Depuis plusieurs années, de nombreuses multinationales font l’objet de boycotts liés à des accusations de discrimination ou à des controverses politiques, notamment pour leur soutien perçu à Israël. Les polémiques rencontrées par Starbucks mettent en lumière la pertinence, plus ou moins avérée, des stratégies adoptées par l’entreprise pour faire face aux campagnes de dénigrement.
Un cas de discrimination raciale aux États-Unis
L’affaire débute le 12 avril 2018, à Philadelphie. Deux hommes noirs, Rashon Nelson et Donte Robinson, se rendent dans un Starbucks – grande enseigne américaine de cafés employant plus de 380 000 personnes. Rien qu’en 2023, l’entreprise signait un chiffre d’affaires d’environ 36 milliards de dollars. Alors que l’un des deux hommes se rend aux toilettes, le manager du café lui en refuse l’accès au motif que seuls les clients peuvent s’y rendre. Peu après, le manager se rend à la table des deux hommes, qui attendent une réunion de travail sans pour autant consommer. Il demande s’ils ont besoin d’aide, leur signifie qu’ils doivent quitter les lieux. La situation s’aggrave ensuite : des policiers pénètrent dans le café et procèdent à l’arrestation des deux hommes, qui n’opposent aucune résistance.
L’accident, au relent de discrimination raciale, choque, mais n’étonne pas dans l’Amérique pré-George Floyd. Pour autant, un client qui a filmé la scène va la publier sur les réseaux sociaux. La toile s’enflamme. Le Starbucks en question tente de se défendre, arguant que la politique de l’établissement refuse l’accès aux toilettes aux personnes ne consommant pas. Le commissaire de police de la ville, Richard Ross, lui-même afro-américain, défend à son tour ses hommes en prétextant que Nelson et Robinson ont fait preuve de résistance pendant leur arrestation. L’affaire prendra de l’ampleur avec son relai en masse sur les réseaux sociaux. À Philadelphie, une manifestation a lieu devant l’enseigne tandis qu’un boycott national se met en place. Les deux victimes, qui enchainent les interviews sur les grandes chaînes du pays, deviennent le visage des discriminations quotidiennes que subissent les minorités aux États-Unis.
Des excuses publiques pour calmer la polémique
Starbucks fait des excuses publiques par le biais des médias sociaux et d’internet en publiant des déclarations écrites ainsi que des vidéos. La réponse initiale de l’entreprise est publiée sur son site Web, tandis qu’une version abrégée est téléchargée sur Twitter le 14 avril. Le lendemain, une vidéo d’excuses du PDG de Starbucks, Kevin Johnson, à Nelson et Robinson, les deux victimes, est publiée. Il se rend ensuite à Philadelphie pour leur demander personnellement pardon et pour rencontrer les responsables de la ville. L’entreprise procède ainsi à des excuses générales (« We apologize ») par la voix de son PDG. Elle ne se défend pas en reportant la faute sur l’employé à l’origine du scandale. Via une mise en scène médiatique, des excuses sont ensuite adressées aux responsables de la ville et aux deux victimes.
L’entreprise va ensuite modifier sa politique d’accès, permettant désormais à quiconque d’utiliser les cafés et leurs toilettes, cela même sans consommer. Le but est alors d’éviter un potentiel biais concernant les permissions accordées aux non-consommateurs qui viennent dans l’établissement, notamment pour l’accès aux toilettes. En permettant à n’importe qui d’y aller, il ne devient plus possible d’arguer que seuls les blancs y sont autorisés. Cette réaction de l’enseigne témoigne donc de son anticipation quant à la possibilité d’autres accusations de cette nature, en insinuant que chacun, sans exception, est le bienvenu.
La formation sur les préjugés raciaux
Le 29 mai 2018, une demi-journée de sensibilisation est organisée pour les 175 000 salariés américains de Starbucks, avec une formation sur les préjugés raciaux. À cette occasion, les employés reçoivent des guides, travaillent individuellement et en groupe avec leurs collègues. Les groupes discutent de la signification des préjugés et sont invités à réfléchir aux thèmes de l’identité et de la race. Ils envisagent également différents scénarios susceptibles de créer des réactions biaisées chez les consommateurs. M. Johnson déclare que la formation « n’est qu’une étape dans un voyage qui exige le dévouement de tous les niveaux de notre entreprise et des partenariats dans nos communautés locales ». Au total, la fermeture des magasins aura coûté à Starbucks 16,7 millions de dollars de ventes perdues, les 8 000 cafés de la chaîne ayant fermé leurs portes le temps de cette courte formation.
