Les drones low-cost : point de bascule de la guerre asymétrique 

Autrefois réservés aux grandes puissances militaires, les drones de combat sont aujourd’hui utilisés par un nombre toujours plus important de pays. Évalué à 13 milliards de dollars en 2023, ce marché devrait atteindre les 18 milliards de dollars d’ici à 2028. De l’Iran à l’Azerbaïdjan, c’est surtout le conflit ukrainien qui offre un aperçu des résultats de leur utilisation à une échelle industrielle. Si ce marché est en pleine expansion, c’est parce qu’il est stimulé par la disponibilité croissante de drones low-cost. Ces derniers redéfinissent les règles des conflits modernes, contraignant les industries de défense à s’adapter à cette nouvelle donne technologique.

L’ère des drones bon marché 

Longtemps cantonnés aux opérations antiterroristes des forces occidentales, les véhicules aériens sans pilote (UAV) sont en passe de devenir la nouvelle pièce maîtresse de tous les arsenaux militaires. Alors que seulement trois pays possédaient des drones armés en 2010, ce nombre est passé à plus de 40 en 2024. L’ACLED (armed conflict location and event data) a ainsi enregistré l’utilisation de drones dans des conflits dans au moins 34 pays en 2023.  Jusqu’à présent, leur coût élevé signifiait que seuls les pays disposant de budgets de défense importants, comme les États-Unis et Israël, pouvaient se permettre d’en posséder.  Aujourd’hui, ces drones haut de gamme ont laissé place à des drones low-tech produits en grande quantité. 

Pour comprendre l’impact des drones sur les conflits modernes, il est important de distinguer les deux principales catégories de drones militaires : les drones MALE (Moyenne Altitude Longue Endurance) et les drones tactiques. Les drones MALE, tels que le MQ-9 Reaper américain et le Heron israélien, sont conçus pour des missions prolongées à haute altitude. Toutefois, leur coût élevé, pouvant atteindre plusieurs millions de dollars, limite leur acquisition aux grandes puissances militaires. En revanche, les drones tactiques, qui sont plus petits, plus légers et moins coûteux, sont conçus pour des missions à courte portée et à basse altitude. Ils sont utilisés pour des tâches telles que l’observation rapprochée, la désignation de cibles et parfois des frappes directes. Leur coût réduit les rend particulièrement attractifs pour un plus grand nombre d’acteurs.

L’évolution du marché des drones militaires est fortement influencée par la disponibilité croissante de drones commerciaux, qui peuvent être adaptés à des usages militaires. Par exemple, le DJI Mavic chinois, initialement destiné à la photographie civile, est maintenant utilisé pour des missions de bombardement, d’assassinats ciblés et de collecte de renseignements. 

Émergent également de nouveaux acteurs sur le marché des drones militaires :  la Turquie, avec le Bayraktar TB2 (5 millions de dollars), l’Iran avec le Shahed 136 (environ 20 000 dollars) ou encore la Chine, dont des Wing Long II (1 million de dollars) ont été saisis en juin dernier en Italie. Les chinois vendent également un drone inspiré du Black Hornet américain. Pour des performances presque similaires, ce drone chinos ne coûte que 130 dollars. 

Croissance des exportations de la Chine (%) par pays (septembre 2023 – septembre 2022). Drones contrôlés à distance, poids au décollage inférieur à 250 kg. (source : the observatory of economic complexity.)

L’absence de restrictions à l’exportation pour la plupart de ces drones permet également à des acteurs non étatiques, comme les groupes armés en Syrie ou au Yémen, de se procurer ces technologies. Ces drones leur offrent des capacités aériennes avancées qui étaient auparavant réservées aux grandes puissances militaires. Alors que l’arme nucléaire reste réservée à un nombre très limité de pays, les drones sont ainsi en train de devenir « l’arme des pauvres». 

L’art de la guerre asymétrique 

Ces drones bon marché ne sont pas seulement une option économique ; ils offrent un avantage stratégique notable. En effet, les avancées technologiques ont traditionnellement été le fait de puissances militaires supérieures. Les pays les plus puissants devenaient alors plus puissants encore, creusant l’écart avec les autres. Afin de combler cette asymétrie, le pays le plus faible doit trouver une alternative. Ici, l’utilisation des drones est une façon de réduire cet écart de capacités : des appareils coûtant quelques centaines de dollars pouvant en détruire d’autres valant des millions.

Les drones ont ainsi permis à l’Iran ou encore aux Houthis de lancer des attaques contre le territoire israélien sans engager ses forces au Liban, à Gaza ou ailleurs. Pour contrer cette attaque, les États-Unis et Israël ont dû dépenser environ 1,5 milliard de dollars. Si les drones bon marché ne causent pas toujours de lourds dégâts matériels ou humains, ils peuvent donc considérablement épuiser les budgets militaires des adversaires en les obligeant à renforcer leurs défenses aériennes à un coût particulièrement élevé. Par exemple, le ratio de destruction d’un drone kamikaze (c’est-à-dire le coût de la munition rôdeuse versus le coût de la cible) favorise nettement l’attaquant et oblige l’attaqué à déployer des moyens de protection dispendieux. 

