En à peine deux ans, l’Italie a surpassé la Corée du sud et le Japon en se hissant à la quatrième place des exportations mondiales. Ses 650 milliards de produits exportés démontrent le dynamisme du modèle italien en Europe, alors que la France est en déficit commercial chronique depuis 2002 et que le modèle allemand est remis en cause par les prémisses d’une désindustrialisation.
Une base industrielle solidement ancrée dans les territoires
Le commerce d’exportation de l’Italie repose sur la force de son industrie qui représente 18.1% du PIB en 2024. Le tissu productif italien est organisé en deux cents districts industriels (distraiti) où travaillent près de 2 000 000 de personnes employées dans 280 000 entreprises. Bien que présents dans tout le pays, les districts se concentrent dans le triangle industriel Turin-Milan-Gênes ainsi que dans les régions du Nord-Est (Vénétie, Frioul-Vénétie julienne) et du Centre (Émilie-Romagne, Toscane, Marches). À la différence des autres régions italiennes du sud, les districts du nord disposent de meilleurs réseaux d’infrastructures, d’un meilleur emploi des capitaux personnels mais surtout d’une culture entrepreneuriale familiale, de capacité d’innovation technologique et d’un savoir-faire artisanal de qualité parfois hérité du Moyen-Âge.
Chaque district constitue une aire de production autogérée essentiellement composée de petites ou moyennes entreprises (PME). Elle est intégrée dans la société locale et spécialisée dans un type de production précis dans des secteurs très variés. Les districts du nord-ouest excellent dans le textile (Biella), la bijouterie (Valenza, Arezzol), les meubles (Brianza), les jeux pour enfant (Côme), les armes et la robinetterie (Brescia) et la haute technologie (Ligurie). Ceux du nord-ouest s’illustrent dans la lunetterie (Agordo), la verrerie (Murano), le carrelage (Sassuelo), les chaussures (Montebelluna) et les machines-outils dans toute l’Émilie-Romagne. Les districts du centre-nord brillent dans les secteurs de la pharmacie (Pomezia-Latina), de la laine (Prato), de la maroquinerie (Florence), du marbre (Carrare), du papier (Ancôme), de la porcelaine (Deruta), du tricot (Carpi), des pâtes alimentaires et du jambon (Parme), des accordéons (Castefidardo). Quant aux districts du sud, leur production se spécialise dans l’agroalimentaire (Salerne, Naples), les chaussures (Barletta, Casarano) et l’aérospatial (Naples, Pomigliano d’Areo).
L’écosystème de chaque district industriel se caractérise par un fort ancrage socio-culturel qui favorise la diffusion rapide du savoir-faire et la création d’une identité industrielle commune. La distance moyenne d’approvisionnement en leur sein n’est que 116 kilomètres en 2021, contre 130 kilomètres à l’extérieur des districts. De la même manière, il y avait en moyenne 70,7 brevets pour 100 entreprises, contre 51,5 pour celles situées en dehors des districts. Les PME et entreprises de taille intermédiaire (ETI) des districts sont à la fois alliées et concurrentes. Si elles collaborent pour répondre à une demande internationale complexe, elles vont se disputer certains contrats. Ce cercle vertueux d’avantages compétitifs favorise l’internationalisation des entreprises. À cet égard, en 2021, on comptait en moyenne 29 filiales étrangères pour 100 entreprises contre 19 pour celles en dehors des districts tandis que la part des entreprises qui exportent était de 62.1% contre 52.2 % pour celles situées à l’extérieur des districts.
Les facteurs à succès de l’expansion commerciale italienne dans le monde
La projection du commerce italien vers l’extérieur trouve ses racines dans l’histoire des villes marchandes d’Italie dès le Moyen-Âge. Qu’il s’agisse des Lombards dans les foires de Champagne ou bien des Républiques maritimes de Venise, Gênes et Amalfi, tous se sont enrichis grâce aux échanges commerciaux avec l’Europe et la Méditerranée. Cela étant dit, l’explication principale de ce phénomène réside dans la faiblesse de la demande du marché intérieur italien. Depuis 2000, la croissance du PIB italien a rarement dépassé les 2 %.
