Comment l’Allemagne planifiait de dominer le monde par le commerce après la Première Guerre mondiale [1/2]

Les revers de l’économie allemande depuis la crise énergétique de 2022 ont mis en lumière la dépendance du pays aux matières premières étrangères. Loin d’être accidentelle, celle-ci a structuré son histoire économique, ce qui l’a motivée à s’y soustraire en 1915 via le Plan de Guerre Commerciale de l’Allemagne. Ce plan expose divers stratagèmes afin d’asseoir l’hégémonie allemande sur le monde par le commerce une fois la Première Guerre mondiale terminée.

Un manuel allemand de guerre économique pour le temps de paix écrit en temps de guerre

La publication de l’ouvrage Le Plan de Guerre Commerciale de l’Allemagne en 1915 constitue les premières traces écrites de la pensée allemande en matière d’économie de combat. L’affrontement commercial est traité sous l’angle d’une guerre économique du temps de paix. Véritable manuel d’instruction en la matière, il intègre notamment la dimension opérationnelle de la circulation de l’information à tous les niveaux d’action que l’on appellerait aujourd’hui l’intelligence économique.

L’auteur de l’ouvrage, Siegfried Herzog, est un ingénieur-conseil et économiste allemand. Le titre de l’ouvrage peut être traduit comme suit :  L’avenir du commerce d’exportation allemand, hypothèse : l’Allemagne gagne la Première Guerre mondiale. Malgré une diffusion restreinte à la seule Allemagne, les États-Unis ont, les premiers, réussi à se l’approprier afin de le traduire. C’est Herbert Hoover, ministre américain du ravitaillement pendant la Grande Guerre et 31e président des États-Unis (1929-1933) qui a rapidement compris la pertinence de l’ouvrage. En France, la diffusion s’est faite en 1919 grâce à Antoine de Tarlé, ancien polytechnicien et capitaine de l’armée française, qui travaillait comme secrétaire général à la Chambre de commerce de Lyon.

L’œuvre d’Herzog s’inscrit dans le débat allemand du IIe Reich concernant la conquête territoriale et commerciale, notamment pour exporter des produits manufacturés. De fait, au début du XXe siècle, l’enrichissement de l’économie allemande repose sur la capacité exportatrice de son industrie. C’est pourquoi l’Allemagne signa de nombreux traités commerciaux entre 1891 et 1893, avec l’Empire austro-hongrois, l’Italie, la Belgique, la Suisse, l’Espagne, la Serbie, la Roumanie et la Russie. Sa part des exportations manufacturières mondiales en 1913 était de 29.9%, dépassant le Royaume-Uni, berceau de la Révolution industrielle, avec une part de 26.4%. Le triplement de son commerce de 1890 à 1913 a donc permis à l’Allemagne de se hisser au troisième rang du commerce mondial.

Pourtant, ce succès est fragile car les sols allemands sont certes riches en charbon, fer et potasse, mais ils sont pauvres en matières premières essentielles, tant agricoles que minérales, comme le zinc, le plomb et le cuivre. Ces faiblesses rendent l’Allemagne dépendante des importations, si bien qu’en 1913 ces dernières étaient supérieures de 5700 millions de marks aux exportations. La Grande Guerre a aggravé cet état de fait. Le 13 août 1914, dix-sept jours après la déclaration de guerre, le blocus de l’Entente a contraint le IIe Reich à créer le service des matières premières dirigé par Walther Rathenau, futur grand ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar.

La sujétion des industries aux intérêts de l’État allemand

Au fondement de la pensée de Herzog se trouve la notion de « valeur de protection ». Celle-ci est à entendre comme la « valeur des matières premières et articles manufacturés comme moyen de protection pour l’exportation ». Autrement dit, plus l’article manufacturé ou la matière première est « indispensable » au bon développement des exportations allemandes, plus la valeur de protection de l’article est grande. Trois indispensabilités caractérisent la valeur de protection. D’abord, entre en ligne de compte l’indispensabilité aux propriétés physiques et chimiques : tout produit ayant des propriétés physiques et chimiques irremplaçables a une valeur de protection. Ensuite vient l’indispensabilité économique, qui concerne le prix des biens. Enfin, est pris en compte le « degré de supériorité » (qualité, ergonomie, utilité totale) des biens allemands par rapport aux biens étrangers. 

Plus ces biens sont indispensables à l’Allemagne, plus ces derniers doivent être protégés de toutes les sources de danger possibles. L’industrie devrait donc être soumise à l’État. Cette soumission passe par un droit de surveillance de l’État sur les activités industrielles, en échange de privilèges spéciaux (principalement des subventions et des compensations). Ce droit de surveillance se justifierait par les natures respectives des fonctionnaires et des industriels : les uns seraient « personnellement désintéressés, donc sans égoïsme », tandis que les autres seraient « personnellement intéressés, donc égoïstes ». Les demandes faites par les industriels seraient quant à elles tempérées par le désintéressement des délégués de l’État. Plus qu’une simple sujétion, les liens entre les industries et l’État sont intimes. Cela aboutit à une hybridation sociologique, entre les industriels et les délégués de l’État. En effet, grâce à la guerre, les fonctionnaires et les délégués de l’État voient leurs intérêts être alignés, dans l’objectif de rendre l’Allemagne victorieuse. Ces deux forces aux intérêts divergents auraient appris à se comprendre mutuellement et à coopérer dans l’intérêt de l’Empire allemand.

