En Centrafrique, la marque de bière russe Africa Ti L’or vient défier la domination de la brasserie française Castel. Soutenue par une intense campagne publicitaire et des méthodes d’influence parfois agressives, cette concurrence russe vise non seulement à capter des parts de marché, mais aussi à affaiblir l’influence française dans la région.
Le groupe Wagner, connu pour ses interventions militaires mais aussi ses liens avec l’État russe, a intégré un nouveau marché économique en Centrafrique. En 2022, le groupe a lancé sa propre marque de bière : Africa ti L’or. Après la mort du directeur du groupe Wagner Evgueni Prigogine en août 2023, les activités brassicoles russes en Centrafrique continuent, voire progressent. Une mauvaise nouvelle pour le groupe français Castel.
La bière : un marché porteur
Représentant 83 % du volume d’alcool consommé en Afrique, la bière s’impose depuis de nombreuses années comme un produit porteur. Entre 2015 et 2020, sa consommation a augmenté de 5 % par an, bien au-delà de la moyenne mondiale. Cela fait de ce marché l’un des plus dynamiques au monde. Castel est le second producteur de bière du continent africain et représente 25% du marché, derrière AB Inbev, plus grand groupe brassicole du monde. Depuis sa création au Gabon en 1967 par Pierre Castel, l’entreprise s’est étendue à plus d’une vingtaine de pays, principalement francophones. Le groupe français est particulièrement bien implanté en Centrafrique, où la bière la plus populaire, la Mocaf, domine 80 % du marché grâce à la brasserie du même nom, acquise par Castel en 1993. Malgré tout, en 2023, son chiffre d’affaires est tombé à 4700,8 millions d’euros, soit une baisse de 83,7 millions d’euros par rapport à 2022.
Depuis leur arrivée fin 2017, les Russes ont développé des affaires dans le trafic de minerais, de bois mais aussi dans le marché de l’alcool. Ces dernières années ont ainsi vu naître la vodka Wa Na Wa, une vodka bon marché vendue dans des sachets en plastique. Désormais, c’est dans le domaine brassicole que la Russie entend étendre son influence avec la création en 2022, à Bangui, de l’Africa Ti L’or. L’objectif : gagner une place de choix dans les bars et foyers centrafricains, aux dépens des bières Castel. Pour y parvenir, et de manière similaire au domaine militaire, la concurrence russe s’appuie sur une intense campagne de désinformation.
Mettre en avant la qualité du produit
C’est dans ce sens que la Russie a ouvert une brasserie « afin de donner au peuple centrafricain les meilleures boissons alcoolisées ». Annoncée à 1 000 francs CFA (1,5 euros) la bouteille d’un litre à 9 degrès, l’Africa ti L’or se veut d’un meilleur rapport qualité-prix. La Mocaf est en effet commercialisée à 1 000 francs CFA la bouteille de 66cl. Mais c’est surtout en insistant sur le procédé de fabrication, essentiellement à travers la presse locale, que les Russes tentent de convaincre les consommateurs de la supériorité de leur produit ; aussi bien au niveau des conditions de fabrication que de la qualité des matières premières utilisées. En février 2024, Olivier Cadic, sénateur des Français à l’étranger, alertait sur les risques sanitaires liés à la consommation de la bière Africa ti L’or en Centrafrique (notamment l’absence de dates de fabrication et de péremption sur les bouteilles, ainsi que l’utilisation d’une eau jugée impropre à la consommation). En parallèle, les producteurs de cette même bière mettaient en avant ses qualités, la déclarant comme fabriquée par des « experts qualifiés », notamment par des Centrafricains formés par des Russes.
Le soutien russe est donc clairement revendiqué. Une importance particulière serait accordée au respect des « normes sanitaires internationales », grâce à un laboratoire équipé d’un système anti-microbes qui utilise des technologies russes et du matériel moderne. Quant aux matières premières, elles sont identiques à celles de « toutes les bonnes bières au monde » : eau, houblon, malt et blé importé de Russie. Au final, la production quotidienne est annoncée à 50 tonnes, le tout nécessitant une fermentation de 28 jours avant commercialisation, mais on assure que le « souci n’est pas de produire une énorme quantité, mais la bonne qualité ». Pour des raisons de praticité et d’ergonomie, la bière Africa ti L’or est conditionnée dans des bouteilles en plastique jugées « plus hygiéniques » que celles en verre (comme celles du groupe Castel), accusées de favoriser l’apparition et la propagation de maladies.
