Les forêts françaises seraient-elles victimes de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis ? Depuis 2018, la Chine achète une quantité croissante de bois en France, à tel point que les scieries françaises ne parviennent plus à s’approvisionner.
La filière forestière française sous pression chinoise
Depuis le XIXᵉ siècle, la France métropolitaine a connu un fort reboisement. Aujourd’hui, elle compte 17 millions d’hectares de forêts, dont 30 % est publique. Les 70 % restants sont partagés entre 3,3 millions de propriétaires : l’atomisation du foncier forestier est une difficulté à la mise en valeur des forêts françaises, dont la diversité se traduit par 190 essences, regroupant à la fois des peuplements mono-essences et mélangés.
Malgré cette richesse, la sylviculture française est confrontée à un dilemme sans précédent : répondre à la demande croissante en bois tout en préservant la biodiversité. Pour cause, la Chine fait pression sur la filière forestière afin d’importer de plus en plus de bois pour soutenir sa demande intérieure. La sylviculture française, dont les exportations vers la Chine ont explosé, est ainsi exposée à des fluctuations économiques mondiales imprévisibles. De plus, les préoccupations environnementales liées à la durabilité de cette demande chinoise posent des questions sur la préservation des ressources forestières en France.
Tout l’enjeu pour la France est de comprendre les mécanismes internationaux qui déstabilisent sa filière pour se prémunir et apporter une réponse adaptée aux défis qui lui sont posés.
L’émergence de la Chine dans le secteur du bois
La Chine est le principal pays demandeur de bois : elle représente 25% des importations mondiales, dont 431 millions de m3 RWE (roundwood équivalent), soit 11 % de la demande mondiale. Le bois est censé permettre aux industries chinoises de produire (des meubles, du contreplaqué…) pour réexporter dans le reste du monde par la suite. La deuxième puissance mondiale en a également besoin pour soutenir la construction de logements. En l’espace de 21 ans, les importations chinoises de feuillus ont augmenté de 38 %, celles de résineux de 70 % . La majeure partie du bois qu’ils importent est destinée au marché intérieur. L’origine des essences dépend de la localisation : la Chine importe du feuillu de Russie, du feuillu et du résineux d’Amérique du Nord et d’Europe, et du bois exotique des pays tropicaux. Au fil des années, les Etats-Unis se sont positionnés comme les principaux fournisseurs de bois pour la Chine avec plus de 30 % des importations en valeur. Ces chiffres montent à 78 % pour les pâtes à papier.
Les effets du protectionnisme américains sur les exportations de bois vers la Chine
En 2018, les volumes annuels de bois échangés entre la Chine et les Etats-Unis ont quasiment été divisés par deux par rapport à 2017 (53 M de m3 à 28 M de m3). Cette chute brutale dans le commerce du bois s’explique par une augmentation des droits de douanes sur les exportations à destination de la Chine. Donald Trump a pris cette décision unilatérale des Etats-Unis en 2017.
Bien que la filière du bois américaine soit principalement tournée sur le marché intérieur, la chute brutale des exportations à destination de la Chine a renforcé la crise économique qui touchait la filière américaine, dont le marché chinois représentait 30 % des exportations. En effet, les chaînes logistiques américaines ne sont pas structurées pour exporter dans d’autres pays, déstabilisant irrémédiablement le marché américain. La filière a diminué ses exportations et la transformation de bois, alors que la production a continué d’augmenter. C’est pourquoi le marché américain est aujourd’hui saturé et les prix ont tendance à baisser.
D’autre part, les Etats-Unis constituaient la principale source d’approvisionnement en bois pour le pays du dragon. La réduction en volume du commerce sino-américain de bois a conduit la Chine à réorienter ses chaînes d’approvisionnement. Les essences qu’elle ne pouvait plus se procurer en Amérique, sont devenues la cible de la Chine sur le marché européen. Ainsi, la demande en bois d’œuvre d’origine européenne a triplé depuis 2018. Ce retournement brutal de la Chine a conduit à une très forte hausse des prix sur le marché du bois européen depuis 2018. La Covid-19 a toutefois mis en pause cette dynamique, mais la réouverture de l’économie chinoise a relancé de plein fouet les importations de bois.
Les difficultés logistiques russes
Parallèlement, les importations chinoises de résineux russes ont connu une baisse ces dernières années, de -30 % depuis 2016. L’industrie forestière russe a un accès limité à la capacité ferroviaire. Le coût du transport combiné mer-rail est élevé, en particulier pour les scieries de l’ouest de la Russie. De plus, les infrastructures routières restent relativement peu développées, ce qui complique l’extraction de la matière première depuis la forêt. Il apparaît donc plus simple pour la Chine d’importer du bois directement d’Europe.
Cette double dynamique met donc les filières forestières européennes sous pression, dans cette configuration inédite. La contrebande de bois s’est développée dans le secteur au sein de l’UE. Le législateur européen a essayé d’y répondre en créant un label « transformation UE » en 2022. L’objectif étant de favoriser la transformation locale du bois face à la concurrence internationale, et notamment asiatique. Les adhérents du labels peuvent acheter prioritairement des chênes de forêts publiques. Mais les impacts d’une telle certification restent limités, car ils ne concernent que le chêne, et non les autres essences. De plus, les contrôles par les autorités se font rares et la coopération intra-européenne est difficile à mettre en place.
