Enjeux et défis de la culture du renseignement dans la mise en œuvre d’une politique de sécurité

L’Assemblée nationale étudie actuellement un projet de loi pour étendre la surveillance algorithmique des conversations afin de déceler les comportements suspects. Cette mesure, jusqu’alors réservée à la lutte anti-terroriste et à la lutte contre le narcotrafic, est décriée par ceux qui y voient une technique invasive apparentée à une surveillance de masse. Au-delà du débat sur les libertés individuelles, cette évolution pose la question plus large de la culture du renseignement dans la société française et de sa place au sein d’une politique de sécurité. 

Le renseignement, un pilier fondamental dans la politique de sécurité

L’importance du renseignement, de quelque type soit-il, oblige de facto les États à en faire un des principaux piliers de leur politique de sécurité. Parue dans une nouvelle version en 2019, la Stratégie nationale du Renseignement ( SNR ) s’attarde à définir la vision française du renseignement et les grandes lignes qui caractérisent le renseignement français pour les années à venir. Dans cette feuille de route, les grands enjeux sont actualisés à partir d’un constat clair de l’environnement sécuritaire et géopolitique mondial.

Les missions attribuées par la SNR aux services de renseignement français témoignent de la pluralité et de la diversité des risques qui pèsent sur le pays et sur ses acteurs. Parmi les grandes menaces exposées se trouvent : le terrorisme (islamiste, extrémiste, étatique, etc.), les crises et les risques de ruptures majeures qu’il faut anticiper (bouleversements internationaux, crises économiques, sociales, etc.), l’économie nationale qu’il faut défendre et promouvoir, les menaces transversales (cyber, ingérences étrangères), la criminalité organisée et, enfin, la prolifération des armements.

Lorsque la France fut secouée, il y a maintenant dix ans, par une vague d’attentats particulièrement meurtriers, les mesures prises après coup par le gouvernement français avaient suscité des inquiétudes chez certains compatriotes. Ces derniers qui voyaient, à travers la prolongation de l’état d’urgence et la loi sur le renseignement du 24 juillet 2015, le début d’une dérive des autorités étatiques vers une surveillance abusive. Ces contestations, bien que minoritaires, illustrent les difficultés occasionnées par leur mise en œuvre.

Développer une culture du renseignement dans les institutions et entreprises

Jusqu’à quel point développer une culture du renseignement au sein des institutions et des entreprises peut représenter un véritable défi culturel ? À l’inverse des sociétés britanniques ou de la société japonaise, le renseignement, défini « comme l’ensemble des connaissances, des structures et des pratiques caractéristiques de notre société » ne fait pas parti de la culture française. Pourtant, dans un monde ultra-compétitif marqué par la guerre économique, et dans la mesure où tous les secteurs sont concernés par les enjeux avancés plus haut, le renseignement est plus que jamais un impératif catégorique d’action. En effet, le renseignement concerne autant l’entreprise que la défense ou la police, les groupes que les unions ou les États, et jusqu’à des secteurs très éloignés comme le tourisme. L’enjeu principal est de sensibiliser et de former les acteurs, en particulier les dirigeants. Leur faire accepter cette notion de renseignement, qui reste malgré tout rattachée dans la conscience collective à des jeux d’ombres inévitables, est essentiel.

La démarche passe par la mise en place de structures adaptées, que ce soit par la naissance de nouveaux acteurs, d’organismes ou par la création au sein des acteurs déjà existants de cellules d’intelligence économique, dont la dynamisation est nécessaire. La création de l’Académie du Renseignement en 2010, du Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économiques (SISSE) en 2016, ou encore l’intégration en 2024 par l’ADIT de Défense Conseil International pour consolider sa position dans le domaine de l’intelligence stratégique, tous participent à leur échelle au développement d’une culture du renseignement au sein des institutions et des entreprises françaises.

La formation et la sensibilisation des dirigeants et des professionnels à la culture du renseignement s’est renforcée en France à travers plusieurs institutions spécialisées, telles que l’École de Guerre Économique. Fondée en 1997, l’EGE propose des formations en matière d’intelligence économique et de maîtrise de l’information. Autre exemple, l’Institut des hautes études du ministère de l’Intérieur ( IHEMI ) s’adresse aux responsables de la sécurité, aux praticiens de l’intelligence économique ainsi qu’aux cadres supérieurs et dirigeants des secteurs public et privé. Il vise à fournir des compétences pour établir des diagnostics et mettre en place des politiques de prévention et de maîtrise des risques.

Quel cadre légal pour le renseignement en France ?

