Le Brésil a conçu le Programme National d’Activités Spatiales 2022-2031 pour renforcer sa souveraineté face aux nombreux défis auxquels il fait face en tant que pays-continent. Depuis les années 1970, le pays s’est ainsi engagé dans le développement de technologies locales, le renforcement de son autonomie spatiale ou encore dans la mise en place de coopérations internationales.
Carlos Augusto Teixeira de Moura, président de l’Agence Spatiale Brésilienne (AEB), introduit le Programme National d’Activités Spatiales (PNAE) de l’exercice 2022/2031 en évoquant le statut de pays continent du Brésil. Ce statut peut se comprendre à travers le prisme de sa portion de forêt amazonienne, qui couvre tout de même 60 % de ses terres émergées. Comme l’a signalé le président de l’AEB, celle-ci représente de grands défis (exploitation du territoire, maîtrise des frontières, activités criminelles), mais également de grandes opportunités (exploitation des ressources, développement de technologies innovantes, etc.).
Le programme Amazonia de l’Institut National de Recherche Spatiale (INPE) en est la parfaite illustration. Dans le document original de la mission, ces notions de défis et d’opportunités sont rappelées dès l’introduction. Le document aborde également plus précisément les objectifs relatifs à l’observation de l’Amazonie : fourniture de données de télédétection pour observer et surveiller la déforestation, contrôle de la côte océanique et des réservoirs d’eau ou encore atténuation des catastrophes naturelles.
Posséder un regard souverain sur sa forêt et son territoire : un objectif ancien
Le Brésil cherche à développer sa souveraineté à la fois sur la production d’images de sa forêt (satellites) et leur utilisation. La souveraineté est ainsi le 6ème objectif stratégique du PNAE 2022. Cette dernière se décline en trois champs d’action : renforcer l’autonomie du secteur spatial brésilien, développer les capacités scientifiques et technologiques pour éviter la dépendance, et enfin, améliorer les compétences dans les lanceurs, les infrastructures terrestres, les satellites et les applications. Le programme paraît ambitieux et semble se diriger dans diverses directions. Cependant, une étude approfondie des applications satellitaires brésiliennes montre que l’observation de la terre semble être l’objectif principal.
David Salgado, avec les données de Gunter’s Space Page
Sur les 22 satellites que le Brésil a lancés entre 2013 et 2023, près de la moitié sont ainsi des satellites d’observation. Dans sa recherche de souveraineté, le pays semble donc avoir fait son choix. Ce constat est le fruit d’une stratégie multiforme portant sur trois axes en particulier, tous ayant pour objectif la souveraineté telle que détaillée dans le PNAE 2022. En outre, ces trois axes se complètent. En premier lieu, il s’agit d’acquérir des technologies via la coopération internationale. Il s’agit ensuite de réorganiser l’industrie spatiale brésilienne autour des nouvelles logiques de marché du New Space. Enfin, il s’agit d’adopter la technologie CubeSat, désignant les satellites de moins de 10kg qui ne sont fait que pour une seule application.
Une stratégie ancienne et réaliste de captation des technologies
La stratégie bénéficie de programmes de captation de technologies étrangères très anciens. Le programme CBERS en est une bonne illustration. Lancé en 1988, ce dernier avait pour objectif de développer des satellites pour l’observation de la Terre et la gestion des ressources. Initialement, la participation brésilienne aux premiers satellites était limitée. Au fil des ans, elle a progressivement augmenté pour atteindre une maîtrise presque totale des technologies de télédétection avec le CBERS 4U, pour lequel le Brésil a conçu la majorité des instruments. Ce programme représente une étape cruciale vers la souveraineté technologique du Brésil dans le domaine spatial, ouvrant la voie à l’intégration dans le secteur du New Space, tout en prévoyant une poursuite de la coopération avec la Chine. Le succès de cette stratégie est symbolisé par le satellite Amazonas 1, entièrement développé par le Brésil.
Des entreprises souveraines comme pilier de la stratégie de souveraineté
Le PNAE 2022 défend l’idée forte selon laquelle les technologies brésiliennes doivent maintenant s’exporter, et l’industrie sortir de sa logique institutionnelle. Cela se caractérise par l’émergence de nombreuses entreprises dans le secteur spatial à partir des années 2010. Ces entreprises visent un double objectif : répondre à un marché national en pleine expansion et exporter des technologies à l’international. La plupart de ces entreprises se trouvent dans l’incubateur de São Carlos, situé dans l’État de São Paulo. Cet incubateur a été établi par l’État brésilien au début des années 2010 pour augmenter le nombre d’acteurs dans la filière ainsi que la capacité d’innovation. Cela a entraîné des changements majeurs en matière d’efficacité et d’organisation dans le secteur spatial.
