Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

L’intelligence économique et son devenir théorique

Christian Harbulot, pionnier dans le développement de l’intelligence économique en France, revient ici sur les perspectives d’avenir de cette discipline. À l’heure du Big Data, l’intelligence économique fait face à un défi majeur : maintenir une production de connaissance importante pour consacrer son approche opérationnelle du management de l’information au sein des entreprises.

Généalogie de l’intelligence économique

A la fin des années 80, la France avait accumulé un certain retard dans la production de connaissances sur le management de l’information. Les premiers écrits de Jean Michel Treille lorsqu’il était en poste au Commissariat Général au Plan à la fin de la période gaulliste n’avaient pas retenu l’attention. Seuls des hommes d’exception comme le général de Marolles avaient su identifier l’émergence de cette approche des sources ouvertes par rapport au monde du renseignement. 

La relecture qui est faite aujourd’hui sur l’émergence du concept d’intelligence économique (cf. l’article paru dans les actes du Sommet de l'intelligence économique et de la sécurité organisé à Chamonix en juin 2015) a parfois un peu trop tendance à négliger les premières formes de réflexion qui sont apparues en France, vingt ans avant le rapport Martre. Contrairement à ce qui est dit dans les travaux de l’atelier 1 intitulé pour la circonstance l’intelligence économique en France, la réflexion sur le management de l’information a débuté dans notre pays au milieu des années 60. L’importance de la mutation informatique de l’économie avait retenu l’attention du pouvoir exécutif et des missions d’information avaient été lancées pour identifier les pistes étrangères en matière d’innovation. Le général de Marolles remit à Jacques Chirac, Premier Ministre sous Giscard d’Estaing, un projet de réforme qui prenait en compte l’importance des sources ouvertes en complément des sources fermées et qui proposait une approche beaucoup plus stratégique de l’information dans le pilotage de l’action gouvernementale. Ce projet ne fut pas mené à bien à la suite du départ de Jacques Chirac du gouvernement de l’époque.

Au cours des années 80, une réflexion fut menée sur l’information scientifique et technique au sein du Secrétariat Général de la Défense Nationale par le biais de l’action scientifique de défense. Cette initiative permit de cerner l’efficacité des méthodes japonaises d’acquisition de l’information notamment dans le domaine de la veille technologique. L’école anglo-saxonne ne fut connue qu’au début des années 90. Robert Guillaumot, avec l’aide de Philippe Baumard pour la partie académique, fut un des promoteurs du savoir-faire du monde de l’entreprise américain en matière de competitive intelligence.

La réflexion théorique générée par la création du concept d’intelligence économique a souffert de cette mauvaise maîtrise de la progression de la pensée en France. Les avancées théoriques d’Harold Wilensky, de Michael Porter, de R.E. Freeman et de Stevan Dedijer sont incontestables mais elles n’ont pas généré d’approche historique et culturelle des stratégies de puissance.

La singularité de l'intelligence économique à la française 

L’originalité de l’approche française (dois-je le rappeler à mon ami Philippe Clerc qui fut au cœur de cette aventure) est justement d’avoir osé aborder cette dimension de la problématique. En mettant en évidence les différences entre les modèles, l’école française d’intelligence économique a pu ouvrir le débat sur la face cachée des rapports de force et mettre à jour les niveaux très inégaux du management de l’information dans les affrontements économiques. Les Français, conscients de leur retard dans ce domaine, avaient tout intérêt à comparer les systèmes et à en tirer les enseignements sans privilégier une grille de lecture par rapport à une autre.

Ce ne fut pas le cas de l’école américaine qui privilégia sa grille de lecture sans considérer l’apport éventuel d’autres expériences étrangères plus anciennes ou contemporaines. Elle exporta son cadre d’analyse  de manière incomplète. Combien de fois faudra-t-il répéter que les acteurs les plus avancés dans le management de l’information ont comme premier principe de ne pas communiquer leurs recettes de succès. C’est ce qui explique pourquoi la littérature anglo-saxonne est aussi restrictive sur le sujet et se limite bien souvent à des considérations générales dans l’analyse des modes d’affrontement.

Cette mise au point est d’autant plus nécessaire que disparaissent progressivement les pionniers du concept en France. Je salue à ce propos la mémoire de Robert Guillaumot qui vient de nous quitter. La recherche théorique amorcée par l’école française en intelligence économique doit survivre à ses créateurs. Pour atteindre cet objectif, la génération montante doit faire preuve de beaucoup de lucidité sur l’état des lieux et les perspectives d’avenir.

Quelles perspectives pour l’intelligence économique ?

Soyons clair, il existe un risque à terme de déficit dans le domaine théorique. L’Ecole de Guerre Economique est en première ligne pour relever ce défi. Mais nous ne sommes pas seuls. Eric Delbecque est à ce jour l’un de ceux qui incarne le mieux, par la qualité et la quantité de ses écrits, la production de connaissances nécessaire au développement de l’IE. Plusieurs auteurs tiennent le cap d’une vulgarisation constructive de l’usage de l’IE dans le développement et la compétition. Mais ce sont souvent des consultants qui n’ont pas beaucoup de temps à accorder à l’écriture à cause de leur charge de travail.

Le monde académique n’a pas su s’emparer du sujet, à l’exception de quelques rares professeurs d’université à l’image du chemin parcouru par Nicolas Moinet. Il est impossible d’imaginer que le sectarisme territorial qui prévaut au sein de l’université française ne débouche pour l’instant sur des transgressions positives. Il va falloir faire sans.

Mais les graines semées depuis trente ans sont assez nombreuses pour éclore en raison de la demande des entreprises. Nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale. Le monde de l’entreprise découvre enfin qu’il doit faire sa mue. La révolution du Big Data lui impose de se mettre au plus vite à une approche opérationnelle du management de l’information. Dans le même temps, l’appareil d’Etat a abandonné son rôle de promoteur du concept. Il reste donc à trouver les solutions adéquates pour que la théorie continue à se nourrir de la pratique afin que la demande trouve une offre à la hauteur des enjeux du monde numérique qui envahit peu à peu notre quotidien.

 

Christian Harbulot
Directeur de l’Ecole de Guerre Economique
Directeur associé du cabinet Spin Partners