L’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui entre désormais dans sa troisième année, a mis en évidence les limites du complexe militaro-industriel russe : baisse des exportations, forte dépendance à ses alliés pour la production nationale, difficultés à innover, etc. Malgré une certaine résilience, son industrie de défense affiche aujourd’hui des faiblesses structurelles, qui compromettent sa capacité à soutenir un effort de guerre prolongé en Ukraine.
L’armée russe a perdu près de 19 000 équipements depuis février 2022, dont environ 3 500 chars et 5 000 véhicules d’infanterie. En réponse, le Kremlin a intensifié la mobilisation de son industrie de défense. Les dépenses militaires atteignaient ainsi 10 800 milliards de roubles en 2024, soit près de 40 % du budget national. Pour soutenir cet effort de guerre, le gouvernement a donc réorienté une partie de son économie civile, forçant de nombreuses entreprises à se consacrer à la production d’équipements militaires.
De manière générale, l’industrie militaire russe semble posséder certains atouts : des réserves considérables, une centralisation administrative mais aussi la possibilité d’imposer des priorités stratégiques sur l’ensemble du territoire. La Russie est également capable de produire en masse du matériel, et ce bien plus rapidement que l’Ukraine (que ce soit par sa propre production ou par les livraisons de pays alliés). Pourtant, les capacités militaires russes affichent des signes évidents de faiblesse, notamment en raison d’une surestimation des ressources disponibles et d’une difficulté à produire du matériel moderne.
Du matériel hérité de l’ère soviétique
Le complexe militaro-industriel russe repose en grande partie sur les acquis de l’ère soviétique. À cette époque, l’industrie militaire était conçue pour satisfaire des besoins colossaux, avec une production en masse des équipements. Ce stock, en grande partie inutilisé durant des décennies, a été remis en état dans les années 2010 et est aujourd’hui utilisé dans le cadre de la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, c’est donc entre 80 et 85 % de l’arsenal russe qui est constitué de matériels datant de cette période, principalement des véhicules terrestres et des systèmes d’artillerie dont l’âge varie entre 20 et 60 ans.
Si ces réserves sont encore nombreuses, la production de matériaux modernes est faible. Ainsi, 80 à 90 % des véhicules récemment mis en service étaient des modèles anciens remis en état. Ce problème se manifeste également dans le domaine de l’artillerie, où la Russie peine à remplacer les pièces perdues au combat. Les armements modernes, lorsqu’ils sont produits, sont souvent limités à des secteurs spécifiques tels que l’aviation, les systèmes de défense antiaérienne, les drones et les systèmes de guerre électronique. En conséquence, l’infanterie et l’artillerie russes continuent de dépendre d’équipements vieillissants, souvent inadaptés aux exigences de la guerre moderne. Autre exemple parlant : près de 45 % des pertes russes concernent désormais des véhicules civils adaptés à des usages militaires (camionnettes, 4×4 ou même voiturettes de golf).
Pertes véhicules civils, Andrew Perpetua, 3 septembre 2024
L’artillerie russe : une dépendance historique
Historiquement, la production de canons d’artillerie en Russie s’appuyait sur des technologies importées, d’abord des États-Unis dans les années 1930, puis d’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. L’effondrement des chaînes d’approvisionnement a entraîné une perte d’accès à ces technologies. Pour compenser, les soldats russes ont commencé à démonter des canons d’anciens systèmes d’artillerie afin de récupérer des pièces et de les réutiliser. Environ 4 800 canons ont été remplacés de cette manière depuis le début de l’année.
Parallèlement, la Russie perd chaque mois entre 150 et 200 pièces d’artillerie, dont une part croissante concerne des calibres inférieurs à 120 mm, ce qui témoigne d’une utilisation réduite de systèmes plus puissants. Quant à l’augmentation de la fréquence de tirs d’artillerie par le pays, elle est majoritairement soutenue par les approvisionnements en munitions en provenance de la Corée du Nord. Cependant, cet usage intensif entraîne une usure rapide des canons, canons que l’industrie russe ne parvient plus à produire à un rythme suffisant. Actuellement, seules deux usines en Russie, Motovilikha Plant et Barrikady, possèdent les moyens de production nécessaires pour fabriquer des canons d’artillerie. Cependant, avec un rythme de production estimé à une centaine de canons par an, elles ne peuvent satisfaire les besoins massifs de l’armée russe, qui se chiffrent par milliers.
La question des munitions
Entre 2014 et 2022, la production de munitions pour l’artillerie à canon et à roquettes n’a cessé d’augmenter, pour atteindre un total de 733 260 obus et 15 727 roquettes produits (soit un total de 748 987) en 2021. En 2024, la Russie produirait des obus d’artillerie trois fois plus rapidement que les alliés occidentaux de l’Ukraine, et ce pour un prix bien plus dérisoire. Pourtant, la Russie a vu ses stocks de munitions se réduire en raison de la faible précision de ses obus et roquettes. Elle a donc dû chercher des solutions extérieures pour maintenir son effort de guerre. Pour cela, elle s’est tournée vers des pays en marge de la communauté internationale, tels que l’Iran et la Corée du Nord, pour reconstituer ses stocks d’armes et de munitions.