L’espace urbain devient lieu de promotion
L’espace urbain est également le lieu d’une campagne publicitaire assez intense visant à promouvoir l’Africa Ti L’or. Dans les rues de Bangui, de grands panneaux publicitaires vantent la bière, tandis que des banderoles promotionnelles sont mises en avant lors du défilé célébrant la 65e fête de la République. Le centre culturel russe de Bangui a vu le jour au centre de la capitale. Elle est surnommé la « Maison russe » et l’une de ses principales missions est de soutenir l’investissement russe en Centrafrique par le biais de conférences, soirées, événements en lien avec la promotions des intérêts russes. À certaines occasions, des concours et des loteries autour de la thématique de l’Africa ti L’or sont organisés dans certains bars de Bangui, avec à la clé des récompenses (motos, bracelets en argent, bières gratuites, sommes d’argents etc.). L’événement le plus significatif a vu le jour avec la campagne publicitaire « Trouve de l’or sous le bouchon », où un heureux élu avait la possibilité de trouver sous le bouchon de son Africa ti L’or un petit lingot d’or de 5 grammes. Un compte Facebook particulièrement actif s’occupe également de promouvoir ces événements. La visibilité de l’Africa ti L’or dépend également de l’attention qu’elle reçoit de la presse locale, souvent pro-russe, en particulier dans certaines revues numériques.
S’attaquer à la réputation de Castel sur le marché local
Pour les Russes, dans un marché comme celui de la Centrafrique, la simple promotion d’un produit ne suffit pas face à un concurrent dominant comme Castel ; il faut nuire à sa réputation. La pression sur Castel a ainsi considérablement augmenté l’année dernière, avant même le lancement de l’Africa ti L’or, lorsque des réseaux sociaux locaux ont commencé à accuser l’entreprise de financer des groupes rebelles. En effet, à l’été 2022, les Russes ont saisi une occasion unique de déstabiliser le groupe en apprenant dans la presse qu’une enquête de la justice française visait l’entreprise pour complicité de crimes contre l’humanité en Centrafrique. Ces informations ont été reprises et instrumentalisées pour desservir les intérêts russes, entraînant une campagne de dénigrement sur Internet et dans les rues centrafricaines. Le groupe français, véritable pilier de l’influence économique française en Afrique, est la cible de manifestations arborant des slogans hostiles. À Bangui, des tracts ont été distribués, accusant la brasserie Mocaf de financer le terrorisme. Le message diffusé est clair : « À chaque Castel, tu finances la guerre et tu te tues. »
Actions d’intimidation et pression sur le commerce local
Les méthodes utilisées par les Russes en Centrafrique pour concurrencer sont particulièrement agressives, incluant des techniques d’intimidation qui visent même les installations locales de l’entreprise française. Dans la nuit du 5 au 6 mars 2024, quatre hommes masqués et armés ont lancé une trentaine de cocktails Molotov sur les entrepôts de la brasserie Mocaf à Bangui, provoquant d’importants dégâts économiques et matériels. Un mois plus tôt, pendant le couvre-feu, trois hommes blancs sont sortis d’un véhicule banalisé et se sont approchés des locaux de la Mocaf avec une échelle, avant d’être repoussés par la sécurité. Plus tard dans la soirée, un drone non identifié a survolé la zone. Les Russes exercent également des pressions directes sur le commerce local, intimidant les débits de boissons de la capitale pour forcer la commercialisation de l’Africa ti L’or.
La Russie attribue ces incidents à de la propagande, les attribuant à des « mercenaires » déguisés pour détourner les accusations. Du côté de Castel, la réponse aux attaques semble plutôt limitée. Le site internet de Castel-Afrique témoigne de l’importance qu’accorde l’entreprise à l’information et à l’image qu’elle souhaite véhiculer. Cela se traduit par la mise en avant de son soutien à des ONG locales, de son engagement social, ainsi que de ses investissements dans l’économie locale et l’éducation en Centrafrique.
Un nouveau concurrent plus symbolique que réel ?
Dans ce petit marché dominé par Castel, les produits au service des intérêts russes prennent une place grandissante. Le groupe français est indéniablement menacé et a cédé certaines parts de marché à l’Africa ti L’or, bien que cela reste pour le moment raisonnable. Si la Russie remet ouvertement en cause le monopole de Castel, ce dernier annonce toujours contrôler 80% du marché centrafricain, plus de deux ans après le lancement de l’Africa ti L’or. Bousculé hors de sa zone de confort, le géant français ressent le besoin d’étoffer sa gamme de produits dans ce pays pour renforcer sa position sur le marché. En juillet 2024, Castel annonce avoir investi 12 milliards de francs CFA (environ 18 millions d’euros) dans le pays au cours des quatre dernières années, en plus du lancement d’une nouvelle bière, la Beaufort Lager.
En ce qui concerne la production, la brasserie Africa ti L’or annonce une capacité de 1,5 million de bouteilles par mois. Actuellement, elle prétend disposer d’une unique brasserie à Bangui d’une superficie de 5 000 m², et dit employer une centaine de personnes. Bien que ces chiffres soient contestables, ils semblent pour l’instant insuffisants pour véritablement inquiéter une entreprise comme Castel. L’entreprise française pèse en effet plus de 10 milliards de dollars et réalise 80% de son chiffre d’affaires sur le continent africain, tout en comptant 168 employés centrafricains au sein de la Mocaf. De plus, un sondage récent du média local Centrafrica révèle que seulement deux Centrafricains sur dix privilégient la bière russe, tandis que la majorité préfère la Mocaf. Cependant, ce nouvel environnement concurrentiel reste particulièrement préoccupant.
Mathéo Colinet
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