La Russie : une industrie de défense en panne ? [4/4]

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui entre désormais dans sa troisième année, a mis en évidence les limites du complexe militaro-industriel russe : baisse des exportations, forte dépendance à ses alliés pour la production nationale, difficultés à innover, etc. Le programme de construction des frégates de premier rang de la classe Admiral Gorshkov, ou projet 22350, avait par exemple pour ambition de remplacer les frégates soviétiques de classe Neutrashimiy et Krivak. L’objectif de modernisation de la marine russe affiché par le Kremlin a cependant dû faire face à de nombreux échecs –  retards à répétition, performances limitées – qui ont conduit à un déploiement de ces frégates loin des théâtres d’opérations.

Une mise en service très fortement retardée 

Quinze années ont séparé la validation du design conceptuel des frégates, en 2003, de la mise en service de la première unité par la marine russe en 2018, marquant un record de retard pour ce type de navire. L’Admiral Gorshkov, mise en cale en 2006, n’a débuté ses essais constructeurs qu’en 2014, avant son intégration en 2018 dans la flotte maritime militaire de Russie (Voïenno-Morskoï Flot ou VMF). Les trois autres frégates de la classe Gorshkov ont connu un délai supérieur à dix ans entre leur mise en cale et leur livraison, comme indiqué dans le tableau ci-dessous.

Frégates de la classe Gorshkov

Classe

Frégate

Mise en cale

Livraison

Gorshkov

Admiral Gorshkov

01/02/2006

28/07/2018

 

Admiral Kasatonov

26/11/2009

21/07/2020

 

Admiral Golovko

01/02/2012

25/12/2023

 

Admiral Isakov

14/11/2013

27/09/2024

Gorshkov 

« améliorée »

Admiral Amelko

23/04/2019

2025 – estimation

 

Admiral Chichagov

23/04/2019

2025 – estimation 

 

Admiral Yumashev

 

Admiral Spiridonov

Le programme a été confié au chantier naval Severnaya Verf, vainqueur de l’appel d’offres lancé par le commandement de la marine russe en 2005. Lors de la mise en cale de l’Admiral Gorshkov en 2006, son entrée dans les VMF était initialement prévue pour 2010. Le plan décennal d’armement russe (GPV) 2011-2020 prévoyait ainsi l’acquisition de dix frégates, avec un objectif à terme de 20 unités opérationnelles sur 15 à 20 ans. L’intégration de nouveaux armements sur les frégates a cependant posé des difficultés majeures, largement sous-estimées, en raison notamment de la volonté des autorités de combiner plusieurs systèmes d’armes innovants sur un navire de grande taille. Les retards du système antiaérien Poliment-Redut ont entravé les essais des frégates tandis que l’installation du missile Tsirkon a nécessité des modifications post-livraison pour les unités Gorshkov, Kasatanov et Golovko. Cette dernière a été livrée le 25 décembre 2023 mais n’a validé ni ses tirs Kalibr ni Tsirkon. Ses essais de Poliment-Redut ont également échoué à la fin de l’année.

Le contexte géopolitique, marqué par la guerre de déstabilisation de l’Ukraine en 2014, a considérablement ralenti la production des frégates. Initialement équipées de moteurs Diesel russes et de turbines à gaz ukrainiennes fournies par Zorya-Mashproekt, les frégates ont vu leur chaîne d’approvisionnement perturbée par l’embargo décrété par l’Ukraine après l’annexion de la Crimée. Un programme de substitution, coûteux et complexe, a cependant été lancé pour développer des turbines à gaz en Russie, rallongeant encore les délais de livraison. Les frégates Admiral Gorshkov et Kasatonov, dotées de turbines ukrainiennes, risquent de rencontrer des problèmes d’approvisionnement en pièces de rechange à long terme.  Une série de six frégates Admiral Grigorovich a été lancée en parallèle pour compenser les retards, mais seulement trois furent achevées en raison de l’embargo sur les turbines ukrainiennes après 2014.

