L’immigration clandestine est régulièrement utilisée comme levier géopolitique par les États. Dans ce contexte, la digitalisation de nos sociétés a placé les plateformes numériques au cœur des stratégies informationnelles des pays. Passeurs et campagnes de sensibilisation s’affrontent ainsi pour orienter les perceptions des candidats au départ.
Chargés de contrôler les flux migratoires, l’agence Frontex et de nombreux acteurs internationaux, comme l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), se mobilisent pour contrôler l’immigration clandestine. Cependant, ces initiatives se heurtent aux efforts des passeurs qui incitent au départ et proposent leurs services, notamment via les réseaux sociaux.
L’immigration clandestine, un levier géopolitique
La gestion de l’immigration clandestine est devenue une priorité pour de nombreux pays européens. En France, ces enjeux se reflètent dans les déclarations du nouveau ministre de l’intérieur français ou encore dans la récente analyse de la Cour des comptes sur la politique de lutte contre l’immigration irrégulière. La mise en place de solutions pour contrôler l’immigration clandestine fait aussi nécessairement appel à la coopération internationale. Depuis peu, l’UE a donc décidé de signer des accords avec des pays d’émigration comme la Mauritanie, l’Egypte ou encore la Tunisie pour encadrer le phénomène migratoire. Le principe de ces accords est simple : verser de l’argent aux États d’émigration pour la gestion des flux migratoires et pour stimuler l’économie , à l’image des 7.4 milliards promis par l’Union Européenne (UE) au régime égyptien pour 2027.
Au-delà des partenariats établis par les pays européens, la gestion de l’immigration clandestine devient parfois un terrain de confrontations géopolitiques. L’UE craint ainsi l’instrumentalisation des flux migratoires, comme l’a souligné Fabrice Leggeri, ancien directeur de Frontex, qui évoquait le risque que la Biélorussie puisse utiliser l’immigration irrégulière comme « arme géopolitique ». La frontière entre la Pologne et la Biélorussie est en effet un exemple parlant. Des milliers de migrants s’y retrouvent coincés alors même que l’accès des organisations internationales, telles que le Haut-Commissariat de l’ONU, a été refusé en 2021 par les deux États.
Des exemples récents de l’instrumentalisation des migrations clandestines
En 2023, la Finlande avait également annoncé la fermeture de sa frontière avec la Russie face à l’arrivée de centaines de migrants clandestins. Le gouvernement finlandais avait alors accusé Moscou d’acheminer volontairement des migrants sans papiers pour faire pression sur la zone frontalière. La Commission européenne dénonçait alors une « instrumentalisation honteuse » du fait migratoire par le Kremlin. La gestion des migrations clandestines peut donc être instrumentalisée par les États non-européens, qui participent nécessairement à l’encadrement des flux migratoires. La Turquie incarne les deux facettes de la situation en ce qu’elle est à la fois accusée d’utiliser les réfugiés comme levier contre l’Europe tout en participant activement au contrôle des vagues migratoires, allant jusqu’à être qualifiée de « machine à expulsion » par le journal Le Monde.
L’instrumentalisation des flux d’immigration clandestine a donc amené l’Union Européenne à passer des accords avec des Etats étrangers pour contrôler ces mouvements. Un autre champ d’action régulièrement mentionné par les organismes internationaux consiste à mener des campagnes de sensibilisation sur les risques encourus par les migrants lors d’itinéraires clandestins. Cette proposition se heurte néanmoins à deux éléments : les efforts déployés par les passeurs pour encourager les départs et le fait qu’une part des migrations clandestines relève d’une question vitale pour certaines populations.
Sensibiliser pour décourager l’immigration clandestine ?
