Représentant plus d’un tiers du marché mondial du luxe, la Chine a connu en 2024 une forte chute de sa consommation, enregistrant sa plus basse croissance économique depuis 3 décennies. Après des années de consommation avide d’un « luxe à la française », le secteur fait face à plusieurs défis conjoncturels et structurels qui remettent en question son modèle de croissance. Marquée par un changement des habitudes de consommation chinoises, la France pourrait perdre du terrain sur le soft-power que lui confère son industrie du luxe.
Un ralentissement de la croissance qui pèse sur le contexte économique et social chinois
Après de nombreuses crises, la Chine voit sa croissance se réduire petit à petit. La crise de l’immobilier, qui dure depuis 2020, est un facteur majeur du ralentissement progressif de l’économie chinoise. Il a poussé le FMI à revoir à la baisse ses prévisions de croissance pour le géant asiatique en 2024, malgré une croissance de 5% effectuée. Le secteur immobilier a par ailleurs longtemps représenté plus d’un quart du PIB d’une Chine. Mais les mesures prises à partir de 2020 ont entraîné un durcissement des conditions d’obtention d’un crédit pour les promoteurs immobiliers et ont fortement impacté le secteur. De plus, les collectivités locales chinoises subissent un endettement de plus de 5000 milliards d’euros.
Une période de crise financière accentuée par une reprise économique post-Covid moins fulgurante que prévue. À cette situation s’ajoute un taux de chômage anormalement élevé chez les jeunes populations chinoises. Il en résulte une santé économique chavirante et une baisse du pouvoir d’achat global. Cet affaiblissement du patrimoine des ménages provoque des changements structurels dans les habitudes du consommateur chinois.
Changement dans les habitudes de consommation de produits de luxe en Chine
Pour répondre aux défis de cette situation budgétaire et économique dangereuse, le gouvernement chinois a fait le choix d’investir 1000 milliards de yuan dans son économie (133 Milliards d’euros). Un choix qui viserait officiellement à relancer la consommation des ménages. Mais les bénéfices engendrés par cette décision vont « probablement porter vers le remboursement des hypothèques ou vers l’épargne en Chine » selon Carole Madjo, auteur d’une étude sur le luxe et analyste chez Barclays. En somme, une baisse prévue des dépenses qui n’arrange pas les affaires des marques de luxe françaises.
De plus, si le marché du luxe a souffert en 2024 et risque de peiner à voir le bout du tunnel dans les années à venir, c’est également en raison d’une réorientation de la consommation chinoise dans le domaine des vêtements. Les consommateurs chinois se détournent progressivement des marques du luxe pour des catégories plus usuelles, comme le sportswear ou la beauté. Un secteur performant qui retrouve un sens chez les consommateurs, dans une période où le pouvoir d’achat est à la baisse, et où le gouvernement cherche à prôner la sobriété.
En restant dans le domaine du luxe, il est nécessaire de noter que les consommateurs chinois préfèrent les produits de seconde main aux produits neufs, justifiant ainsi la croissance du marché des produits de luxe d’occasion. Ce marché très prisé nécessite tout de même un capital financier important. La hausse des pingti, produits de contrefaçon chinois, vient combler ce besoin de capital en proposant des biens qui reproduisent les signatures des marques de luxe (à l’exception du logo), pour des prix 10 fois inférieurs aux originaux.
En plus des nouveaux marchés moins coûteux, il y a également une réticence progressive à s’engager sur le marché du luxe pour deux raisons. En premier, ce que Frédéric Grangié, président de la division horlogerie et joaillerie de Chanel, appelle la « fatigue du luxe ». Ensuite, un agacement lié au fait d’être « harcelé » par le monde du luxe et sa publicité, de plus en plus tournés vers l’amélioration de l’image personnelle et les achats ostentatoires. Un facteur plus durable et structurel que les autres causes de la baisse de la consommation (situation économique, contrefaçons…).
Cette situation est également intensifiée par une recherche de sens chez les consommateurs (notamment les plus jeunes) dans leurs achats. Il y a donc un changement dans la clientèle chinoise qui se met à privilégier les expériences physiques, bien que temporaires, aux biens du luxe (hôtellerie, voyages, services personnels, tourisme). Une recherche de sens qui va de pair avec un sentiment grandissant de « honte du luxe », annonçant la fin des signes ostentatoires de richesse et d’un luxe français synonyme de réussite sociale. Si le luxe a toujours été un symbole ostentatoire d’image, d’élégance et de sérénité, il est nécessaire d’éviter un décrochage entre les plus aisés et la classe moyenne. Ce constat rejoint les directives officielles vues ci-dessus prônant la sobriété plus que l’étalage.
Les impacts de la baisse de l’économie chinoise sur le luxe français
L’absence globale de volonté chinoise de consommation affecte particulièrement le domaine du luxe. Aujourd’hui, les consommateurs chinois représentent plus d’un tiers du marché du luxe. Il est donc aisé d’imaginer la réalité de l’impact qu’a pu avoir une baisse de la consommation chinoise sur les marques de luxe français. Le groupe phare de Bernard Arnault, LVMH, a perdu 6% de ses ventes sur le continent asiatique au premier trimestre 2024. Le chiffre d’affaires global de la marque a perdu 2% de sa valeur, sur les 9 premiers mois de 2024, en raison de la chute de la division maroquinerie. Cette dernière ayant vu ses ventes de prêt-à-porter glisser de 5% par rapport à 2023. Sur le dernier trimestre 2024, LVMH chute encore avec 4,4% de baisse globale de ses ventes, faisant plonger son cours de 5%. De son côté, le groupe Kering et sa marque phare Gucci sont également en récession. Le groupe a perdu 15% de son chiffre d’affaires trimestriel entre 2023 et 2024. Le groupe est tiré vers le bas par Gucci qui a perdu 26% de ses ventes sur l’année 2024. Il semble important de préciser que cette baisse est également généralisée aux marques de luxe européennes et non-françaises (Bottega Veneta, Rolex…). De manière générale, les marques de luxe subissent la tempête provoquée par l’absentéisme chinois.