De ce fait, le mélange hétéroclite des spécialisations des districts italiens répond à de multiples demandes. Cet effet « tutti fruti » se traduit par l’indice de concentration des produits exportés (Herfindahl-Hirschman) le plus faible au monde. Cette grande variété de produits permet à l’Italie de compenser les changements de la demande mondiale en garantissant la stabilité ou l’accroissement général des exportations. En 2024, ces dernières sont réalisées par un noyau d’environ 9000 à 27 000 entreprises de moyenne et grande taille comptant entre 50 et 1999 salariés avec une productivité qui leur permet de se déployer sur les marchés internationaux. Elles sont responsables des trois quarts des exportations manufacturières ; 12% des exportations sont réalisées par un autre petit groupe d’entreprises de plus de 2000 salariés à l’image de Stellantis, Barilla, Pirelli, Ferrero ou encore Luxottica.
La compétitivité des exportations italiennes est renforcée par les initiatives de l’État pour moderniser l’appareil industriel et garantir le « Made In Italy », comme en témoigne le fait d’avoir renommé le ministère des entreprises pour y intégrer ce terme. Même si symbolique, l’État italien entend faire de l’industrie italienne un atout stratégique à défendre pour enrichir le pays. Dans la pratique, l’industrie s’est robotisée et numérisée grâce au programme Impresa 4.0 promulgué depuis 2018 et qui octroie des mesures financières très favorables. En 2023, l’Italie compte 23 000 robots industriels, soit plus qu’aux États-Unis et en France.
La performance de l’industrie italienne à l’export tient aussi à une stratégie très rentable consistant à se positionner sur le haut de gamme plutôt que sur la quantité. De la même façon, les entreprises italiennes de l’ingénierie mécanique et des systèmes d’automatisation sont très bien intégrées dans les chaînes de valeur des pays étrangers, Allemagne en tête. En effet, de très nombreuses entreprises allemandes sont fortement dépendantes de fournisseurs industriels d’Italie du nord dans les secteurs de la chimie, de la pharmacie, de la construction mécanique et de la construction automobile. C’est l’une des raisons majeures qui a poussé l’Allemagne à opérer un revirement à 180° de sa politique budgétaire frugale en acceptant le plan de relance européen de 500 milliards d’euros en 2020, moyennant un emprunt fédéralisé. En Europe, la crise du covid avait démarré en Italie du nord et menaçait l’industrie italienne de disparition à moyen-long terme à cause de l’arrêt indéterminé des chaînes de production. Cela aurait eu un impact très négatif pour l’économie allemande. À contre courant des délocalisations, ce modèle a enrichi les filières italiennes locales et les a protégées de la montée en puissance chinoise depuis 2000, excepté dans les secteurs de la chimie de base et de l’électroménager.
La conquête des marchés mondiaux et ses relais
Traditionnellement, les exportations italiennes sont tournées vers ses voisins européens proches comme le montrent ses cinq principaux partenaires commerciaux en 2023 : Allemagne (11.9 % des exportations totales), États-Unis (10.7%), France (10.1%), Espagne (5.3%), Suisse (4.9%). Pourtant les 45.13 milliards d’euros d’excédent commercial à la date d’octobre 2024 ont été portés par la croissance de ses exportations aux États-Unis et dans les pays du Golfe. Entre août 2023 et 2024, les États-Unis étaient le deuxième marché du Made In Italy avec des exportations d’une valeur de 67,2 milliards d’euros. Quant à l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, les exportations italiennes ont une croissance à deux chiffres en 2024. De manière plus large, le statut de quatrième puissance commerciale du monde tient à une avant-garde composée de 110 produits qui relèvent de sept macro-secteurs, « I manifici 7 » : mode, appareil mécanique & machine, mobilier & matériaux de construction, produits métalliques, alimentaire & vin, yachts & autres équipements de transport. À cela s’ajoutent les véhicules spéciaux et les voitures sportives de luxe. Au total, 91 produits d’excellence qui lui permettent d’avoir un avantage compétitif sur ses concurrents, d’autant que les entreprises italiennes bénéficient d’appuis précieux pour exporter.
