Après plus de vingt ans de négociations, l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur a franchi une nouvelle étape. Le 6 décembre, Ursula von der Leyen a en effet annoncé la finalisation du texte. Tandis que l’Assemblée nationale votait contre l’accord, la Commission européenne, seule détentrice du mandat, le qualifiait d’« ambitieux et équilibré ». La FNSEA et les Jeunes Agriculteurs ont dénoncé une « trahison » envers les agriculteurs européens, accusant Bruxelles de profiter de l’absence de gouvernement à Paris. « Nous continuerons à défendre sans relâche notre souveraineté agricole », avait tweeté l’Élysée au moment où l’avion de la Commission européenne se posait à Montevideo. Mais la France en est-elle seulement capable ?
D’abord signé le 28 juin 2019, avec une nouvelle version du texte officialisée le 7 décembre dernier, l’objectif de l’accord est d’établir une zone de libre-échange entre l’Union européenne (UE) et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay et Bolivie). Cet accord s’inscrit dans un cadre d’association plus large, qui prévoit notamment un volet politique, mais aussi une coopération renforcée sur les questions de migration, de recherche, d’éducation, etc. Si les piliers de « dialogue politique et coopération » ne suscitent guère de contestations, c’est bien loin d’être le cas du volet commercial.
Un accord ambitieux
Cet accord est l’un des projets les plus ambitieux jamais réalisés par l’Union européenne en matière de libre-échange. En éliminant progressivement presque tous les droits de douane entre les deux blocs, il a pour objectif de créer l’une des plus grandes zones de libre-échange au monde : un marché de 780 millions de consommateurs avec des échanges annuels estimés à environ 45 milliards d’euros.
Pour que ces objectifs se réalisent, l’UE est prête à accorder de nombreuses concessions aux pays du Mercosur. Ainsi, l’accord prévoit la suppression de 4 milliards d’euros par an de droits de douane sur les produits agricoles, les vins et spiritueux, l’automobile et d’autres produits. Par exemple, la viande bovine sera concernée par un nouveau quota de 99 000 tonnes avec un droit de douane à 7,5%. Le contingent Hilton (contingent d’importation de pièces nobles issues de jeunes mâles engraissés à l’herbe) verra également disparaitre son droit de douane, cette fois pour un volume de viande bovine atteignant les 45 000 tonnes. L’accord prévoit aussi la suppression des droits de douane sur 60 000 tonnes de riz et 180 000 tonnes de sucre. À ces volumes s’ajoutent la réduction ou la disparition des droits de douanes sur d’autres produits tels que la volaille, la viande porcine ou encore le miel.
En contrepartie, le Brésil et l’Argentine s’engagent à lever les taxes à l’exportation sur le cuivre, l’aluminium ou encore le nickel. Les produits européens, comme les voitures, les biscuits et les boissons, verront aussi une réduction des taxes appliquées dans les pays du Mercosur. Cette logique, souvent résumée par l’expression « cars for cows », nourrit les critiques des opposants. Ces derniers pointent un déséquilibre entre les bénéfices économiques, qui concernent davantage certains pays (comme l’Allemagne), et les risques globaux pour les filières agricoles européennes.
Une agriculture européenne pénalisée
La première version de l’accord, présentée en 2019, avait été abandonnée sous la pression de la France. Cette nouvelle version, dont l’intégralité n’a pas encore été publiée, intègre de nouveaux volets : respect des accords de Paris, engagement en faveur de l’arrêt de la déforestation et clauses de sauvegarde. Malgré ces quelques concessions, l’accord est encore loin de faire l’unanimité.
Plusieurs filières estiment ainsi que la concurrence des produits sud-américains, proposés à des prix généralement inférieurs, menace gravement la survie économique du secteur agricole. Les principaux syndicats, tels que la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et les Jeunes Agriculteurs, dénoncent une situation de « concurrence déloyale ». Dès 2018, Christiane Lambert, alors présidente de la FNSEA, avait mis en garde contre les conséquences de cet accord, déclarant : « Ce projet pourrait entraîner la disparition de milliers d’élevages français. »
Selon elle, le texte favorise largement les grandes exploitations industrielles sud-américaines, qui échappent en grande partie aux normes environnementales et sanitaires en vigueur en Europe. Le risque est d’autant plus grand que l’accord ne prévoit pas de « clauses miroirs », soit des mesures qui consistent à imposer une réciprocité entre les normes de production de deux pays.
Des produits importés qui ne respectent pas les normes sanitaires et environnementales
Dans l’accord tel qu’il a été signé, les produits importés du Mercosur ne seraient donc pas soumis aux normes de l’UE, notamment en matière d’utilisation de pesticides, de pratiques d’élevage intensif ou encore de production d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Par conséquent, des produits tels que le poulet traité aux antibiotiques ou le maïs OGM pourraient pénétrer les marchés européens. Cet accord de libre-échange risquerait de faire des travailleurs des secteurs agricoles et agroalimentaires les principales victimes d’une concurrence déloyale, en ouvrant le marché à des produits importés à bas coût provenant de pays aux normes sociales et environnementales nettement moins strictes.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que l’ouverture du marché de la viande bovine va à l’encontre des objectifs européens de réduction du cheptel et des émissions de gaz à effet de serre (GES). Bien que les accords de Paris concernent uniquement les émissions produites nationalement, l’ouverture aux marchés sud-américains risquerait de compromettre des objectifs globaux de réduction des GES. À l’instar de sa stratégie visant à produire des véhicules thermiques pour l’exportation, l’Union européenne semble donc prête à tolérer l’importation de viande issue de modes de production bien plus polluants.