Face à cette baisse, les marques de luxe tentent d’éponger leurs fuites. Pour pallier au manque de consommation chinois, certaines marquent visent des marchés asiatiques plus prospères. En effet, le Japon est le seul pays où les ventes de LVMH n’ont pas baissé sur l’année 2024. Le groupe mise aussi sur la Corée, la Thaïlande ou l’Indonésie, pays avec un recul de la consommation moins prononcé. Les marques plus modestes de luxe (Céline par exemple), ont dû baisser leurs prix de vente afin de diminuer leurs pertes. Malgré la prévision d’un ralentissement du luxe jusqu’en 2027 selon le cabinet McKinsey, certaines marques sortent leur épingle du jeu et pourraient devenir des modèles à suivre. La marque Hermès va à l’encontre de la tendance et voit son chiffre d’affaires global augmenter de 10% au troisième trimestre 2024 (Hermès voit ses ventes grimper de 10% au 3e trimestre). L’occasion pour le groupe d’ouvrir une boutique de 1000m² à Shenzhen, et d’en prévoir deux autres prochainement à Pékin et Shenyang. Ceci en opposition à la « baisse de trafic observée depuis la fin du Nouvel An » (NDLR : Nouvel An chinois de 2024), compensée, toujours selon Eric du Halgouët, par une hausse globale de la dépense moyenne par client.
En somme, une fidélisation de la clientèle Hermès qui permet au groupe de garder la tête hors de l’eau. Fait notable, Richemont, 3ème groupe mondial du luxe, a pourtant également dépassé les prévisions de 1% avec une croissance de 10% sur le bilan du dernier trimestre. Les marques de luxe en joaillerie sont de manière générale plus intemporelles que le « luxe doux » (maroquinerie, luxe vestimentaire), et donc plus résilientes en période difficile. La renaissance de ces marques pourrait annoncer le réveil de l’industrie du luxe français. En effet, malgré une année 2024 difficile, LVMH a récemment publié des résultats supérieurs aux attentes, avec une croissance de 1% sur l’année 2024. Cette croissance est largement portée par la hausse des ventes en Europe et aux États-Unis, et camoufle un bénéfice net en chute pour l’entreprise, à hauteur de 17% sur l’année 2024.
L’industrie du luxe est-elle encore un outil d’influence culturelle à la française ?
Le secteur du luxe français joue un rôle majeur dans l’extension de l’influence française à l’échelle internationale. Et ce depuis l’avènement d’une mondialisation des flux de biens et de capitaux. Le soft-power français s’illustre par la position française de leader du marché du luxe. La France est un acteur majeur de l’industrie, avec plusieurs entreprises/groupes français dans les leaders mondiaux (LVMH, Kering, L’Oréal, Hermès…). Cette position dominante lui permet d’exercer une influence considérable sur les codes de l’industrie et sur le marché de la mode. Cependant, cette relation de domination n’est pas unilatérale puisque le pays dépend aussi de l’industrie du luxe dans son économie interne et sa balance commerciale.
Cette domination sur le marché du luxe permet aux entreprises du luxe d’être associées à l’ « art de vivre à la française ». Mais aussi aux valeurs de savoir-faire et d’élégance. Ces mœurs sont portées par le storytelling des marques de luxe françaises, et permettent une représentation, parfois idéalisée, de la culture française. Ce qui implique une implantation idéalisée des valeurs/coutumes françaises dans la tête du consommateur, participant au soft-power. On propage ainsi, à travers de la vie de Coco Chanel, des malles de Louis Vuitton ou du Champagne Dom Pérignon, une symbolique française de mode et de savoir-être. Ces marques contribuent ainsi à diffuser la culture française dans le monde entier. La culture devient un motif de tourisme pour des voyageurs qui se font une idée d’un mode de vie à la française.
Enfin, les actions offensives du luxe français, comme le rachat de la marque Tiffany par LVMH, renforce la position du luxe français dans l’industrie, et donc le soft-power tricolore. Cette acquisition est un exemple de la manière dont l’industrie du luxe permet à la France d’étendre son influence. Ce moyen d’action n’est pas unique à l’industrie du luxe. Ces actions offensives sont renforcées par un soutien économique et politique du gouvernement français, qui sait combien l’industrie du luxe est importante pour l’économie du pays. Une industrie soutenue politiquement qui représente, en plus, une part importante du PIB, un avantage comparatif dans la balance commerciale et plus de 25% des entreprises du CAC 40 (en 2019).
Si dans l’Empire du Milieu l’image de la France fascine, c’est donc en grande partie grâce au luxe. Une fascination entretenue par les défilés des maisons et la propagande d’un mode de vie à la française qui ravissait jusqu’alors une clientèle chinoise aisée. En somme, la prospérité des valeurs et des clichés français, comme le romantisme ou l’élégance, qui poussait auparavant à la consommation ou au tourisme, se trouve aujourd’hui affectée par une crise du marché du luxe français en Chine. Prise dans une économie chinoise turbulente et une situation sociale qui met au défi le modèle d’offre du luxe français, l’industrie française du luxe doit choisir dans quelle direction s’orienter pour rester dans la course. Faut-il attirer de nouveaux clients ou promouvoir une vision élitiste en s’adressant à une clientèle haut de gamme ?
Enzo Dupin
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