L’Italie dispose d’un ensemble d’organismes publics et semi-publics présents dans le pays et à l’étranger qui aident les entreprises italiennes à conquérir des marchés. Le bras opérationnel de l’État italien est l’institut national pour le commerce extérieur (ICE) qui est sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères et de ses 130 ambassades et 83 consulats dans le monde ainsi que du ministère des Entreprises et du Made in Italy. L’objectif de l’ICE est de promouvoir le commerce extérieur. À travers ses Export Flying Desks présents dans toute l’Italie, elle offre des formations sur la protection de la propriété intellectuelle, l’e-commerce, la grande distribution afin d’aider les entreprises du Made In Italy à se protéger et à trouver des marchés. À l’étranger, l’ICE promeut des produits italiens en coordonnant la participation des entreprises à des foires ou des salons. Parallèlement, le Services d’Assurance du Commerce Extérieur (SACE) couvre le risque des entreprises par les assurances-crédit et des garanties financières pour sécuriser les transactions dans les pays étrangers. Elle fournit aussi des informations économiques sur les tendances des marchés et crée des contacts sur place. En 2024, le SACE a organisé plus de 200 rencontres impliquant 7000 entreprises italiennes avec 34 contreparties étrangères. En outre, la Société Italienne pour les Entreprises à l’Étranger (SIMEST) aide les entreprises à s’implanter à l’étranger au moyen de financement en capital. À ce titre la SIMEST a octroyé 6213 millions d’euros de financement de soutien à l’exportation en 2023 notamment dont DFV, Rizoma et SACMI ont bénéficié. Pour se rapprocher de ses entreprises, la SIMEST dispose d’un réseau de 93 bureaux à l’étranger répartis sur tous les continents.
D’autres relais à l’étranger aident les entreprises du pays à conquérir des débouchés. En 2024, des organisations privées comme le réseau des 86 chambres de commerce jouent un rôle fondamental pour renforcer la présence des entreprises italiennes dans 63 pays. De plus, le réseau se compose de 20 000 membres dont 88% d’entreprises locales qui créent 300 000 contacts professionnels. La promotion du Made in Italy à l’étranger et la création de réseaux d’affaires sont réalisées par les Italiens expatriés ainsi que les descendants de l’immigration italienne communément appelés « oriundi ». Ces derniers seraient 80 millions, principalement aux Amériques et en Europe : 27.2 millions au Brésil (15% de la population), 25 à 30 millions en Argentine (60 à 70 % de la population), 17.3 millions aux États-Unis, 4 millions en France, 1.5 au Canada et 1.2 en Uruguay. Le ministre des Entreprises et du Made in Italy, Adolfo Urso, fait du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay, des cibles prioritaires comme relais de croissance en Amérique latine en raison du rôle significatif qu’ont les descendants d’Italiens dans le monde économique de ces pays.
Les faiblesses structurelles du modèle italien
Parmi les faiblesses structurelles de l’industrie italienne, celle des ressources humaines est incontournable. Depuis 2014, la population active âgée de 15 à 64 ans a diminué de 1.6 millions de personnes alors que le besoin global en main d’œuvre sera d’environ 3.6 millions en 2028. En 2023, un quart des entreprises de taille moyenne et 35% des grandes entreprises sont engagées dans un processus de renouvellement générationnel. Cet “hiver démographique” s’explique par un taux de fécondité de 1.24 enfants par femme tandis que la population italienne vieillit. De la même façon, l’Italie connaît une hémorragie de jeunes diplômés : 550 000 sont partis entre 2011 et 2023 vers le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Suisse et la France. Cette fuite des cerveaux a fait perdre 134 milliards d’euros à Rome en treize ans. Ce manque de personnel qualifié qui touche tous les secteurs affecte aussi l’industrie, laquelle cherche 699 000 travailleurs capables de maîtriser les technologies liées à l’intelligence artificielle, au Big Data et aux robots.
La question des secteurs d’avenir associés à la high-tech a aussi son importance pour la compétitivité des entreprises et les exportations. L’Italie est désavantagée dans presque toutes les catégories des technologies avancées, sauf les biotechnologies rattachées au secteur pharmaceutique. Le poids des catégories des technologies de l’information et de la communication et de l’électronique dans les exportations italiennes représente un quart de la moyenne mondiale. Dans les catégories des biotechnologies et de l’aérospatial, c’est la moitié. Quant aux technologies avancées pour l’avenir, l’Italie dispose de plus de 260 entreprises dans l’intelligence artificielle et 10 entreprises actives dans le quantique. Cette base technologique est encore modeste comparée aux autres pays développés, notamment à cause du manque d’investissement de l’État et des entreprises. En 2023, Rome n’a investi que 990 millions d’euros au total dans l’intelligence artificielle, alors que les investissements étaient de 11 milliards en France, 16 milliards en Allemagne, 29 milliards au Royaume-Uni et 427 milliards aux États-Unis. Dans le quantique, les fonds italiens de capital-risque ne sont que de 12 millions d’euros en 2023-2024 alors que ceux de la France montent à 255 millions sur la même période.