Des déploiements laborieux, loin des théâtres d’opération

Privées d’accès aux détroits Bosphore et des Dardanelles suite à la décision turque de fermer l’accès aux navires militaires, les frégates Gorshkov n’ont pas été mobilisées en Ukraine. Le déploiement de la frégate Gorshkov en 2024 illustre les limites opérationnelles de ce programme. Si elle a mené un exercice conjoint avec le SNA Kazan dans les Caraïbes pour afficher un soutien à Cuba et au Venezuela, ses activités ont principalement relevé de protocoles diplomatiques et commerciaux, plutôt que d’opérations militaires. Entrée en service le 25 décembre 2023, la frégate Admiral Golovko a quant à elle attendu jusqu’au 1er novembre 2024 pour effectuer son premier déploiement en Atlantique. Son maintien prolongé en mer de Barents,  pendant près d’un an, serait dû à un manque de préparation et de capacités opérationnelles.

FFGH Golovko (à gauche) et EV Jacoubet (à droite) lors du transit du TG russe dans la ZAR française.

En 2024, la frégate Admiral Kasatonov n’aurait toujours pas effectué de déploiement. De son côté, l’Admiral Isakov, destinée à la mer Noire lors de sa construction en 2013, sera finalement intégrée à la flotte du Nord, les détroits turcs restant inaccessibles.

Bien que conçues pour intégrer les missiles de nouvelle génération Oniks, Kalibr et Tsirkon, les frégates Gorshkov peinent à démontrer une maîtrise opérationnelle de ces armements. L’Admiral Kasatanov, après un long rétrofit achevé en novembre 2023, n’a toujours pas validé de tir de missile Tsirkon et n’a réalisé qu’un seul tir de Kalibr avant son admission au service actif en juillet 2020.  La frégate Admiral Golovko aurait réalisé son premier tir de validation Kalibr le 10 septembre 2024 puisqu’elle avait été délivrée à la marine russe sans avoir validé ce système d’arme. Cette dernière n’aurait pas non plus effectué de test de tir du missile Tsirkon pour le moment. Enfin, l’Admiral Isakov, mise à l’eau le 27 septembre 2024, semble peu susceptible de valider ses systèmes d’armes à court terme.

Les nombreux retards de livraison et les problèmes liés à l’intégration des systèmes d’armement entachent la crédibilité des frégates de la classe Gorshkov, censées moderniser une flotte russe vieillissante. Ces difficultés remettent également en question la viabilité du discours sur le futur des investissements dans la marine russe. Lors de l’entrée en service de la frégate Admiral Golovko le 25 décembre 2023, Vladimir Poutine avait effectivement exprimé son souhait de voir plusieurs corvettes équipées du missile Tsirkon rejoindre la flotte russe d’ici à 2035. Toutefois, des experts doutent de la capacité de la Russie à produire simultanément ces missiles et les navires correspondants en un peu plus d’une décennie.

Lors de la mise en service de la frégate Admiral Golovko le 25 décembre 2023, le président russe Vladimir Poutine a assuré vouloir voir plusieurs corvettes équipées du missile Tsirkon entrer dans la marine russe à l’horizon 2035. Or, selon plusieurs experts, il semble peu probable que la Russie soit capable de construire simultanément ces missiles et les navires capables de les embarquer en un peu plus de dix ans. Malgré l’ampleur de la communication autour des tirs du Tsirkon en 2021, qualifiés par Vladimir Poutine d’ « un évènement majeur non seulement pour les forces armées, mais aussi pour toute la Russie », l’absence d’engagement opérationnel depuis ces essais pose des questions sur la performance réelle du missile ou sur son intégration dans les frégates Gorshkov.

Les frégates de classe Gorshkov, un symptôme des problèmes structurels de la marine russe 

Vieillissement des infrastructures de production

La flotte de haute mer russe est encore imposante, mais elle frôle l’obsolescence généralisée. En effet, elle demeure aujourd’hui très majoritairement formée par des unités navales héritées de l’époque soviétique. Le porte-avions Admiral Kuznetsov, les croiseurs nucléaires Kirov, les croiseurs conventionnels Slava ou encore les destroyers des classes Udaloy et Sovremenny ont tous été admis au service entre 1985 et 1998, ce qui provoque aujourd’hui l’amputation de la moitié de la flotte navale du fait d’une maintenance et d’une modernisation indispensables.