À l’instar de la sécurité, de la police ou de la diplomatie, le renseignement est une fonction régalienne, entourée d’un cadre légal adapté aux pratiques du renseignement. La loi relative au renseignement du 24 juillet 2015 constitue le socle de cet encadrement législatif. La loi prévoit que « les services de renseignement peuvent être autorisés, par le Premier ministre, à mettre en œuvre des techniques destinées à recueillir des renseignements […] des écoutes téléphoniques, des captations d’images dans un lieu privé, des captations de données informatiques […] l’introduction dans un lieu privé, y compris l’habitation, afin de poser ou de retirer un dispositif de balisage ou d’enregistrement ». Les finalités pouvant justifier la mise en œuvre de ces techniques sont multiples et variées, de la prévention de la criminalité et du terrorisme à la défense des intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs du pays, en passant par la préservation de l’intégrité du territoire national.

D’autres lois viennent renforcer la législation autour du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, notamment la loi du 30 octobre 2017 dit loi SILT, qui instaure un nouveau régime légal de surveillance des communications hertziennes, celle du 30 juillet 2021 qui pérennise et renforce certaines mesures des lois précédentes, ainsi que celle du 25 juillet 2024 concernant les ingérences étrangères.

L’équilibre entre renseignement et libertés individuelles

Certaines de ces pratiques autorisées sont susceptibles de provoquer des contestations auprès de la population, car elles touchent à des aspects fondamentaux des libertés individuelles et de la vie privée. De par leur nature extraordinaire, les actions des services de renseignement dans le cadre d’une politique de sécurité peuvent paraître opaques, disproportionnées ou même liberticides, relevant d’une surveillance abusive. L’un des défis principaux est d’en faire accepter ses méthodes à la population sans pour autant perdre la confiance des citoyens envers les politiques, attiser les théories conspirationnistes, et in fine apparaître comme un outil de surveillance disproportionnée tiré d’une œuvre orwellienne.

La mise en place et le prolongement de l’état d’urgence à la suite des attentats du 13 novembre 2015 illustre les répercussions sociales et politiques de ces mesures, adoptées souvent au détriment des libertés publiques. Aux termes de la loi qui l’instaure, l’état d’urgence marque un transfert de compétences de l’autorité judiciaire dans un cadre répressif vers l’administration policière dans un cadre préventif. En ce sens, l’état d’urgence marque un basculement de l’équilibre des pouvoirs du judiciaire vers le politique.

Après six mois d’état d’urgence, le bilan est très mitigé au regard de la portée théorique et attendue d’une telle mesure. Si le nombre de perquisitions est important (3 400 au 24 février 2016), seules cinq procédures ont été ouvertes par le parquet antiterroriste, soit 0,15 % de perquisitions positives. Il montre en outre que les fichiers de renseignement qui ont servi de base aux perquisitions étaient pour une grande partie erronés ou peu fiables, ce qui pose la question de leur validité au regard du soupçon illégitime qu’ils font peser sur des personnes au regard de la présomption d’innocence.

Face à ces excès, une large contestation émerge de divers acteurs : syndicats, politiques, médias, avocats et associations de défense des libertés publiques, mais aussi des instances judiciaires telles que la Cour de cassation et les cours d’appel. Cette opposition culmine avec la démission de la ministre de la Justice Christiane Taubira en janvier 2016, marquant son profond désaccord avec la politique menée par l’exécutif. Les critiques dénoncent une atteinte aux libertés fondamentales et réclament la fin de l’état d’urgence.

Bien que l’échec de la politique de sécurité et des services de renseignement concernant les attentats de 2015 alimente une perception négative, cette critique demeure minoritaire tant dans l’opinion publique que parmi les responsables politiques. Cependant, si la politique de sécurité est de plus en plus contestée à travers une expression citoyenne observable, la majorité des Français reste favorable aux mesures adoptées par les dirigeants.

Défis et perspectives pour une meilleure intégration du renseignement dans la politique de sécurité

 La loi du 24 juillet 2015 montre qu’un effort a été porté au niveau du renseignement technique, au point d’en faire une priorité. Or, ce type de renseignement relève pour l’essentiel de l’interception des communications entre individus et groupes d’individus, ce qui pose question de la gestion du volume croissant de données, qui nécessitera inévitablement certaines capacités en matière de big data et en intelligence artificielle pour analyser efficacement les informations collectées et identifier les menaces.

La coordination et le partage du renseignement entre les acteurs, que ce soit entre les différentes agences nationales, les partenaires internationaux ou dans le monde des entreprises pour faire de l’intelligence économique, sera essentielle. Elle passera notamment par la mise en place de protocoles communs, d’outils interopérables et d’une certaine coopération pour améliorer la réactivité et l’efficacité des dispositifs de sécurité face à des menaces de plus en plus transnationales et sophistiquées.

Club Défense de l’AEGE

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