Les organisations internationales, comme l’Organisation Internationale pour les Migrations, déploient des campagnes de sensibilisation pour tenter de freiner les envies d’immigration clandestine de certaines populations. L’objectif est notamment de faire circuler des témoignages de migrants expulsés ou de favoriser la réintégration nationale de migrants. La campagne Aware Migrants (2016-2023), déployée dans 11 pays africains, aurait ainsi contribué à la sensibilisation d’environ 530 000 personnes en Afrique. Financée par le ministère italien de l’intérieur, avec le soutien d’un ministère allemand et d’un ministère autrichien, cette campagne cherchait à utiliser les lieux de réunion (marchés, écoles etc.) pour sensibiliser le public aux risques de l’immigration clandestine. D’autres initiatives suivent la même logique, comme l’Initiative Conjointe UE-OIM, financée par l’UE, qui accompagne les migrants décidant de retourner dans leur pays d’origine. Lancée en 2016, elle est active dans 26 pays africains et participe activement à la diffusion d’informations pour présenter les réussites de migrants qui décident de lancer des activités économiques dans leur pays d’origine.
Enfin, de nombreuses organisations telles que Telling the real story ou Migrants as messenger donnent la parole à des individus ayant vécu l’immigration clandestine pour qu’ils puissent transmettre leur témoignage à ceux qui souhaitent emprunter la même voie. Ces organismes mobilisent également leurs membres pour produire du contenu, notamment de courtes vidéos, dans lesquelles l’immigration clandestine est explicitement associée à ses risques inhérents. C’est notamment l’un des moyens d’action de Telling the real story, à travers la publication de vidéos courtes sur YouTube, mettant par exemple en scène le naufrage d’un bateau et les difficultés d’identification de ses passagers.
Des campagnes efficaces ?
L’ensemble de ces campagnes d’information semblent néanmoins avoir une efficacité mitigée, difficilement évaluable. Au regard de nombreux retours de terrain, ceux qui décident d’emprunter les voies clandestines sont en effet généralement bien informés des risques encourus. L’acceptation de ces risques varient en revanche de deux manières : soit ils n’ont d’autres choix que d’immigrer pour survivre, soit ils considèrent que les campagnes d’informations sont « biaisées par les objectifs politiques de l’Europe » et donc, décrédibilisées.
En somme, le fait que les campagnes d’information soient financées explicitement par des institutions européennes, ou occidentales, pourrait contribuer à amoindrir l’efficacité des opérations de sensibilisation. L’un des axes de réorientation de ce type de campagnes consiste à mobiliser « Les acteurs locaux qui influencent les perceptions des migrations ». Les réseaux sociaux s’inscrivent dans cette dynamique, notamment grâce à la diffusion de certaines visions de l’immigration irrégulière.
L’immigration clandestine sur les réseaux sociaux : l’exemple du phénomène « haraga »
Le terme « haraga », ou « brûleur » en français, fait référence à « brûler les frontières » ou au fait de brûler ses papiers d’identité une fois en Europe pour éviter l’expulsion. Ce phénomène a fait l’objet d’une étude de Hocine Labdelaoui, professeur d’université à Alger, qui place la « Haraga » comme « la forme actuelle d’émigration irrégulière des Algériens ». Le concept touche plus largement l’ensemble du Maghreb et est très populaire sur les réseaux sociaux, notamment sur Tik Tok qui héberge de nombreux comptes à ce sujet, comme @haraga_XXX ou @haraga_europe_XXX (comptes anonymisés). Ces comptes publient des contenus relatifs à l’immigration irrégulière : traversées en embarcation de fortune, itinéraires de voyage, etc. La popularité du phénomène s’exprime également dans le milieu artistique, avec de nombreuses publications musicales, dont certaines dépeignent l’Haraga comme un risque mortel (voir par exemple Haraga, de Younès et Tif, septembre 2022).
L’haraga est un phénomène déjà ancien. La note du professeur Ladbelaoui date en effet de 2008, le terme s’étant popularisé en Algérie et au Maroc depuis les années 1990. En revanche, il s’est démocratisé sur les plateformes de réseaux sociaux, permettant d’identifier une grande quantité de contenus relatifs à l’immigration clandestine sur TikTok ou Instagram. La popularité de ce phénomène sur les réseaux sociaux concerne également des contenus plus sensibles : notamment ceux publiés directement par les passeurs qui cherchent à faire vivre leur activité criminelle.