Énergie, matières premières, débouchés : l’Italie sous pression
En matière de dépendance, le commerce d’exportation italien est aujourd’hui fragilisé dans le fonctionnement et la compétitivité de sa production. L’Italie a le plus haut degré de dépendance énergétique d’Europe, égale à 74.6% en 2023. Plus de la moitié de la consommation finale en 2024 provenait du pétrole (39.8%) et du gaz naturel (27.1%), rendant le pays dépendant des importations d’hydrocarbures d’Algérie, d’Azerbaïdjan, d’Angola et d’Égypte. Le coût de l’énergie en Italie est de 10.1% plus élevé qu’en France, 13.4% de plus qu’en Allemagne et 44.4% de plus qu’en Espagne. Pour compenser cette dépendance énergétique, le gouvernement italien a adopté une feuille de route pro-nucléaire alors que les centrales ont été fermées à la suite d’un référendum en 1987. Le plan de relance nucléaire italien prévoit d’investir 46 milliards d’euros de 2030 à 2050 dans une nouvelle société dirigée par Enel (51%), Ansaldo Nucleare (39%) et Leonardo (10%). La production industrielle est aussi affectée par les importations de matières premières critiques qui représentent 690 milliards d’euros et concernent 32% du PIB italien. Au nombre de dix-sept, les matières premières critiques sont importées de Chine (23%), des États-Unis (10 %), L’Inde et la Turquie (8 à 10 %), l’Ukraine et la Suisse (1 à 4%). Les secteurs les plus vulnérables sont dans l’ordre : le transport (sidérurgie), les produits chimiques et l’énergie, les technologies de l’information et de la communication et l’agroalimentaire. Face au danger, le gouvernement italien a adopté un décret en juin 2024 visant à réduire considérablement les dépendances en matières premières critiques. Plusieurs mesures sont en cours d’application : réouverture de mines sur le territoire italien, veille sur les chaînes d’approvisionnement, mise en place du recyclage des matières premières préexistantes.
Du côté de ses débouchés, le premier client de l’Italie, l’Allemagne, traverse une stagnation quasi structurelle de son économie depuis la fin des importations de gaz russe au déclenchement de la guerre en Ukraine. En 2023, les exportations italiennes vers l’Allemagne ont baissé de 3.6% par rapport à 2022. Au deuxième trimestre de 2024, le PIB allemand a chuté de 0.1% confirmant une stagnation prolongée. Cela affecte les exportations des secteurs de la pharmacie, de la chimie, de la mécanique et de la sidérurgie de l’Italie du nord notamment la Lombardie, la Vénétie, l’Émilie-Romagne, le Piémont et le Trentin-Haut-Adige. De l’autre côté de l’Atlantique, le futur président américain Donald Trump entend augmenter les droits de douane de 10 à 20% sur les produits européens. Cette annonce du deuxième client de l’Italie entraînerait une baisse des exportations de 16% vers les États-Unis. Ces tensions commerciales poussent l’État, le patronat et la SACE à réorienter leurs activités vers des pays à forte croissance, dits “GATE” (Growing, Ambitious, Transforming, Emerging). Il s’agit des marchés émergents dynamiques où les entreprises italiennes doivent investir : Chine, Inde, Singapour, Vietnam, Émirats Arabes Unis, Arabie Saoudite, Turquie, Serbie, Égypte, Maroc, Brésil, Colombie, Mexique, Afrique du Sud. Les exportations italiennes vers ces marchés pourraient atteindre jusqu’à 95 milliards d’euros en 2027.
En Italie, le concept de « l’entreprise sans usine » (fabless) n’a pas cours. L’industrie est ancrée dans les territoires et se projette à l’extérieur pour conquérir des parts de marchés grâce à une offre variée et de qualité. Malgré ses faiblesses, le modèle italien est un succès. Alors que la France accuse près de 80 milliards de déficit de sa balance commerciale en 2024, ne devrait-elle pas s’inspirer de l’Italie pour rattraper son retard ?
Yann Riveron
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