David Salgado, avec les données du registre des entreprises de l’Etat de Sao Paulo
D’après les données tirées du registre des entreprises de l’État de Saõ Paulo, ainsi que des informations provenant du site internet du cluster de l’aérospatial brésilien, le nombre d’entreprises brésiliennes du secteur du spatial augmente significativement à partir de 2012. Ces entreprises ont largement profité des technologies développées dans le cadre du programme spatial institutionnel brésilien, visant à valoriser ces compétences pour les rendre commercialisables, notamment à l’international. Elles contribuent également à l’efficacité et à l’autonomie du programme spatial brésilien.
Visiona, une entreprise créée pour poursuivre les objectifs de souveraineté
La réorganisation du secteur spatial brésilien se fait aussi autour de certaines entreprises qui prennent l’initiative de démarrer des projets d’elles-mêmes. Ces projets respectent néanmoins les indications globales du PNAE. Le meilleur exemple de cet état de fait est l’entreprise Visiona.
Visiona est une entreprise fondée en 2012 comme joint-venture entre Embraer et Telebras. Elle est à l’origine de VCUB 1, le premier satellite brésilien d’initiative privée entièrement construit par l’industrie brésilienne. Elle est dédiée à l’intégration de systèmes spatiaux. Cela signifie qu’elle ne produit pas elle-même les composants pour les satellites, mais c’est par contre elle qui les assemble. L’autre grosse partie de son activité consiste à exploiter et vendre des données satellitaires. Elle se positionne sur le marché de la même manière que l’INPE, mais sans être un acteur institutionnel, c’est-à-dire qu’elle est techniquement capable de mener un programme spatial propre tant que ses fonds le permettent.
Des objectifs précis
L’entreprise suit les grandes lignes du programme spatial brésilien, comme en témoigne sa spécialisation dès 2015 sur les systèmes de télédétection. Un autre exemple de cet alignement a été sa volonté de développer un satellite d’observation de la terre, le VCUB 1, entièrement construit par l’industrie brésilienne. Elle cherche également à se positionner comme un interlocuteur politique et un acteur organisationnel du programme spatial brésilien, comme en témoignent ses nombreux partenariats avec diverses entreprises et institutions, particulièrement publiques. L’objectif est de préparer le pays à exploiter efficacement les données que ses satellites nationaux produisent, et ce dans un souci de souveraineté.
Comme indiqué dans ce tableau, Visiona développe une stratégie qui vise à la fois la montée en compétence de l’industrie et des institutions brésiliennes, mais également la valorisation de la production des données brésiliennes. Il est par exemple intéressant de remarquer la nationalisation progressive des données exploitées par l’entreprise Visiona depuis le projet VCUB 1, mis en orbite en 2023 ; et ce d’autant plus qu’à partir de 2019, l’entreprise commence à fournir une partie de ses clients avec des données nationales.
Au-delà de la stratégie d’exportation des savoir-faire brésiliens, le pays semble également développer un début d’influence sur le continent. La stratégie semble être de se servir de ses données comme d’un outil principal. Cela se manifeste par un certain nombre de partenariats marquants, notamment avec des autorités publiques d’autres États, comme avec Tesera Systems en 2018 et avec l’Institut interaméricain de coopération pour l’agriculture en 2020, où le savoir-faire brésilien sert de vecteur d’influence.
Une réorganisation du secteur spatial
Toutes ces évolutions ont entraîné des conséquences au niveau de l’organisation du programme spatial, en grande partie dues à la multiplication des acteurs. Pour assumer son besoin d’indépendance, le spatial brésilien a dû se réorganiser afin d’être beaucoup plus efficace. L’expérience a été menée une première fois avec la création de Visiona en 2012, pour pouvoir mener un contrat de satellite géostationnaire avec Thales. C’était la première fois qu’autant de pouvoir était donné à un acteur non institutionnel. Cette coopération ayant été un succès, il est possible que les Brésiliens aient décidé à ce moment-là de développer leurs objectifs à travers des initiatives privées pour plus d’efficacité.
Après la réorganisation du secteur, il ne reste au pays qu’à exploiter la bonne plateforme pour atteindre son objectif de souveraineté. Cela lui permettra à la fois de produire et d’exploiter lui-même ses données mais aussi de les fournir pour appuyer des politiques publiques, des activités commerciales et des activités militaires.
David Salgado
Pour aller plus loin :
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- Le nucléaire spatial propulsé par Framatome Space