Finalement, les initiatives de l’enseigne Starbucks ont plusieurs objectifs : faire en sorte qu’un tel incident ne se reproduise plus ; montrer que l’entreprise se soucie de la question raciale et qu’elle a conscience du sujet majeur qu’elle représente au sein de la société américaine ; elle montre enfin son repentir. Il s’agit bien entendu de donner vie à ces différents objectifs, mais le doute plane autour de l’efficacité réelle de l’initiative de Starbucks. La déclaration du PDG de l’enseigne rend d’ailleurs compte de l’insuffisance de l’action d’un point de vue pratique. En matière de communication, cependant, cette campagne marque bel et bien les esprits.
Les gains pour Starbucks et la réaction du public
Le cours de l’action de la société ne se trouve pas affecté. Le sacrifice de 16,7 millions de dollars pour contrôler la crise s’avère donc être un bon investissement d’un point de vue financier. La réaction du public est, quant à elle, mitigée : d’un côté, Starbucks est salué par le public pour son effort de sensibiliser ses employés à la question raciale. L’opinion apprécie également les excuses du PDG et la modification de la politique relative aux toilettes, estimant que ces mesures démontrent l’engagement de l’entreprise à lutter contre le racisme. Andrew D. Gilman, président de la société de gestion de crise CommCore Consulting Group, qualifie « d’énorme déclaration » la décision de fermer les magasins pour une formation sur les préjugés raciaux.
D’autres personnes critiquent cependant la réponse de Starbucks, la jugeant insuffisante ou hypocrite. Elles estiment en effet que les excuses de l’entreprise ne sont pas sincères, que la formation sur les préjugés raciaux est une mesure de façade et que l’entreprise ne s’est pas suffisamment attelée à agir face aux causes profondes du racisme. Certains employés de Starbucks déplorent que la journée de sensibilisation ne soit pas plus interactive et pratique, la qualifiant de « spray and pray » dans la mesure où il s’agit seulement d’une session unique et donc inefficace.
Des insuffisances dans la réponse de Starbucks
Plusieurs insuffisances peuvent être relevées dans le système de réponse de Starbucks. La crise éclate en 24 heures, au cours desquelles 520 000 tweets sont partagés par 282 302 utilisateurs différents. Le surlendemain, soit le 14 mai, le nombre de partages atteint son pic. Or, la réponse de Starbucks n’est publiée que le 14 au soir, alors que l’appel au boycott est déjà lancé depuis plusieurs heures sur les réseaux sociaux. L’entreprise apparaît donc comme dépassée par les évènements et ne peut que demander pardon, sans préparation en amont. Une veille aurait sans doute permis de repérer la vidéo, de prendre la mesure de sa viralité, et donc d’anticiper son action face à la crise. En outre, la première réponse du PDG de l’enseigne est vague. Il promet de « régler la situation », mais sans mesure concrète. Dix jours plus tard, l’activité sur Twitter autour de Starbucks est encore six fois supérieure à la moyenne.
Un nouveau boycott depuis la guerre à Gaza
Peu après le début de la guerre en Palestine, une nouvelle polémique autour de Starbucks commence à enfler sur les réseaux sociaux. L’enseigne a en effet intenté un procès contre le syndicat Workers United qui a utilisé son nom et son logo pour poster un tweet de solidarité à l’égard des Palestiniens. S’ensuit une rumeur selon laquelle l’ancien dirigeant de Starbucks, Howard Shultz, aurait financé l’État d’Israël. Sans que la rumeur ne soit prouvée, l’enseigne se retrouve sur des listes recensant les multinationales qui financeraient l’armée israélienne.
L’entreprise tente pourtant de se défendre par un message publié sur son site officiel : « Notre position reste inchangée. Starbucks représente l’humanité. Nous condamnons la violence, la perte de vies innocentes et tout discours haineux et instrumentalisé. […] Nous n’utilisons pas nos bénéfices pour financer des opérations gouvernementales ou militaires […]. » Mais sa campagne de communication ne suffit pas à contrer les fortes accusations à son égard. Certains cafés sont la cible de vandalisme, et ses ventes, bien que toujours élevées, sont moins positives que prévu. Laxman Narasimhan, PDG de Starbucks, doit revoir à la baisse ses prévisions pour l’année 2024, avec une hausse de 4 à 6 % de chiffre d’affaires contre 5 à 7 %, pour l’année précédente. L’entreprise devrait ainsi perdre une douzaine de milliards de dollars de capitalisation boursière à Starbucks en vingt jours, soit un peu plus de 9% de sa valeur. Contrairement à l’affaire Nelson-Robinson, Starbucks n’a pas su répondre efficacement à cette nouvelle polémique. Elle a sous-estimé la gravité et la sensibilité du sujet, mais surtout les conséquences de la désinformation de masse sur les réseaux sociaux. Les moyens mis en place étaient donc trop maigres, les réactions trop tardives. La réputation de l’enseigne demeure aujourd’hui entachée.
Léonard Oger et Benoît Bottineau pour le club influence de l’AEGE
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