De plus, l’augmentation de la production de viande bovine destinée à l’exportation pourrait aggraver la déforestation en Amazonie, d’environ 5% par an au cours des six premières années suivant la mise en œuvre de l’accord. Les exportateurs sud-américains devront certes signer une charte sur l’honneur affirmant qu’ils ne participent pas à la déforestation de l’Amazonie, mais l’absence d’un véritable mécanisme dissuasif interroge. Aujourd’hui, l’Union européenne paraît donc incapable de garantir une politique environnementale cohérente et peine à rassembler ses États membres.
En France : une opposition transpartisane
Dès janvier 2024, la France a annoncé qu’elle ne soutiendrait l’accord que sous certaines conditions. Ces conditions incluent la mise en œuvre effective de l’Accord de Paris sur le climat, le respect des normes environnementales et sanitaires, ainsi que l’insertion explicite du principe de précaution dans l’accord, en particulier le principe de réciprocité. De plus, la France exige la protection des secteurs susceptibles de souffrir des conséquences de l’accord, notamment certaines filières agricoles et alimentaires, avec une clause de sauvegarde spécifique.
La majorité de la classe politique, toutes tendances confondues, s’oppose donc à l’accord dans sa version actuelle. Plus de 600 parlementaires ont ainsi signé une tribune pour dénoncer un texte qu’ils jugent incompatible avec les critères démocratiques, économiques, environnementaux et sociaux établis par l’Assemblée nationale et le Sénat. Le gouvernement partage également cette position et a exprimé son rejet de l’accord. Michel Barnier, Premier ministre, a demandé à la Commission européenne de renégocier certaines clauses spécifiques afin de garantir le respect des normes européennes.
La société civile se mobilise elle aussi. Des associations écologistes, des organisations interprofessionnelles agricoles telles qu‘Interbev, Anvol et Intercéréales, ainsi que des syndicats, dénoncent les risques que cet accord pourrait représenter pour l’environnement et la souveraineté alimentaire. Des mouvements de protestation ont été organisés dans tout le pays depuis le lundi 18 novembre et devraient s’intensifier maintenant que les négociations ont été conclues.
Quelles marges de manœuvre pour la France ?
Si l’Union européenne poursuit activement ses efforts pour finaliser l’accord avec le Mercosur, porté notamment par des pays comme l’Allemagne et l’Espagne, la signature de l’accord reste conditionnée par les équilibres de pouvoir entre la Commission européenne et les États membres. En effet, l’accord ne pourra entrer en vigueur sans une ratification complète. Cette étape s’annonce complexe en raison des volets non commerciaux de l’accord, qui touchent des domaines relevant de la compétence des États membres. Cela impliquerait une procédure de ratification élargie, exigeant l’unanimité des 27 membres de l’UE, suivie d’une approbation par le Parlement européen et par les parlements nationaux de chaque pays membre. Une telle configuration donnerait à la France la possibilité d’utiliser son veto pour bloquer l’accord.
Or, pour contourner cela, la Commission européenne pourrait aussi envisager de scinder le texte en deux parties. Le volet commercial, tombant sous la compétence exclusive de l’UE, pourrait alors être ratifié par un vote à la majorité qualifiée. Ce mécanisme nécessiterait l’aval d’au moins quinze pays représentant 65 % de la population européenne, privant ainsi la France de son droit de veto. Le volet de coopération, moins prioritaire, pourrait donc être abandonné ou traité séparément.
Dans ce cas de figure, la France devra constituer une minorité de blocage en ralliant au moins quatre États membres représentant plus de 35 % de la population de l’UE. Cependant, Paris semble bien isolé dans cette démarche. Bien que des pays comme l’Autriche, la Pologne, les Pays-Bas ou l’Irlande partagent certaines préoccupations, leur poids combiné reste insuffisant pour empêcher un vote favorable.
Les prochaines étapes
Alors que le chancelier allemand Olaf Scholz s’est réjoui de la conclusion des négociations, Sophie Primas, ministre déléguée au Commerce extérieur, a rappelé qu’ « aujourd’hui n’est clairement pas la fin de l’histoire. Ce qu’il se passe à Montevideo n’est pas une signature de la conclusion politique de la négociation ». Si la signature ne vaut pas négociations, force est de constater que les avertissements de la France ne semblent pas être pris en compte par Bruxelles. Le départ de Michel Barnier, qui avait entamé des négociations avec l’Italie, complique davantage la situation. Les mois à venir seront donc décisifs pour l’avenir de cet accord et, plus largement, pour le modèle de libre-échange européen et pour la souveraineté alimentaire.
Qu’importe l’issue de cet accord, ce dernier aura permis de mettre en lumière l’incohérence entre les politiques internes de l’UE et ses accords commerciaux. D’un côté, l’UE continue ainsi d’imposer des restrictions de plus en plus sévères à ses producteurs pour réduire son empreinte écologique. De l’autre, elle ouvre ses marchés à des produits venant de pays qui ne respectent pas ces mêmes principes, créant par là une concurrence déloyale pour les producteurs européens. Ce double standard risque non seulement de nuire à la compétitivité des secteurs économiques européens engagés dans une démarche durable, mais aussi d’affaiblir la souveraineté agricole européenne.
Kenza Lemkadmi
Pour aller plus loin :
- L’agriculture dans la Guerre économique
- La souveraineté alimentaire française : enjeu de puissance
- La France face aux ingérences étrangères : entre «naïveté et déni» selon un rapport parlementaire