Fort d’un terreau sociologique mêlant industriels et délégués de l’État, la création d’un système de fédérations composés d’industriels et de fonctionnaires devient possible pour protéger l’exportation allemande. Herzog mentionne cinq fédérations, ayant chacune ses objectifs et ses tâches. Par exemple, la fédération commercialo-industrielle se doit d’assurer l’approvisionnement des industries en matières premières et de créer des fonds de garantie et de compensation. Par ailleurs, elle doit collecter et répandre les renseignements obtenus sur les industries étrangères aux hommes d’affaires allemands, ou encore faire connaître les produits allemands à l’étranger. Toutes ces fédérations, composées d’industriels et de délégués de l’État, sont mobilisées pour protéger l’industrie allemande et détruire celle des autres.

Comment éviter la « haine mondiale » par le camouflage

Herzog savait pertinemment que l’image de l’Allemagne sortirait dégradée à l’issue de la Grande Guerre et que cela affaiblirait son commerce mondial. Pour contourner cela, Herzog préconise la ruse et le jeu sur les apparences. Ce dernier repose essentiellement sur le camouflage de tous les aspects germaniques des produits exportés. La vanité allemande, issue de la qualité de sa production et de sa fierté nationale, pourrait nuire à sa puissance économique, en contrariant les consommateurs chauvins. C’est pourquoi sa dissimulation est cruciale. Plusieurs artifices sont employés à cette fin. L’anonymisation des produits et l’effacement de leu « cachet »(style, forme et emballage) est préconisé par Herzog afin de continuer leur exportation. Pour cela, il préconise par exemple que le style et l’emballage des produits, dont la germanité est connue des consommateurs, soient intégralement retravaillés après la guerre. Ainsi, les consommateurs peineront davantage à reconnaitre la provenance du produit. Ils peineront d’autant plus à déterminer la provenance des produits que les exportateurs allemands passeront par les pays neutres pour vendre les produits.

Ce dernier point n’est d’ailleurs pas une simple suggestion de l’auteur, puisque l’Allemagne a effectivement employé ce stratagème en Suisse lors de la Première Guerre mondiale. Cela est relaté par Antoine de Tarlé, dans son ouvrage La préparation de la lutte économique par l’Allemagne, paru en 1919. Antoine de Tarlé évoque le cas de la société métallurgique Metallum, fondée en 1916 à Berne et dirigée par Walter Rathenau, alors haut-fonctionnaire à l’Office des matières premières. Détenue par la Metallgesellschaft, la Berg und Metallbank de Francfort et la Metallurgische Gesellschaft, la mission de Metallum AG était double. D’une part, elle devait centraliser les besoins allemands en produits industriels et en matières premières. D’autre part, elle avait pour tâche de préparer la pénétration économique allemande vers la France et l’Italie. Les industriels suisses, alors en relation avec Metallum (ainsi que les usines métallurgiques de Krupp et Altona), étaient « invitées à prendre l’engagement de laisser exporter, sous le couvert de leur nation, des articles de fabrication allemande similaires à ceux qu’elles fabriquent elles-mêmes ».

Une stratégie d’exportation particulière 

Toutefois, ce camouflage ne se limite pas au produit, puisqu’il s’étend aussi aux acteurs de « L’armée de l’exportation ». Entre autres, ces derniers devraient, d’après Herzog, exceller dans l’apprentissage des langues locales en s’inspirant de l’exemple suisse. Ainsi, ces derniers excelleraient tant dans l’apprentissage des langues qu’ils seraient en capacité de parler celles des autres sans que cela ne trahisse leur appartenance à leur pays d’origine. En apprenant les langues étrangères comme les Suisses, les Allemands pourraient cacher leur germanité. Cette dissimulation se poursuit dans les correspondances écrites et dans les normes de comptabilité. Enfin, les normes des produits exportés vers les pays étrangers doivent respecter les habitudes des étrangers. De surcroît, tout doit être fait pour que le produit soit parfaitement adapté à l’individu. Pour cela, tout ce qui est désagréable au consommateur ou tout intermédiaire inutile doit être supprimé. « Le but général de toute l’activité exportatrice doit être de répondre si bien à tous les désirs de l’acheteur étranger que, malgré sa haine pour l’Allemagne, ses fabriques lui donnent une pleine satisfaction. »

Conscient de la dépendance allemande chronique aux matières premières, Siegfried Herzog a exposé des stratagèmes reposant sur le camouflage qui permettent aux exportateurs allemands d’éviter la haine mondiale. Toutefois, l’exportation allemande ne peut reposer uniquement sur le camouflage pour s’imposer aux pays vaincus : elle doit aussi employer la force.

Yann Riveron et Clément Bodin

Pour aller plus loin :