L’exemple ukrainien 

C’est avec la guerre en Ukraine que l’usage stratégique des drones s’est véritablement révélé. Aucun belligérant ne contrôlant l’espace aérien, l’utilisation de l’aviation militaire s’est vite révélée infructueuse. Ainsi a émergé l’utilisation militaire des drones à vue (FPV), de petits hélicoptères à plusieurs rotors initialement conçus à des fins civiles. Ajoutez une charge explosive à un drone FPV et vous obtenez un missile guidé de précision. Et même s’ils ne transportent pas d’armes, leurs images de reconnaissance peuvent être utilisées pour faciliter les frappes d’artillerie, de roquettes ou d’autres drones. En décembre 2023, ce sont environ  50 000 drones FPV qui étaient construits chaque mois par les Ukrainiens, pour un coût de quelques centaines de dollars chacun. Ces appareils ont permis à l’Ukraine de compenser l’avantage numérique de la Russie en soldats et en puissance de feu. 

Parmi les drones utilisés par les forces ukrainiennes, on retrouve les drones DJI-Mavic 2, qui ont été modifiés pour larguer des petites bombes, des drones navals comme le Magura V5, le drone kamikaze AQ-400 Scythe ou encore le Bayraktar TB2, devenu un symbole de la résistance ukrainienne. Du côté russe, ce sont surtout les drones iraniens qui ont permis des frappes sur l’Ukraine. D’ici à 2025, 6 000 drones supplémentaires de ce type devraient sortir des usines russes. 

La guerre en Ukraine marque également le début d’une nouvelle ère dans la stratégie militaire. Les systèmes sans pilote, auxquels s’ajoute l’utilisation croissante de l’intelligence artificielle, remplacent de plus en plus les aéronefs habités. Cette transition est similaire à celle observée pendant la Première Guerre mondiale, lorsque l’aviation est passée d’un rôle d’observation à celui de combat avec l’émergence des avions de chasse et des bombardiers. Aujourd’hui, c’est donc l’utilisation généralisée des UAV qui marque une toute nouvelle étape. 

Une adaptation nécessaire de l’industrie de défense occidentale 

Chaque guerre apporte son lot de nouvelles technologies : la Première Guerre mondiale a vu l’émergence des chars, la Seconde Guerre mondiale a révolutionné le combat aérien, et les guerres de décolonisation ont marqué l’ère de la guerre asymétrique. Aujourd’hui, ce sont les drones qui semblent être devenus les outils incontournables des lignes de front. 

L’émergence des drones bon marché remet en question l’approche traditionnelle de l’industrie de défense occidentale, qui s’est longtemps concentrée sur le développement de plateformes sophistiquées et coûteuses. Les grands acteurs, comme les États-Unis et leurs alliés, investissent dans des systèmes avancés tels que le Reaper, le Predator ou bien encore le SCAF pour les européens. Pourtant, les conflits actuels montrent que la quantité et l’accessibilité des drones sont devenues des critères essentiels.

Un autre aspect de l’impact des drones bon marché réside dans leur rôle dans la guerre de l’information. Contrairement aux systèmes traditionnels, les UAV permettent une transmission presque instantanée des données et des images du champ de bataille. Ce flux rapide d’informations transforme la manière dont les conflits sont perçus et gérés, les images devenant des outils stratégiques pour influencer l’opinion publique. Les drones jouent également un rôle essentiel dans la numérisation du champ de bataille, rendant les opérations militaires plus interactives et interconnectées.

Les UAV posent aussi des défis significatifs en termes de détection et d’interception. Leur petite taille et leur capacité à voler à basse altitude rendent leur repérage difficile pour les systèmes de défense traditionnels, qui sont principalement conçus pour des cibles plus grandes et plus rapides, comme les missiles et les avions. Une fois détectés, intercepter ces drones reste une tâche complexe. Les solutions actuelles, telles que les canons à énergie dirigée et les cyberattaques, nécessitent davantage d’investissements pour être pleinement opérationnelles sur le terrain. Les systèmes sol-air, comme le SAMP/T Mamba ou le Patriot, sont quant à eux extrêmement coûteux. Par exemple, s’équiper du système Patriot coûte environ 1,1 milliard de dollars : 400 millions de dollars pour le système et 690 millions de dollars pour les missiles. 

La France en retard ? 

On avait longtemps prédit un grand bouleversement dans les affaires militaires, où les armes sophistiquées, coûteuses et rares seraient confrontées à des équipements petits, bon marché et en grande quantité. Ce changement est désormais une réalité, notamment au Moyen-Orient et en Ukraine. En France, le réveil a été tardif. Avec l’opération Barkhane et les enseignements tirés du conflit ukrainien, la France a revu son approche en matière d’équipements et de programmes. Safran a lancé le drone tactique Patronner, Thales a commencé les livraisons de Spy Ranger, sans oublier les PME comme Novadem ou le projet Eurodrone. Mais sans une volonté politique soutenue et une stratégie industrielle adaptée aux exigences actuelles, la France risque de rester en retrait de cette course aux drones. L’enjeu est d’autant plus important que nous entrons dans ce que les Américains désignent comme étant  l’« ère de l’égalité contestée », une période où la technologie est en mesure de surpasser les méthodes de combat traditionnelles. Pour les drones, cette révolution est attendue entre 2035 et 2050.

 

Kenza Lemkadmi

 

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