Les chantiers navals russes souffrent également de l’héritage de cette époque, avec des infrastructures datant de l’ère soviétique qui n’ont pas été modernisées. Le chantier Severnaya Verf, bien qu’étant l’un des piliers de la construction navale russe, illustre parfaitement ces limites. La « Stratégie de développement du secteur des constructions navales jusqu’en 2035 », publiée en 2018 par le ministère russe de l’Industrie et du Commerce, souligne la vétusté des équipements, le manque de financement et l’inefficacité organisationnelle qui paralysent l’industrie. Ces problèmes se sont traduits par des accidents notables, comme l’incendie de la corvette Provorny en décembre 2021, qui a encore terni la réputation de Severnaya Verf.

Les infrastructures vieillissantes ont été un frein à l’évolution technologique. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, une partie des installations de production essentielles à la construction navale est restée en Ukraine. Cette perte a significativement affecté les capacités de production russe, limitant leur aptitude à concevoir et construire des navires de grande taille. Malgré les ambitions de construire de nouveaux porte-avions et destroyers nucléaires, la Russie se retrouve à devoir réduire ses objectifs à des navires plus petits, comme des frégates et corvettes.

Lenteur des projets de substitution technologique

Avant 2014, la Russie dépendait fortement de fournisseurs étrangers pour des composants clefs. Les turbines à gaz ukrainiennes évoquées plus tôt constituaient un élément vital de la propulsion des frégates de classe Gorshkov. L’annexion de la Crimée en 2014 et l’embargo ukrainien qui en a suivi ont contraint la Russie à initier des programmes de substitution technologique coûteux et lents. Cette transition a entraîné des retards substantiels dans la construction des navires et a limité la disponibilité des systèmes de propulsion adaptés. Les avancées technologiques rapides des quinze dernières années n’ont pas été intégrées dans l’industrie russe. Les chantiers navals, comme Severnaya Verf, continuent d’utiliser des processus de conception et des outils obsolètes. Les programmes visant à moderniser ces infrastructures ont été sous-financés ou mal coordonnés. Ainsi, les nouvelles technologies, essentielles à la production navale, tardent à être déployées efficacement.

Carence en main-d’œuvre qualifiée

Malgré une main-d’œuvre historiquement formée et compétente, la Russie fait face à une pénurie croissante de personnel qualifié dans le secteur naval. Le vieillissement de la population active, combiné à un manque de renouvellement des générations, a fortement compromis les capacités de production. Les coûts plus élevés de cette main-d’œuvre par rapport à d’autres pays ont en outre limité la compétitivité de l’industrie navale russe. Ce déséquilibre est aggravé par des politiques de modernisation qui priorisent l’investissement dans la flotte au détriment des chantiers navals. Les nouveaux programmes allouent nominalement des fonds à la modernisation des infrastructures, mais ces efforts restent insuffisants face à l’ampleur des besoins. En conséquence, les délais de construction s’allongent et les projets comme celui des frégates Gorshkov peinent à aboutir.

Une flotte en pleine transition

Les ambitions initiales de la marine russe pour le projet 22350/22350M, prévoyant la construction de 15 à 18 frégates pour équiper les théâtres de l’Arctique, de l’Atlantique et de la Méditerranée, ont été révisées à la baisse. Le manque de financement et les délais de construction prolongés ont réduit cet objectif à huit frégates, dont seules quatre ont été livrées à ce jour. Malgré les efforts entrepris pour moderniser la marine, les limites structurelles de l’industrie navale russe compromettent la réalisation de ses ambitions. Les frégates de classe Gorshkov, à l’origine destinées à symboliser le renouveau de la flotte, incarnent aujourd’hui les défis persistants auxquels la Russie doit faire face dans le domaine maritime. En privilégiant les sous-marins nucléaires et les missiles de croisière, elle cherche à compenser une flotte de surface affaiblie et à maintenir son influence. Cette orientation révèle cependant une position délicate, où ambitions globales et contraintes opérationnelles s’entrechoquent. 

Paul Chatelin et Jeanne Mansanti

Pour aller plus loin :