pierre, vous vivrez comme un Pierre. C’est comme ça que ça marche. Et beaucoup ne veulent pas croire à la guerre économique, car admettre son existence remettrait en question leur propre réalité en invalidant des repères structurants de leur pensée, ce qui les effraie. Je me rappellerai toujours cette députée, en face de qui je déjeunais et qui, aux mots de « guerre économique », s’est recroquevillée au fond de son siège, bras croisés, me renvoyant simplement un « ah, ça fait peur, ça ». Il s’agit d’un problème essentiellement humain, ce n’est pas une question de secteur. Dans toutes les organisations, vous vous heurtez à des réticences à accepter l’existence de la guerre économique.
Ensuite, pour rebondir sur ma formation en IE, ce n’est pas seulement un bagage technique, c’est aussi et surtout un cadre intellectuel, je dirais presque culturel. Je crois qu’il fait toute la différence en entreprise, peu importe le poste. L’approche de cette école peut être dupliquée dans tous les domaines et permet de rester efficace, peu importe qu’on étudie les relations internationales, les modes de consommation ou encore les phénomènes de société. Cette polyvalence n’est pas enseignée partout.
Je crois que nous devons continuer à acculturer ceux qui y sont prêts, tout en composant avec ceux qui n’y sont pas. De toute façon, nos grilles de lecture et nos méthodes permettent de résoudre des problèmes absolument opaques pour les autres. C’est là, très concrètement, que nous faisons la différence en entreprise. Ensuite, une information bien captée et bien analysée ne suffit pas ; il faut la vendre. Et pour ça, la clé est d’utiliser le répertoire sémantique de votre cible. Inutile d’agiter les bras en hurlant « guerre économique » alors qu’un anglicisme maison qui « claque » dans l’oreille de votre interlocuteur fait l’affaire. Nous sommes des porteurs de faits qui doivent s’inscrire dans la réalité des autres, pas des idéologues. C’est à nous de prendre sur nous pour obtenir l’effet final recherché.
COV : Quel regard portez-vous sur l’avenir de l’OSINT et la veille ? Que suggéreriez-vous à quiconque voudrait poursuivre une carrière dans ce domaine aujourd'hui ?
TB : Dans la société du numérique, je crois que l’avenir de la recherche d’information en sources ouvertes et de la veille est radieux. Mais entendons-nous sur les termes : ces activités ne sont pas des fins en soi. L’OSINT et la veille sont des outils dont la maîtrise est essentielle pour fournir des analyses et des informations utiles, celles qui apportent de la valeur ajoutée aux organisations. Je ne peux que conseiller à mes camarades de se construire une compétence transversale sur l’OSINT, l’analyse et l’influence. Je crois profondément que c’est un préalable pour appréhender correctement la mécanique des rapports de force d’une part, et pour proposer les bonnes solutions de l’autre.
COV : Selon vous, de nos jours, y a-t-il une prise de conscience au sein des entreprises françaises, concernant la nécessité de maintenir sa position sur le marché ou au contraire d’adopter une posture plus offensive afin d’assurer une veille stratégique efficace ? Consacrons-nous des moyens supplémentaires à la veille ?
TB : Il y a une prise de conscience progressive sur la réalité du commerce et de la concurrence, mais elle reste imparfaite pour les raisons humaines que j’ai évoquées. Néanmoins, l’intensification de la concurrence, notamment par le numérique, peut rendre les stratégies offensives vitales pour certaines entreprises. Mais j’ai pu constater qu’en France, ces mouvements forcés manquent encore trop souvent d’imagination et de panache. Certes, nous sommes moins dévergondés en affaires que les anglo-saxons et cela nous honore, mais maintenant qu’ils maîtrisent les codes de la nouvelle économie, nous devons nous résoudre à nous battre avec leurs armes.
Quant à la veille, je crois que l’importance croissante que prennent les réseaux sociaux dans l’environnement des entreprises est un excellent pied dans la porte pour justifier des investissements. Mais c’est à la fois une opportunité et une menace. Une opportunité car ces évolutions placent l’enjeu informationnel au cœur des organisations ; une menace car certains métiers de l’entreprise, comme la communication, peuvent être tentés de préempter ces sujets et de les vider de leur substance stratégique. En tout état de cause, vous justifierez l’amont par l’aval : l’automatisation de la recherche d’informations stratégiques se justifiera par la qualité des propositions stratégiques qu’elles permettent de formuler.
COV : Pouvez-vous nous donner un conseil pour faire de l’OSINT & de la veille dans votre domaine d’activité ?
TB : Je vais être assez direct… Je vois le marketing comme un domaine très « pollué » du point de vue informationnel. On ne compte plus les blogs, startups et autres influenceurs qui réinventent la roue avec des concepts « innovants », leur donnent un nom anglais et les justifient par des études et enquêtes discutables. En vérité, je vois ce métier passionnant comme une spécialité rigoureuse, à la fois scientifique et humaine. Alors je ne peux que conseiller d’utiliser au maximum les sources officielles, quitte à travailler deux fois plus pour en extraire l’information utile. Méfiez-vous des blogs, enquêtes et diverses études portées par de sombres observatoires. Par exemple, quand on vous dit que l’économie de la propriété disparaît au profit de l’économie de l’usage, ne cédez pas forcément aux sirènes qui vous expliquent que les gens ont changé, qu’ils ne veulent plus de la propriété, qu’il faut leur vendre des abonnements. Cherchez d’abord à savoir qui choisit et qui subit. C’est ce qui peut faire la différence entre une stratégie tournée vers la LLD (location longue durée) ou la LOA (location avec option d’achat). Ça change tout !
COV : Pour conclure, il semble qu'au-delà du cadre professionnel, l’OSINT est une véritable passion pour vous : vous vous lancez d’ambitieuses missions menant à de belles découvertes (comme l’identification du lieu précis où un jeune soldat allemand est tombé en 1918) et cherchez à faire pratiquer l’OSINT par le plus grand nombre avec l’organisation, par exemple, du concours du 11 novembre en 2020. Cette popularisation de l’OSINT est louable, que retenez-vous de ce genre de projet ?
TB : Je crois qu’on ne vient pas à l’IE par hasard. Nous sommes tous des passionnés et c’est ce qui fait notre force. A titre personnel, je m’intéresse de près aux deux conflits mondiaux, et nous avons pu transformer cela, grâce au club OSINT & Veille et à l’EGE, en véritable outil de transmission de la mémoire. En effet, quand vous creusez le sujet, vous vous rendez compte que la stratégie publique de transmission de la mémoire est tournée vers des enfants, souvent trop jeunes pour vraiment prendre la mesure de ces enjeux. Avec le concours du 11 novembre, nous avons pu adresser les 20-30 ans, qui construisent leur place dans la société et qui, à ce titre, sont prêts à recevoir la mémoire nationale.
Propos recueillis par Steven Deffous pour le Club OSINT & Veille de l’AEGE
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