La filière européenne prise dans un goulot d’étranglement
L’année 2022 a été marqué par un record historique d’exportations de grumes de chêne vers la Chine : plus de 30 % de la récolte y a été exportée. Cette situation s’est produite en parallèle de l’embargo russe sur ses exportations de grumes. Ainsi, la sylviculture française n’a pas la capacité immédiate de répondre à la demande croissante. Le fait que les forêts française et européenne connaissent une baisse de la production de feuillus (-20 % en 15 ans) accentue la tension dans la filière.
De plus, les importations de bois en Europe ont chuté à cause des sanctions économiques sur la Russie, diminuant les volumes de bois qui transitent, ou qui sont traités dans l’UE. En conséquence, l’offre globale diminue, alors que la demande augmente : la rupture de l’offre fait exploser les prix. Cette dynamique est similaire aux mécanismes économiques qui ont été observés lors de la guerre en Ukraine sur le tournesol ou la moutarde.
Toutefois, une distinction est à apporter entre les résineux et les feuillus. Pour les résineux, les sanctions imposées par l’Union européenne sur la Russie à la suite de la guerre en Ukraine, ont eu pour conséquence de faire chuter les importations de résineux en France en 2022. Or la demande est restée stable. Les prix ont mécaniquement augmenté. Pour les feuillus, la production est globalement restée constante en 2022 par rapport à 2021. La filière feuillue a été moins affectée par la guerre en Ukraine, car la Russie exporte principalement des résineux. En revanche, la forte hausse de la demande, portée par la demande chinoise, a provoqué une hausse de prix. Bien que les causes ne soient pas identiques entre la filière feuillue et la filière résineux, les résultats sont les mêmes : une hausse des prix généralisée pour l’ensemble des acteurs du bois français. Ainsi, les prix du bois ont augmenté de 17 % entre 2021 et 2022. Pour le chêne, cette hausse des prix est estimée à 20 % sur l’année et à 70 % sur deux ans.
Pour la France, les enjeux sont doubles. D’une part, la baisse globale du volume de bois conduit à une fermeture (temporaire ou définitive) de scieries. Par exemple, 25 % des scieries ont réduit ou cessé leur activité à cause de la pénurie provoquée par la rupture dans la chaîne d’approvisionnement. D’autre part, la baisse de la production combinée à la hausse de la demande entraîne également une explosion des coûts pour l’ensemble des industries, qui sont très dépendantes du prix du bois. Les industries du meuble et du BTP souffrent de cette hausse des prix. Ceci est d’autant plus critique que leur activité a fortement ralenti à cause de l’inflation, et de l’augmentation des taux d’intérêt depuis 2022. La filière du bois français ainsi que les industries qui y sont attachées rentrent donc dans une crise profonde.
Le changement climatique accroît l’incertitude pour la filière
Les forêts françaises, et plus généralement les forêts européennes vont être considérablement impactées par le changement climatique. Statistiquement, il y a une augmentation des feux de forêts, du développement des parasites et des sécheresses. Miser sur une résilience des forêts pour s’adapter à de nouvelles conditions climatiques n’est pas viable, car si le changement climatique se produit sur un temps court, les forêts évoluent sur des temps longs. L’ONF estime que la capacité naturelle d’adaptation des forêts françaises est 10 fois trop lente par rapport à ce qu’elle devrait être pour s’adapter. Ainsi, la filière forestière française risque de connaître une baisse des rendements, au moins temporaire, avant que la recomposition des essences et du couvert forestier ne devienne mature et viable pour l’exploitation. Les espèces plantées vont évoluer, ce qui nécessitera une adaptation de l’ensemble de la filière puisque les débouchés du bois ne seront plus les mêmes. Cela pourra aussi avoir des conséquences sur la structuration internationale des chaînes de valeur, et sur le poids de la forêt française dans l’économie mondiale de la filière.
Quelles perspectives pour la filière ?
D’une simple guerre tarifaire entre les Etats-Unis et la Chine, d’une incapacité logistique russe, des sanctions économiques sur la Russie, et d’une incapacité à augmenter les rendements forestiers dans un contexte de changement climatique, l’Europe et la France se sont retrouvées dépassées par la demande chinoise croissante pour le bois européen. La hausse des prix fait peser le risque d’une crise économique, sociale et de biodiversité sur l’ensemble de la filière. Un label européen ne suffira pas à calmer l’emballement du marché. Des contrôles plus stricts sur les exportations pourraient être mis en place dans l’UE afin de limiter la pression de la Chine sur le marché. Mais s’avancer sur ce terrain, c’est aussi prendre le risque de voir la deuxième puissance mondiale appliquer une symétrie des mesures protectionnistes, et certains pays dont les économies sont interdépendantes des exportations en Chine pourraient s’y opposer comme l’Allemagne ou les Pays-Bas.
Etienne Lombardot
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