En août 2024, l’Iran a fourni à la Russie plusieurs centaines de missiles balistiques Fath-360. La Russie a également reçu des munitions nord-coréennes, bien que la qualité de ces dernières soit jugée médiocre. Selon des responsables ukrainiens, environ 50 % des obus envoyés par la Corée du Nord seraient ainsi défectueux. En juin 2024, Séoul avait détecté au moins 10 000 conteneurs envoyés de Corée du Nord vers la Russie, ces derniers pouvant contenir jusqu’à 4,8 millions d’obus d’artillerie. Sur le plan interne, la Russie rencontre d’importantes difficultés à augmenter sa production domestique. Le manque de main-d’œuvre qualifiée constitue un obstacle majeur. Par exemple, Uralvagonzavod, le principal fabricant de chars du pays, a été contraint de recruter 250 détenus pour combler ses besoins en personnel.
L’aviation militaire en déclin
En mai 2024, la Russie possédait un total de 4 255 avions militaires. En 2022, les forces aérospatiales russes ont reçu 29 nouveaux avions et avions modernisés, 26 en 2023. Au cours des six premiers mois de 2024, 10 nouveaux avions de combat et d’entrainement supplémentaires ont été intégrés aux forces russes.
Bien que la production d’aéronefs se poursuive, elle demeure à un niveau insuffisant, empêchant la Russie de compenser pleinement les pertes aériennes subies sur le front en Ukraine. Le complexe militaro-industriel russe n’a ni réussi à atteindre un nouveau taux de production d’avions de combat, ni à augmenter ou à élargir sa gamme au cours des dernières années. De plus, un quart des avions militaires russes Il-76MD-90A, entrés en opération en 2022-2023 sont tombés en panne à cause de pièces de rechange de mauvaise qualité. L’usine BLMZ aurait en effet acheté des pièces ne répondant pas aux exigences du ministère de la Défense russe auprès d’un fabricant inconnu, avant de les fournir à Aviastar SP. Cinq des dix-huit avions de transport de troupes et de marchandise ont été contraints de rester au sol en raison de problèmes de train d’atterrissage.
En outre, l’aviation militaire russe souffre d’une forte dépendance aux conceptions soviétiques. Contrairement aux forces terrestres, qui disposent encore d’importants stocks d’équipements réhabilités, la plupart des avions russes, tels que les Su-25, Su-27 et leurs versions modernisées (Su-30, Su-35) proviennent principalement de cette époque. La dépendance de 70 à 80 % aux machines-outils rend l’accès aux technologies nécessaires à la fabrication d’avions modernes extrêmement difficile. Bien que la Russie tente de contourner ces restrictions en se tournant vers des machines d’occasion via des pays comme la Turquie et la Chine, la qualité et la fiabilité de ces équipements restent incertaines. Cette situation a conduit à un très large retard de projets structurants, comme c’est le cas avec l’avion-radar A-100.
Chars : une armée de blindés vieillissants
Au cours de la première année de la guerre, 85 % des chars envoyés au front étaient des modèles T-72, T-62 et T-55. En février de cette année, la Russie disposait d’environ 3 200 chars en stock. Il est cependant estimé que jusqu’à 70 % d’entre eux pourraient être en très mauvais état en raison d’un stockage inadéquat depuis le début des années 1990.
Le T-90M, élément central des forces blindées russes, ne dispose pas d’un système de stabilisation équivalent aux chars occidentaux, permettant notamment d’ouvrir le feu en mouvement. Cela le rend particulièrement vulnérable aux menaces environnantes comme les drones ou les missiles anti-char. Ses viseurs et ordinateurs de conduite de tir (permettant aux chars de combattre la nuit ou en présence de fumée) sont également moins efficaces que les chars occidentaux. Des progrès avaient pourtant été réalisés grâce à l’importation de caméras thermiques Thales, dont la vente a cessé suite à l’invasion de la Crimée en 2014.
L’assemblage de nouveaux chars, mais aussi la réparation des anciens, deviennent de plus en plus difficiles en raison des problèmes d’approvisionnement. La Russie remplace ainsi les canons usés des obusiers automoteurs par des canons d’anciens obusiers tractés. Selon l’analyste OSINT Richard Vereker, environ 4 800 canons avaient été remplacés au début de cette année, dont 7 000 canons seraient encore en stock. Cette utilisation massive d’armements rend la Russie encore plus dépendante des approvisionnements de la Corée du Nord et de l’Iran, car les munitions M-46 de 130 mm ne sont produites que par des entreprises de ces pays. En ce qui concerne les nouveaux types d’armement russe, comme le char Armata, leur production n’a jamais été réalisée en masse.
Une industrie résiliente malgré tout ?
Presque trois ans après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, force est de constater que la Russie parvient toujours à poursuivre la guerre en adaptant constamment son appareil militaire. Le Kremlin a su, avec des succès variables, mobiliser rapidement des réservistes, employer des sociétés militaires privées, maintenir la production industrielle pour les systèmes militaires de base ou encore militariser fortement l’espace public et médiatique en faveur de l’effort de guerre.
En mai, la restructuration de l’industrie de défense russe a reçu un nouvel élan avec la nomination de l’économiste Andrei Belousov à la tête du ministère de la Défense. En juin, la centralisation de la coordination de l’effort de guerre a quant à elle été placée sous l’autorité du Conseil de sécurité. Si la modernisation et la réutilisation de ces vieux stocks ont permis de maintenir l’effort militaire jusqu’à présent, la question de la durabilité de cette approche se pose toujours. En effet, la Russie devient de plus en plus dépendante aux importations des pays étrangers mais peine aussi à innover.
Kenza Lemkadmi
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