Encourager l’immigration, une nécessité pour les réseaux de passeurs
Le rôle des réseaux sociaux ne s’arrête pas à la diffusion du concept de « Haraga », ces plateformes sont également des outils à disposition des réseaux de passeurs pour convaincre les migrants d’emprunter leurs « services ». Les réseaux de passeurs sont structurés de manière à capter, acheminer puis transporter les voyageurs vers l’Europe. Plusieurs fonctions peuvent être identifiées au sein d’un même réseau. Au-delà de ceux qui effectueront le voyage avec les passagers, les réseaux de passeurs comportent généralement des intermédiaires, aussi désignés comme des « promoteurs de voyage » par Abdoulaye Ngom, enseignant-chercheur en sociologie. Ces « promoteurs » sont chargés de convaincre les voyageurs et de le rediriger vers des passeurs qui organiseront alors le voyage contre rémunération. Les intermédiaires jouent donc un rôle clef dans la captation des flux de voyageurs. Ils utilisent les réseaux sociaux pour atteindre et convaincre, cherchant à promouvoir l’efficacité de leurs services.
Les réseaux sociaux, vitrine des passeurs de migrants ?
Pour encourager au départ, les passeurs utilisent les réseaux sociaux pour faire leur « publicité » et avertir des modalités de départ. À titre d’exemple, Arte a publié en avril 2024 une enquête dans laquelle la chaîne contactait des passeurs actifs sur Tiktok. Le documentaire mentionne les prix évoqués par les passeurs en question (de 1700€ à 4000€) et les promesses qu’ils font à leurs abonnés : « passage sûr à 1000% », « traversée en seulement 3h » etc. L’enquête concerne essentiellement la route Calais – Royaume-Uni, mais des contenus similaires peuvent être identifiés pour la Route Afrique du Nord – Espagne, notamment grâce à l’utilisation d’un lexique particulier, auquel appartient le terme Haraga . Infomigrants a également mis en lumière le rôle clef des réseaux sociaux dans le trafic de migrants et l’utilisation de WhatsApp et Facebook par les passeurs de la route Turquie – Grèce. L’avocat syrien Ghazouan Kronfol, résident en Turquie, souligne enfin que « Les pages des passeurs clandestins sur Facebook sont une fenêtre ouverte par le banditisme sur la société. ».
Capture d’écran issue de TikTok illustrant le conducteur d’un bateau transportant vraisemblablement des migrants clandestins, 2023
Le trafic de migrants, une activité criminelle très ancrée en Europe
Europol et Frontex estiment que les bénéfices tirés du trafic de migrants servent à financer d’autres activités illégales, comme le trafic de drogues ou le trafic d’armes. Dans un rapport publié par Europol, 48 groupes criminels parmi les plus dangereux en Union Européenne (UE) se dédient exclusivement au trafic de migrants, impactant 19 pays et de nombreuses nationalités extra-européennes. L’agence européenne rappelle également que plus de la moitié des réseaux les plus dangereux en UE sont présents sur plusieurs « secteurs » d’activités criminelles, le trafic de migrants n’est ainsi qu’une partie de l’activité de ces derniers.
Les réseaux sociaux servent donc d’outils pour encourager mais aussi guider les migrants dans leur trajet, et ce en diffusant du contenu écartant les méfiances et risques liés à l’immigration clandestine. La connexion des trafiquants de migrants avec d’autres réseaux criminels, et leur présence sur les réseaux sociaux, mettent alors en évidence les nouveaux enjeux de renseignement en sources ouvertes pour les forces de sécurité.
Louis Durand
Pour aller plus loin :
- Entre crise migratoire et tentative de déstabilisation, quels facteurs de risques à prendre en compte pour l’UE en Biélorussie ?
- La Turquie dans l’OTAN : un double jeu sur la sellette ?
- Social Listening : L’analyse des réseaux sociaux au service de l’entreprise